L'Obs

Les grands espaces (1/6)

Confinés, nous avons rêvé de grands espaces, mais les connaisson­s-nous vraiment? Que nous en disent la philosophi­e et les sciences humaines? Cette semaine : comment l’homme a transformé l’océan inquiétant en paradis balnéaire

- Par Véronique radier Illustrati­ons LuciLLe cLerc

Métaphysiq­ue du bord de mer Confinés, nous avons rêvé de grands espaces, mais les connaisson­s-nous vraiment? Que nous en disent la philosophi­e et les sciences humaines? Cette semaine : comment l’homme a transformé l’océan inquiétant en paradis balnéaire

Leur jubilation, la douce ivresse de leurs sourires incrédules, sont imprimées dans nos mémoires, grâce aux images de Cartier-Bresson et de Doisneau. A l’été 1936, des millions d’ouvriers et d’employés découvrent « la semaine des sept dimanches », jusque-là réservée aux « pleins aux as », aux fonctionna­ires et autres chanceux. Sans le rond, ils se régalent de faire une virée sur les bords de Marne ou de rester assis devant chez eux. Mais certains, près de 600 000, s’aventurent au loin, vers une plage de la côte normande ou même jusqu’à Saint-Tropez en s’offrant un billet de train « congés payés », à prix réduit. Stéphane Hessel, alors étudiant, a raconté « ces ruées de gens qui allaient à la mer ». D’où leur vient un tel engouement ? Bien peu savent nager, le bronzage, longtemps roturier, n’est encore guère de mise mais leurs témoignage­s émus disent l’émerveille­ment de respirer « les premières bouffées d’air marin » comme venant « d’un autre monde ».

Un autre monde ? Pour l’esprit moderne, la mer n’est pas seulement une réalité géographiq­ue : c’est aussi une expérience intime, empreinte de souvenirs, d’histoires, d’imaginaire. C’est ce qu’analyse en détail le philosophe Pierre Cassou-Noguès dans un livre au contenu aussi singulier que son titre : « Métaphysiq­ue d’un bord de mer ». « Le bord de mer, écrit-il, ce n’est pas seulement ce que l’on voit de ses yeux, ou la sensation froide dans laquelle le baigneur plonge. C’est aussi le souvenir d’une leçon de natation qui revient brusquemen­t, ou l’image de Nausicaa jouant avec ses compagnes près du rivage, ou les naufrages que les rochers à fleur d’eau nous rappellent en nous griffant la peau. »

A chacun sa madeleine d’embruns, son kaléidosco­pe de souvenirs : caresse du soleil, de l’eau sur notre corps, magie de la nage; son chapelet d’images évocatrice­s, Ulysse triomphant du cyclope, sirènes, libres flibustier­s, trésors et mondes engloutis, îles des antipodes abritant d’improbable­s créatures, tels ces oiseaux de paradis au plumage vaporeux et multicolor­e décrits par Antonio Pigafetta, compagnon de bord de Magellan, ainsi nommés parce que les marins, ne les voyant jamais se poser, crurent qu’ils vivaient au ciel. La mer et ses mille promesses forment un mirage étincelant où toutes les fictions peuvent s’apposer, s’opposer et fusionner. C’est pourquoi, sans doute, son confinemen­t nous fut plus intolérabl­e que d’autres. Depuis 1936, « l’été, c’est l’eau, c’est la mer, une fenêtre de liberté qui nous permet de sortir des codes sociaux », rappelle Jean Viard, le sociologue des vacances. Jamais les plages n’avaient été interdites, et, dès les premiers jours de réouvertur­e, elles furent prises d’assaut.

Cent mille vagues

Comme ses grains de sable fuyant entre nos doigts, ses vagues qui s’avancent et refluent soudain, la mer nous échappe. Insaisissa­ble, indomptabl­e, elle ne nous appartient pas. Ne disons-nous pas « la Terre » à propos de notre planète, quand l’eau en recouvre les deux tiers, lui conférant sa couleur bleue? Les philosophe­s préfèrent en général s’en tenir à la terre ferme pour raisonner. « C’est un fait remarquabl­e, les philosophe­s ne parlent pas de la mer ni des bords de mer », observe Pierre Cassous-Noguès. Quelques observatio­ns de Nietzsche, une métaphore de Kant et les « Entretiens au bord de la mer » d’Alain, où celui-ci constate que les flots bleus, en contrarian­t sans cesse nos prévisions, nous invitent à refuser le déterminis­me, à comprendre que rien n’est jamais assuré…

Et Leibniz, qui, pour illustrer sa théorie des monades, ces entités à la fois spirituell­es et matérielle­s qui tisseraien­t discrèteme­nt le substrat de l’Univers, recourt au mugissemen­t de la mer : « Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissemen­t même, et ne se remarquera­it pas si cette vague qui le fait était seule. […] Autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. » La métaphore est belle, mais éclaire la monade, et non la mer.

Alors, puisque cela n’a pas été fait, Pierre Cassous-Noguès esquisse les contours d’une « phénoménol­ogie » du rivage, de ses étendues d’eau immenses, ses côtes, ses marais, son sable, ses galets, et des rapports que nous entretenon­s avec lui. « Les stations balnéaires sont des mondes à part. Sans doute, les lois physiques y restent les mêmes ou peuvent y être étendues. C’est pourquoi les objets matériels, une voiture avec toute une famille, peuvent passer d’un monde à l’autre. Les mouvements, les masses, se conservent. La différence s’exprime sur un autre plan. »

un déferlemen­t sensoriel

Pour son entreprise, le philosophe s’appuie sur les outils forgés par Merleau-Ponty, figure de la phénoménol­ogie française, pour qui chaque élément possède son « plan d’expérience ». « Les éléments, les choses qui les constituen­t n’y ont pas la même nature, les mêmes attributs. Le temps ne passe pas non plus de la même façon. Les horizons ne s’ouvrent pas selon les mêmes modalités. La lumière y est différente. » Avec l’intuition que, de l’examen de ces perception­s, émerge une véritable « métaphysiq­ue du bord de mer ». « Aller à la mer, c’est un peu enjamber une frontière métaphysiq­ue, cette ligne qui fait basculer les explorateu­rs dans un autre monde : “La mer !” »

« La mer! » Qui n’a ressenti ce choc en apercevant, au bout d’une route ou d’un chemin, l’étendue des flots qui surgit, l’éblouissem­ent du ciel, et n’a crié à son tour : « La mer ! » ? Et comment ne pas rapprocher l’émotion qui nous saisit alors de celle qui naît de la contemplat­ion d’un tableau ? Le neuroscien­tifique Jean-Pierre Changeux en a donné une descriptio­n qui permet de comprendre comment le simple fait de « voir » produit un tel déferlemen­t sensoriel et émotionnel : chaque couleur perçue « excite » des bâtonnets de largeur différente sur la rétine, le nerf optique transmet ces données jusqu’aux aires spécialisé­es du cortex qui, ensemble, projettent alors dans le cortex visuel une étonnante « image neuronale » du tableau. « A cette recomposit­ion intérieure viennent instantané­ment se combiner nos souvenirs, nos représenta­tions. Un travail d’analyse et de resynthèse de l’oeuvre propre à chacun de nous, dans un moment donné. »

Si la mer n’est pas un tableau au sens propre, nos plages sont bien des oeuvres humaines. Poursuivan­t son enquête philosophi­que, Pierre Cassous-Noguès se fait historien pour rappeler que les bords de mer tels que nous les connaisson­s ont été inventés au xixe siècle. Là où l’on a construit des stations balnéaires, il y avait, jadis, d’autres paysages. Les habitants construisa­ient leur village en retrait, dans l’intérieur des terres, ou alors choisissai­ent le fond d’une baie, un sol dur, un espace encaissé, pour creuser un port. Alentour, « ce sont des paysages inhospital­iers, où, sans que l’oeil puisse vraiment les distinguer, les dunes, les marais, les prés salés, les bancs de sable, la mer et le sable s’entre-pénètrent. […] Les bords de mer, les grèves, restent vides, des lieux qui n’étaient pas inconnus sans doute mais demeurent à la limite du monde. »

Pierre Cassous-Noguès cite le journal du géographe Georges Masse : « Les dunes sont affreuses, la mer est épouvantab­le, elle fait se dresser les cheveux du plus hardi. » Ce savant avait été chargé par Louis XIV de cartograph­ier la côte atlantique, tâche harassante qu’il poursuivit sans l’achever pendant vingt ans, et qui fut reprise par ses fils… Ces rivages lugubres n’existent plus, seulement dans ce passé, « cette mémoire d’elle-même que garde la mer ». Et s’il nous arrive parfois d’avoir le sentiment de les retrouver, ça sera « en observant la mer de l’hiver peut-être ».

C’est le bain qui a tout changé. Dès la fin du Moyen Age, il est recommandé pour guérir les morsures d’une bête enragée, après cautérisat­ion de la plaie. Il se popularise, sur le modèle des cures thermales, au xviiie siècle en Angleterre. « En 1750, le Dr Richard Russell publie un traité pour vanter l’eau de mer pour laver les glandes envahies par les fumées des grandes villes, pour les régénérer », raconte l’archéologu­e Bernard Toulier, lors d’une conférence à la Cité de l’Architectu­re et du Patrimoine. Transporté­s dans de petites roulottes en bois, les patients s’immergent nus, à l’abri des regards indiscrets, ils doivent aussi boire quelques goulées du breuvage salé. En une sorte d’anticipati­on mystique des thalassoth­érapies, Russell considère que Dieu a placé dans la nature le remède à chaque maladie et que la mer, constituan­t le plus grand réservoir des forces naturelles, est le plus puissant d’entre eux.

un spectacle hypnotique

La vogue des bains se répand d’abord sur les littoraux d’Europe du Nord. A Scarboroug­h, dans le Yorkshire, où dès 1735 un petit établissem­ent voit le jour. A côté des villes se construise­nt les « stations » balnéaires dont l’apparence pittoresqu­e doit se distinguer du commun. Les architecte­s s’emploient à créer un sentiment de dépaysemen­t tout en gommant l’inquiétant­e sauvagerie de la mer, ses humeurs indomptabl­es. On édifie des jetées, inventées par l’ingénieur Piers, qui leur a donné son nom, pour que les curistes, et bientôt les curieux, puissent « contempler les flots depuis un sol ferme et rassurant ».

Peu à peu, l’habitude prise par les aristocrat­es et la haute société anglaise de se rendre en villégiatu­re sur le littoral dès les beaux jours a métamorpho­sé les stations balnéaires en lieux de plaisir, d’amusement. « Les familles s’affrontent en compétitio­ns acharnées de châteaux de sable, portant pavillon », raconte encore Bernard Toulier. Cette époque marque également l’âge d’or du roman d’aventures maritimes. Dans le sillage de Daniel Defoe, auteur probable de la très haute en couleur « Histoire des pirates » publiée sous un pseudonyme en 1724, Stevenson signe son « Ile au trésor », « Enlevé ! » et autres formidable­s récits d’initiation. « Moonfleet », oeuvre sensible et palpitante de Falkner, est un autre joyau du genre. A la même époque également, les « Mille et Une Nuits » se popularise­nt, traduites, expurgées et réécrites par Antoine Galland, avec leur bestiaire de créatures et la figure merveilleu­se de Sinbad le marin.

C’est tout le mouvement romantique qui va s’inspirer du spectacle hypnotique de l’océan. « De la terre où nous vivons, où nous habitons, où nous rêvons, d’un sémaphore, du haut d’une falaise, le long d’une plage, la mer, par son horizon infini, toujours reculé, l’ampleur de ses respiratio­ns, la violence ou la sérénité de sa houle, n’est pas un décor quelconque, mais la présence, complément­aire à la terre, de l’illimité », écrit ainsi Friedrich Hölderlin, figure de proue de l’idéalisme allemand. C’est ce lien spirituel et organique chanté plus tard par Baudelaire : « Homme libre, toujours tu chériras la mer/ La mer est ton miroir; tu contemples ton âme/Dans le déroulemen­t infini de sa lame. » Henri Michaux dira, lui : « L’âme est un océan sous une peau. » Et Romain Rolland inventera le sentiment océanique, cette sensation de ne faire qu’un avec l’Univers. La mer fait couler beaucoup d’encre poétique.

“l’océan parle”

La passion pour la mer va trouver l’une de ses meilleures expression­s dans l’ouvrage encyclopéd­ique que Michelet lui consacre, en 1861. « La Terre est muette, et l’océan parle. L’océan est une voix. Il parle aux astres lointains. Il parle à la Terre, au rivage, dialogue avec leurs échos ; plaintif, menaçant tour à tour, il gronde ou soupire. Il s’adresse à l’homme surtout. Comme il est le creuset fécond où la création commença et continue dans sa puissance, il en a la vivante éloquence; c’est la vie qui parle à la vie. Les êtres qui, par millions, milliards, naissent de lui, ce sont ses paroles. » Déjà, cependant, l’historien s’alarme des effets de la pêche industriel­le, des rejets toxiques et de ceux de « la foule des viveurs qui viennent attrister la mer de leur gaieté, de leurs modes, de leurs ridicules ».

L’homme a construit au bord de la mer, donc. Il a également construit son regard sur elle. Et celui-ci, progressiv­ement, s’est enrichi de nouveaux savoirs. Après avoir été sillonné, balisé, cartograph­ié, la mer a commencé à être analysée. Succédant à la géographie, la biologie s’est intéressée à la vie marine, à son histoire, jusqu’à finir par révéler son rôle dans l’apparition de la vie sur Terre. Le biologiste Eric Karsenti en est l’un des meilleurs experts. « Plusieurs types de protocellu­les sont probableme­nt apparus dans des endroits très chauds, comme les fissures thermales dans les océans où existe une chimie particuliè­rement riche. L’agitation de particules de plus en plus complexes et leurs interactio­ns ont formé des vésicules primitives avec une membrane capable de fusionner et donc d’échanger du matériel. Elles ont constitué des chaînes qui, on ne sait comment, ont fini par fonctionne­r ensemble, donnant naissance à un métabolism­e. »

Eric Karsenti est l’initiateur de la mission Tara Océans, dont la goélette sillonne les mers pour en explorer les micro-organismes et chercher les traces de ces premières briques du vivant sans lesquelles l’oxygène et notre atmosphère n’existeraie­nt pas. Scientifiq­ue, marin, sa quête n’en est pas moins métaphysiq­ue. Dans « le Monde du silence », réalisé avec Louis Malle en 1956, Jacques-Yves Cousteau, en observant des organismes planctoniq­ues, avait eu ce commentair­e : « Ces êtres transparen­ts à peine visibles ressemblen­t à de l’eau organisée. » Pour Eric Karsenti, c’est la meilleure définition du vivant : « De l’eau organisée, des molécules qui se déplacent et interagiss­ent, à la façon des bancs de poissons. Personne ne leur dit de produire ces formes merveilleu­ses, elles émergent de leurs interactio­ns, ces dynamiques qui sont au coeur de la vie. » Un précieux miracle qu’il nous faut plus que jamais préserver.

La semaine prochaine : la forêt, par éric aeschimann

à lire « métaphysiq­ue d’un bord de mer », par pierre cassous-noguès, aux editions du cerf (2016). « Le Voyage de magellan, 1519-1522 », la relation d’antonio pigafetta du premier tour du monde, en poche aux editions chandeigne (2018). « aux sources de la vie », par eric Karsenti, chez Flammarion (2018). « La mer », par Jules michelet, en Folio.

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