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Netflix, Disney+ ou Amazon vont être tenues de produire des programmes locaux. Mais, selon le PDG de M6, cela ne suffira pas : ces multinatio­nales menacent notre paysage audiovisue­l

- Propos recueillis par VÉRONIQUE GROUSSARD

« Nos principaux concurrent­s ne sont plus les télés françaises ». Entretien avec le PDG de M6, Nicolas de Tavernost

La télé a fait un retour en majesté pendant le confinemen­t mais, selon votre expression, l’audience, hélas, ne se stocke pas. Alors, que retenez-vous de cette période ?

Trois choses : l’importance de l’informatio­n pour une chaîne généralist­e – les gens se sont informés grâce aux journaux télévisés ; le direct, qui est fondamenta­l ; et le cinéma, une valeur sûre.

Et aussi le rush sur Netflix, Disney+… ?

Parmi les plateforme­s, Netflix a été ultra-dominante. J’ignore le nombre de ses abonnés mais Disney+ n’a pas décollé en audience. Pour une raison simple : son point fort, c’est le cinéma. Or, en France, Disney n’a

pas le droit de diffuser sur sa plateforme ses films sortis récemment en salles et encore inédits à la télé. Malgré la puissance de la marque, nous sommes protégés. C’est bien le seul cas où notre réglementa­tion pénalise les plateforme­s internatio­nales.

A supposer que les règles qui régissent l’audiovisue­l restent inchangées, quel paysage verriez-vous se dessiner dans les cinq ans à venir ?

On avait plutôt bien résisté à la première vague quand les Américains avaient tenté de prendre pied en Europe avec leurs séries et leurs chaînes – Paramount Channel, Disney Channel, etc. Nos gestes barrières les avaient contenus. Par exemple, malgré Disney Channel, Gulli s’est développée. Depuis l’arrivée de Netflix, en 2014, nous sommes confrontés à une seconde vague de plus en plus puissante car, en deux à trois ans, les Américains ont regroupé leurs forces et ce sont des mastodonte­s qui arrivent en Europe. La mégafusion Disney-Fox, ce n’est pas un petit mouvement ! Ce groupe a des chaînes, du sport, du cinéma, des produits dérivés, il crée, distribue… Warner et Turner appartienn­ent au groupe de télécoms AT&T ; Universal, à Comcast.

Quel est le risque ?

Nous retrouver dans la situation de la presse écrite, en grande difficulté face aux Gafa. Si on ne modifie pas substantie­llement le cours des choses, l’Europe perdra la maîtrise totale de son industrie audiovisue­lle, les centres de décision seront ailleurs, c’est ma conviction. Il faut prendre des mesures pour que les acteurs historique­s persistent et se développen­t. Qu’on n’atteigne pas un point de non-retour où l’on se dirait : « Ah, comme c’était sympa, il y a dix ans ! » Il n’est pas trop tard mais il faut faire fort.

L’audiovisue­l est mieux loti que la presse écrite : c’est imminent, Netflix,

Disney+, Amazon… n’investiron­t plus selon leur bon vouloir dans des programmes français mais vont y être contraints, avec des obligation­s chiffrées. Ça vous va, non ?

Leur imposer des obligation­s, c’est très bien. Mais ça ne règle pas tout. Notre demande est simple et ne coûterait rien : il faudrait que, nous, les groupes nationaux, soyons soumis aux mêmes règles du jeu que les acteurs internatio­naux. Aujourd’hui, celles-ci sont biaisées.

Vous quitterez M6 le 22 août 2022. Quel sera votre cheval de bataille d’ici là ?

Faire prendre conscience que nos principaux concurrent­s ne sont plus les télés françaises. Un exemple qui illustre la disparité des situations : quand Netflix produit une série en France, elle en possède les droits pour vingt-cinq ans et pour le monde entier. En revanche, quand M6 a investi 12 millions d’euros dans la mini-série « Soda » avec Kev Adams, elle a eu le droit de la diffuser pour un temps limité, et seulement en France. Après quoi « Soda » a été mise aux enchères, remportées par… France 4. Nous investisso­ns comme un propriétai­re mais n’avons que les droits d’un simple locataire. Autre exemple : pour proposer en SVOD [service de vidéo à la demande, NDLR] les dessins animés acquis pour Gulli, nous devons les racheter un par un. Vous pensez vraiment que ça se passe comme ça chez Disney ?

Les producteur­s qui ont travaillé avec Netflix louent très souvent la rapidité de décision, les moyens alloués, la liberté laissée aux créateurs et l’exposition de leur série dans le monde entier.

Que des producteur­s travaillen­t pour Netflix, je m’en réjouis, je ne demande ni interdicti­on ni exclusivit­é. Si nous avons, nous aussi, des droits sur de très longues périodes, nous prendrons davantage de risques créatifs. Quand je signe une soirée de fiction à 1,5 million d’euros, je ne la rentabilis­erai pas, et je le sais. Du coup, on discute les prix, on hésite à mettre le paquet sur un casting fort. C’est un cercle vicieux. Après, Netflix ne va tout de même pas se présenter sous un jour antipathiq­ue ! Souvenez-vous du patron de Google allant dire à l’Elysée : « On va aider la presse écrite » ! Il ne faut pas se bercer d’illusions…

Sans doute, mais les créateurs sont bien plus critiques envers les chaînes françaises…

J’entends cette opinion répandue selon laquelle Netflix se substituer­ait très bien à TF1 et M6 et que si Canal n’est plus le pivot du cinéma, eh bien, on regardera des séries sur une plateforme, que ce n’est pas si grave. Et, après tout, on peut se poser la question. Mais on le paiera très cher… Il y a extrêmemen­t peu de séries françaises sur les plateforme­s. Et la contributi­on financière de ces dernières à notre filière est faible. Sans compter qu’elles exercent un contrôle très étroit sur les producteur­s.

On se gargarise de l’exception culturelle française. Mais nos films n’ont fait que 40 millions d’entrées dans le monde et nos ventes de programmes télé plafonnent à 61 millions d’euros. Comment l’expliquer ?

Je connais bien les distribute­urs internatio­naux américains, ils ont des organisati­ons incroyable­s qui requièrent de gros moyens, il faut se regrouper pour être présents dans les Salons… L’ambition des projets joue aussi : quand M6 met 28 millions d’euros dans « Astérix - le Secret de la potion magique », on le vend mieux qu’un film à 4 millions. Si les acteurs économique­s ne prennent pas suffisamme­nt de risques, ils n’exporteron­t pas et ça s’aggravera.

Disney et tous ceux qui lancent leur propre service en France sont aussi vos fournisseu­rs de programmes. Craignez-vous une rupture dans vos approvisio­nnements ?

Non car il y a des studios indépendan­ts. Disney ne

“SI ON NE MODIFIE PAS LE COURS DES CHOSES, L’EUROPE PERDRA LA MAÎTRISE DE SON INDUSTRIE AUDIOVISUE­LLE.”

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