Révélations Sous l’emprise de Tariq Ramadan
Alors que six femmes ont porté plainte contre le prédicateur, “l’Obs” a eu accès à l’intégralité des expertises psychiatriques. Retour sur une affaire qui interroge la question du consentement dans les instructions pour “viol”
Si la police ne l’avait pas retrouvée, jamais elle n’aurait parlé. Elle n’aurait raconté ni l’agression ni le « traumatisme » profondément enfoui dans sa mémoire. Elle pensait oublier. Mais Tariq Ramadan, tel un collectionneur obsessionnel, gardait tout sur le disque dur de son ordinateur. Et, parmi les 750 images pornographiques exhumées par les policiers qui enquêtent depuis deux ans et demi sur les accusations de viol le visant, il y avait des photos de son joli visage: celui d’une blonde de 37 ans, bretonne, mère de famille et catholique.
Entendue d’abord comme témoin, « Amélie » (1) déroule l’histoire de sa relation avec Tariq Ramadan. Elle débute fin 2015 sur internet par des confessions intimes, et se conclut au printemps 2016 par une unique rencontre sexuelle d’une très grande brutalité. La jeune femme est violemment sodomisée. « Existe-t-il une incrimination pour ce genre de comportement? » demande « Amélie » au moment où elle est interrogée. Elle dit qu’elle était « sous emprise », hésite encore à qualifier de viol ce qu’elle a subi. N’était-elle pas – du moins en partie – consentante? Quelques semaines plus tard, pourtant, elle franchira le pas et se constituera partie civile.
Combien sont-elles, comme Amélie, à avoir eu ce sentiment confus d’être « dépossédées d’elles-mêmes » au contact de Tariq Ramadan? Avant Amélie, cinq autres «plaignantes» ont déjà raconté des faits similaires… Henda Ayari d’abord, celle par qui le scandale est arrivé. En octobre 2017, cette ancienne salafiste ayant jeté son voile accuse Tariq Ramadan de l’avoir violée, cinq ans plus tôt. Quelques jours plus tard, elle est rejointe par « Christelle », qui dénonce un « viol sur personne vulnérable » qui aurait eu lieu en 2009. En mars 2018, « Mounia » porte plainte à son tour et soutient avoir été violentée à plusieurs reprises lors d’une relation de plus d’un an avec l’islamologue. Puis vient « Brigitte », en avril 2018. Cette Suissesse décrit un viol très brutal alors qu’elle n’entretenait pas de relation sentimentale avec Ramadan. Ensuite, en août 2019, « Elvira » se constitue partie civile pour un viol en réunion, mais cette quinquagénaire ne convainc pas les enquêteurs. Elle est suivie en février 2020 par « Amélie », qui, après avoir été entendue comme simple témoin, a décidé d’engager des poursuites. Enfin, il y a le témoignage d’« Amina ». Cette jeune femme a aussi été retrouvée grâce aux archives photo de Tariq Ramadan. Elle n’a pas souhaité aller en justice, mais a relaté des agressions su samment graves pour que les juges mettent de nouveau en examen le prédicateur, toujours en février dernier.
Pour autant, le dossier Ramadan est encore loin d’avoir révélé tous ses secrets. En s’appuyant sur le travail des enquêteurs et sur les témoignages de celles qui ont connu intimement l’universitaire, « l’Obs » a retrouvé pas moins de 25 femmes. Maîtresses ou victimes présumées, certaines hésitant entre ces deux statuts. C’est que Tariq Ramadan a séduit, chassé pourrait-on dire, durant au moins trente ans, de 1988 à 2017, en commençant par des mineures alors qu’il était professeur dans son pays de naissance, en Suisse. Il continuera dans d’autres pays, la France, le Luxembourg, la Belgique et les Etats-Unis. Envoûtant des femmes de toutes origines (beaucoup viennent du Maghreb, d’autres sont européennes), de toutes conditions (des mères de famille, une femme agent de sécurité, une éditrice, une ancienne prostituée) et de tous âges (la plus jeune avait 15 ans).
Ce qui les réunit, c’est le récit qu’elles font (presque toutes) de leurs relations avec « le grand Tariq ». « Emprise » : le mot revient spontanément dans leur bouche à maintes reprises. Certaines disent être tombées sous la coupe d’un « pervers narcissique » ; d’autres dénoncent un « prédateur ». Ces rapports de domination occupent une telle place dans l’instruction que les juges ont demandé au psychiatre
“C’EST L’HISTOIRE DU VER DE TERRE QUI TOMBE AMOUREUX D’UNE ÉTOILE.” DANIEL ZAGURY, EXPERT PSYCHIATRE
Daniel Zagury d’évaluer si les plaignantes les avaient bien subis. L’expert a rendu en mai un rapport déterminant, que « l’Obs » a pu consulter en intégralité. Il conclut que Tariq Ramadan a bien exercé son « emprise » ou son « emprise partielle » sur plusieurs d’entre elles, mais n’exclut pas l’existence parallèle de rapports amoureux. Daniel Zagury définit également les frontières du consentement. Une question qui s’avère délicate, comme le montrent les récentes a aires Gabriel Matzne , Adèle Haenel ou Sarah Abitbol (la patineuse artistique). Le sort du prédicateur constitue donc un test pour l’institution judiciaire. En matière de poursuites pour viol, il y aura un avant et un après Tariq Ramadan.
Dans le procès-verbal de son audition, « Amélie » décrit bien le processus qui va la mener jusqu’à la chambre d’hôtel où tout a basculé. Cela commence par des messages cordiaux sur Facebook. La jeune femme est flattée : « J’ai l’impression à ce moment-là d’être plus spéciale que les autres. » Elle confie ses déboires intimes à Ramadan, tombe vite « très amoureuse », puis, à sa demande, lui envoie des photos de plus en plus dénudées. Ils bâtissent ensemble des scénarios sexuels. « Il disait qu’il serait le maître, précise-t-elle, que je serais son élève, que je ramperais par terre, que je lui obéirais. » Mais quand survient la rencontre, un dimanche de mars 2016, les fantasmes érotiques partagés virent au « cauchemar ». Après une fellation imposée avec force, « on n’a pas le temps de respirer », dit-elle, Tariq Ramadan « l’attrape par les cheveux » et la « sodomise sans prévenir ». Il « l’étrangle, tente de lui uriner dessus ». Le jeu purement virtuel cède la place, selon « Amélie », à une réalité brutale et surtout non désirée. « Ce qui l’excite vraiment, ce sont les femmes qui ne veulent pas », dit-elle avant de conclure : « J’ai eu très peur. »
“TRANSFERT MASSIF”
Le scénario d’horreur décrit par « Amélie » est loin d’être unique. Car Tariq Ramadan ne va jamais droit au but. Pour tendre ses filets, il sait se montrer sous un tout autre jour. Pour celles qui succombent, « une première phase, celle de l’idéalisation totale », comme l’explique Daniel Zagury, précède la cruelle désillusion. Elles voient en Ramadan un intellectuel majeur, une figure respectée de l’oumma. « C’est presque un prophète », dit l’une d’elles. Le grand homme ne peut faillir. Encore moins faire le mal. « Il s’agit d’un transfert massif décrit par Freud, comme dans la relation maîtreélève, médecin-malade, décrit le psychiatre. Ces femmes ont éprouvé une véritable vénération pour le débatteur éblouissant, le moraliste. » Elles le contactent pour lui demander des conseils via sa page Facebook, très suivie chez les musulmans. Il répond très facilement, et elles en sont agréablement surprises. Les échanges sont d’abord intellectuels ou religieux. Ainsi, « Amina » s’inquiète parce que sa mère, très malade, a fini par mettre fin à ses jours. Ce geste va-t-il lui interdire les portes du paradis ? Ramadan la rassure et lui propose un accompagnement spirituel. « J’étais fascinée qu’un homme comme lui puisse s’intéresser à moi », se remémore-telle. « J’étais hyper flattée », dit aussi « Christelle » aux enquêteurs. « C’était un miracle qu’il s’occupe de moi », se souvient d’avoir pensé Henda Ayari. « C’était Dieu », ose même « Mounia ». Cette relation restaure leur narcissisme blessé. La plupart de ces femmes ont en e et une histoire personnelle di cile, une enfance malheureuse, émaillées de morts violentes, de deuils, d’abus sexuels. « Il sait choisir ses proies », résume à « l’Obs » Henda Ayari. « D’abord incrédules, ensuite comblées, elles vont entretenir l’espoir fou d’une authentique histoire d’amour, décrit le psychiatre Daniel Zagury. C’est l’histoire du ver de terre qui tombe amoureux d’une étoile. »
“PRISE DE POSSESSION”
La deuxième phase, celle de la « prise de possession », s’instaure au bout de quelques échanges sur le Net. Tariq Ramadan prend peu à peu un espace considérable dans leur vie. « Rentrer à la maison et parler avec lui par messages étaient mes seules occupations », dit « Amina » aux enquêteurs. Souvent, elles cachent à leur entourage cette dévorante passion par correspondance. Parfois, elles s’éloignent de leurs proches. Certaines ne s’étaient jamais confiées à quiconque avant d’avoir été convoquées par les enquêteurs. « Tariq » les assaille de SMS, s’énerve si elles ne sont pas disponibles au doigt et à l’oeil. « C’était une caresse-une ba e: il pouvait me dire “courageuse” la journée et me traiter de pauvre grosse fille bonne à rien le soir, raconte Christelle lors de son audition. Et le matin, au réveil, j’avais des messages gentils. » Elle se rappelle avoir changé radicalement de personnalité à l’époque de leur « relation », qui durera une petite année : « Je le prenais pour le messie qui allait m’o rir les portes du paradis. Je n’étais plus rien, il était tout. Je n’avais plus aucun droit, il les avait tous. » Ces femmes croient à un amour exclusif, mais sont parfois pétries de doutes car, sur internet, d’autres femmes racontent s’être fait berner par le prédicateur. L’une d’entre elles, « Majda », publie des vidéos en 2014 dans lesquelles elle dénonce ce « tartufe » qu’elle a fréquenté pendant cinq ans. Des enregistrements sonores
(aujourd’hui supprimés, mais que « l’Obs » a pu écouter) laissent entendre la voix tantôt caressante, tantôt désirante, tantôt menaçante de « Tariq ».
Puis arrive la troisième phase, décrypte l’expert Daniel Zagury, celle de la « séduction érotique ». Le « vous » est très vite devenu un « tu ». Tariq Ramadan se présente le plus souvent en tant que séparé ou divorcé (il est en fait marié à Iman Ramadan, une Bretonne convertie dont il a eu quatre enfants), en quête d’une partenaire de vie. Les conversations prennent un tour plus osé, puis franchement sexuel, jusqu’à l’expression de fantasmes sadomasochistes. Ramadan exige des photos de plus en plus suggestives, en envoie lui-même, ou branche sa caméra. Nous avons pu consulter des captures d’écran où il apparaît en fière posture face à ses maîtresses. Il les mitraille de messages sur WhatsApp, Viber : « Tu seras ma salope, ma chienne, tu obéiras à ton maître. » Presque toutes racontent son goût pour la domination et la violence, même celles qui ne parlent pas de viol. Dès l’histoire la plus ancienne relatée à ce jour, celle de Y., l’une de ses anciennes élèves à Genève, l’islamologue est décrit comme brutal. Nous sommes en 1988. Tariq Ramadan enseigne alors le français au Collège de Saussure. C’est un professeur « charismatique », une « forte personnalité » et un « séducteur », selon ses anciens collègues. Il est beau, athlétique – il a failli devenir footballeur professionnel –, et ses élèves l’adorent, filles comme garçons. Y., tout juste 18 ans, aura à trois reprises des rapports sexuels avec lui, qu’elle dit « consentis mais extrêmement violents ». Elle en sort avec « des bleus sur tout le corps ». Une autre jeune femme dira aussi à « l’Obs » avoir dû cacher toutes ces « marques » que son amant lui laissait « en souvenir ». En Suisse, cinq de ses anciennes élèves ont raconté dans la presse les « rapports très particuliers » qu’elles ont entretenus avec leur professeur. Suite à la publication de leurs témoignages, les autorités helvétiques ont enquêté et rendu leurs conclusions dans un rapport paru à l’automne 2018. « Sa lecture fait froid dans le dos. Cela fait mal au bide, confie le président du Conseil d’Etat de Genève, Antonio Hodgers : on a a aire à un prédateur qui a assouvi ses propres besoins. »
Cet appétit pour une sexualité violente a-t-il systématiquement viré au viol? Les plaignantes décrivent toutes des gifles, les cheveux tirés, l’absence totale de préliminaires, la sodomie à la hussarde, parfois l’urolagnie… « Après chaque rapport sexuel avec lui, je me sentais vraiment sale », dit « Amina ». Face à ces accusations, Tariq Ramadan nie farouchement. Après avoir fait déjà appel à une dizaine d’avocats (en France
“ON A AFFAIRE À UN PRÉDATEUR QUI A ASSOUVI SES PROPRES BESOINS.” ANTONIO HODGERS, PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ÉTAT DE GENÈVE