LES DERNIERS COMBATTANTS
Enfant, on a tous connu cette impression troublante : nous sommes dans le train, il démarre et nous avons le sentiment que c’est le quai de la gare qui se déplace.
Nous sommes aujourd’hui dans le train. Sur le quai, ceux qui continuent à se laver les mains frénétiquement, qui portent un masque en toute occasion, qui respectent la distanciation physique. Ceux qui n’ont pas oublié la morgue de Rungis, la courbe des décès, les hôpitaux épuisés. Ceux qui regardent les régions dans lesquelles l’épidémie progresse encore, celles où l’on se reconfine.
Il n’y a pas si longtemps, ces gens étaient nos frères, nos consciences, nos modèles. Ce n’est plus le cas. Ils n’ont pas bougé d’un pouce mais ils nous semblent maintenant d’âpres Philippulus à la dérive. Dans « l’Etoile mystérieuse », Tintin croise la route de ce « prophète » qui ne cesse d’annoncer la fin des temps et promet peste bubonique, choléra ou rougeole. Ils nous font aussi penser à ce soldat japonais, Hiroo Onoda, qui combattit seul dans la jungle jusqu’en 1974, alors que la Seconde Guerre mondiale était depuis longtemps terminée. Ainsi, ceux qui restent sur le quai de la pandémie paraissent-ils obéir aujourd’hui à une sorte de code d’honneur d’un autre âge, à un bushido sanitaire totalement suranné. C’était pourtant il y a moins de deux mois…
Nous avons une certaine tolérance envers ce qui passe désormais pour une excentricité timorée, un particularisme impratique. Ils ont peur du virus et n’ont pas la mémoire courte ; d’autres sont intolérants au gluten ou aux compteurs Linky. Et alors ?
Le problème de cette apparente « lubie » c’est qu’elle entre frontalement en contradiction avec un système de valeurs fondamental et prépondérant en France, peu enclin, lui, à la tolérance: la Mode. Porter un masque, de ce point de vue là, n’est jamais vraiment passé. On a pris sur nous mais ce n’était plus tolérable. Celui qui le porte, encore aujourd’hui, avec application, les élastiques sur les deux oreilles, le nez et la bouche cachés, rappelle douloureusement celui qui arrivait au collège portant son sac à dos sur les deux épaules, les clés de son appartement attachées à un cordon autour du cou, la raie sur le côté. Le masque, c’est tellement mieux pendu à une seule oreille, du genre décontracté et désinvolte. Sous le menton ou le nez dégagé, c’est quand même autre chose: on casse les codes, on accessoirise, on customise. Ainsi Jean Cocteau déboutonnait-il les manches de ses costumes afin de mieux les retrousser: cela faisait moins prêt-à-porter. Arborer un masque de manière continue et adaptée semble, en ces beaux jours, à la fois endimanché et daté; c’est un billet sans retour vers la ringardise. Le fashion faux pas nous intimide plus qu’un vieux coronavirus apparu par temps froid.
La chance, dans le malheur de ceux qui n’ont pas quitté le monde d’hier, je veux parler de celui du printemps, c’est que la mode est cyclique. Le masque aura peut-être une seconde chance à l’instar du sous-pull, de la jupe-culotte, du chandail en mohair ou des mocassins à glands. Surtout en cas de recrudescence du virus. Les obstinés de la prophylaxie auront connu une petite traversée du désert mais auront été à la fois précurseurs et bien avisés de conserver leur stock de fripes âge barrière.
Pour l’instant, embarqués dans le train, nous les regardons avec un brin de condescendance et de consternation s’éloigner, immobiles, des rives du bon goût et de l’insouciance estivale. Nous, nous filons à toute vitesse sans même vraiment nous en apercevoir. Vers quelle destination? Personne n’a vraiment envie de le savoir.