Les entretiens de l’été (1/6) Bilal nous dit l’avenir
Il passe sa nuit avec PICASSO, défend Luc Besson et croit au soulèvement de la jeunesse. Rencontre, dans son ATELIER, avec le dessinateur de “FINS DE SIÈCLE”
EXPOSITION : ENKI BILAL, FONDATION HÉLÈNE & EDOUARD LECLERC POUR LA CULTURE, LANDERNEAU, À PARTIR DU 18 JUILLET. LIVRE : « NU AVEC PICASSO », PAR ENKI BILAL, STOCK, 94 P., 16 EUROS.
En 1980, « la Foire aux immortels » d’Enki Bilal s’ouvrait par ces mots : « Paris – début mars 2023 – à la veille d’une nouvelle mascarade électorale sans signification – rien ne semble devoir changer dans l’immense agglomération parisienne, politiquement autonome et irrémédiablement fascisée. » Le dessin de Bilal montrait Paris en 2023, son ciel oppressant, ses hordes d’infirmes et de miséreux. Jeune, j’étais certain que la France des années 2020 ressemblerait à une BD de Bilal. La réalité s’avéra plus nuancée, puisque malgré l’imminence d’une mascarade électorale, malgré la pandémie, l’émeute permanente, le dérèglement du climat, aucune milice fasciste ne m’a arrêté, ce jour ensoleillé de juin où je me rendais dans l’atelier parisien d’Enki Bilal. Entretien.
Votre livre, « Nu avec Picasso », est le fruit d’une nuit que vous avez passée, seul, au Musée Picasso.
C’est une proposition qu’on m’a faite, qui m’a surpris, parce que Picasso ne fait pas vraiment partie de mes références.
On vous associe plus volontiers à Bacon, ou à Lucian Freud.
Voilà. A une certaine forme de réalisme, que Picasso a plutôt cherché à détruire. Ça a donné des choses plus ou moins réussies, certaines admirables. C’est un grand malin, Picasso. Comme Warhol. Il a su se montrer, jouer de sa notoriété, de ses engagements politiques. J’ai un peu hésité. J’ai demandé ce qu’il y avait au Musée Picasso. On m’a dit : « Guernica ». Alors j’ai accepté.
« Guernica » fait partie de ces oeuvres trop célèbres qui disparaissent sous la masse des commentaires et des citations. Vous touche-t-elle, esthétiquement?
Le problème du tableau, c’est sa taille. Le geste du bras humain permet de couvrir une certaine superficie. Là, la toile est tellement gigantesque qu’il ne peut pas y avoir de geste. Ça donne à l’ensemble quelque chose de laborieux. Ce qui me touche surtout dans le tableau, c’est l’emblème historique. Il représente le xxe siècle, mon siècle. Les bombardements, les populations civiles massacrées. Ça, c’est ma culture. J’ai été façonné par ça. Ça a été
un siècle incroyable, dans tout : dans la beauté, dans l’horreur, dans le progrès technique. Ces derniers temps, j’ai l’impression étrange qu’on est en train d’occulter le xxe siècle. La rupture avec la jeune génération est totale. Comme s’ils en avaient assez de nous, et du monde qu’on leur a refilé. Je crois pour tout vous dire que la jeunesse va se soulever. C’est en train de commencer, d’ailleurs. Regardez le confinement. Les jeunes ne se sentaient pas en danger, et on les a enfermés. Ils ont eu le temps de réfléchir à leur avenir. Ils voient arriver cette énorme crise. Ça va se retourner contre les vieux. J’ai beaucoup entendu : « On confine la planète entière pour sauver les vieux. »
Vous avez beaucoup situé votre science-fiction dans les années 2020. « la Foire aux immortels », par exemple, se déroule en 2023, dans un Paris fasciste. Maintenant qu’on y est, le futur vous a-t-il surpris?
Souvent, je prends le moment où j’écris et j’ajoute une trentaine d’années. En fait, je n’aime pas me documenter. Je ne suis pas un historien ou un analyste. L’avantage d’être artiste, c’est qu’on n’a pas à rendre de compte sur la plausibilité de ce qu’on raconte. Un architecte qui regardait mes dessins m’a dit un jour : si je faisais un immeuble comme ça, il tomberait. Je préfère me projeter dans le futur et proposer des visions, plus ou moins délirantes, dont certaines se sont malheureusement réalisées.
Dans l’exposition que vous consacre la Fondation Leclerc, on voit des planches du début des années 1980, qui montrent le Mur de Berlin sur le point d’exploser.
C’étaient des illustrations, pour les éditions Futuropolis. J’étais fasciné par ce mur, par cette aberration plantée en plein milieu de l’Europe. Un missile qui n’a pas encore explosé, fiché dans un mur. C’est une image inquiétante. C’est lié aussi à mes souvenirs de Belgrade, quand j’étais gamin. Tito conservait les traces de la guerre dans la ville, pour rappeler aux gens qu’il était leur sauveur.
Il y a aussi le 11-Septembre : vous aviez imaginé la destruction des tours dans « le Sommeil du monstre », en 1998.
Par un ordre religieux et obscurantiste qui décide d’abattre les symboles de l’Occident. Le jour des attentats, je suis sidéré évidemment, mais je n’y pense pas. C’est un copain qui m’appelle le lendemain et me dit : « Ça ressemble à ce que tu as écrit. » Là encore, cette vision vient de la Yougoslavie. « Le Nouvel Observateur » m’avait proposé de m’envoyer dans les Balkans pour couvrir la guerre. J’ai refusé. Je craignais que ça soit trop douloureux. Mais ça m’a trotté dans la tête. J’ai commencé « le Sommeil du monstre », et j’ai réfléchi à ce que cette guerre signifiait pour moi. J’y voyais un conflit religieux, qui était rarement identifié par les intellectuels. Eux ne voyaient que le nationalisme. Donc j’ai intégré la religion dans mon récit. J’ai fait attention à ce que cette organisation obscurantiste soit le fait des trois monothéismes, mais l’islamisme m’inquiétait particulièrement. On lisait déjà des reportages sur les talibans en Afghanistan. Le retour de l’obscurantisme religieux, je l’ai vu gros comme une maison.
On ne vous a pas entendu dans les années 1990 sur la Yougoslavie. Vous étiez pourtant une figure publique, et vous étiez né là-bas.
La rumeur disait que j’étais serbe. Mon père était bosniaque, musulman non pratiquant. Ma mère, tchèque. Quand le conflit a commencé, j’ai lu une tribune de Finkielkraut dans « le Monde », où il prenait fait et cause pour les Croates. J’ai voulu lui répondre. J’ai écrit dix lignes, raturé, hésité, puis j’ai abandonné.
C’était trop compliqué. Je ne pouvais pas prendre le parti des Croates. Il y avait chez eux un fascisme très prononcé. Le nationalisme serbe n’était pas beau non plus. Puis il y avait ces pauvres Bosniaques, majoritairement musulmans. Enfant, quand j’allais à Sarajevo, c’était exotique : des mosquées, des synagogues, des églises orthodoxes, catholiques. J’en ai des souvenirs magnifiques. Puis les moudjahidin sont arrivés. Ils ont installé ce poison du salafisme au coeur des Balkans, où il est toujours. On me demandait un avis tranché, et je n’en avais pas.
« Le Sommeil du monstre », c’est aussi le moment où vous changez de méthode : vous cessez de travailler comme un auteur de BD classique.
J’avais terminé « la Trilogie Nikopol », qui avait eu du succès. Il y avait cette guerre. Je déprimais rien qu’à l’idée de reprendre une règle, de tracer des cases, de contourner des phylactères. J’ai commencé à dessiner chaque case en grand format, à peindre librement. Puis je scannais mes dessins et je montais les planches sur ordinateur, ce qui permet de recadrer, d’intervertir. Ça change tout, y compris le geste du dessinateur. Ça a eu des conséquences étonnantes. Mon galeriste, Christian Desbois, a eu l’idée de mettre en vente une trentaine de cases. Deux heures avant l’ouverture, il y avait la queue. Et pas des « fanzineux ». Des collectionneurs. Tout est parti d’un coup. Quelques années plus tard, il a poussé pour que je fasse une vente aux enchères, pour marquer ma cote. On l’a faite en 2007 chez Artcurial. L’expert a donné des estimations invraisemblables. Trente-cinq mille euros pour une acrylique sur papier que j’avais vendue 7000 francs en 1994. Elle est partie à 178 000 euros. Je me suis retrouvé, du jour au lendemain, le deuxième peintre vivant français le plus coté, derrière Soulages. Après, j’ai senti les jalousies dans le milieu. Une rumeur disait que j’avais choisi le « case par case » pour vendre mes originaux au détail, sans qu’il y ait de bulles dedans. Ça m’énerve encore.
Avec votre technique de dessin et votre utilisation de la peinture, vous avez incarné cette bande dessinée élevée au rang d’art. Or vous n’avez pas été suivi. Le dessin de BD, après vous, a pris un autre chemin.
Il y a eu tout ce discours autour de la fin du beau dessin. Ce qui compte, c’est le fond, le texte, le récit intime. La BD est devenue roman graphique. Il y a eu quelques chefsd’oeuvre, mais ça a vite dégénéré en pauvreté graphique pure et simple. Le contexte économique est très important. On n’arrive plus à vivre de la bande dessinée. Imaginez un jeune auteur qui travaillerait comme moi. Si vous comparez le temps que ça prend et ce qu’il touche à l’arrivée : il ne peut pas vivre.
Dans le catalogue de l’exposition, vous dites que la France méprise l’imaginaire.
C’est un sentiment que j’ai. Il y a un dédain français pour l’image en général. Jeune, j’adorais Jules Verne. Mais la SF française, passé Barjavel ou Pierre Pelot, ce n’était pas grand-chose. Et dans le même temps j’étais fasciné par Lovecraft, Philip K. Dick, Asimov, Herbert. Au cinéma, la Nouvelle Vague a été un putsch théorique contre le cinéma du beau, de l’oeil, un cinéma par ailleurs beaucoup plus populaire. Et aujourd’hui les Américains et les Asiatiques occupent sans partage ce champ de l’imaginaire. Besson a pu trouver une place là-dedans, mais il y a peu de place en France pour ce genre de fiction.
De « Nikita » au « Cinquième Elément », Luc Besson s’est beaucoup inspiré de votre univers. L’avez-vous pris comme un hommage ou un pillage?
J’aime bien Besson. Une fois, un critique a écrit que mes personnages et mon univers ressemblaient trop à du Besson. Là par contre, je l’ai mal pris. C’est la seule fois de ma vie où j’ai appelé un journaliste. Besson et moi, on a la même culture. Le taxi volant dans « le Cinquième Elément », il ne vient pas de moi, c’est une citation du taxi de Mézières dans « Valérian ».
Votre dessin vous a valu des critiques. On lui a reproché sa tristesse, sa froideur, sa pâleur.
Ce n’est pas quelque chose que j’ai décrété. Par exemple, je ne fais pas de clair-obscur. J’ai essayé d’amener de l’ombre, des lumières latérales, mais ça ne marche pas. Chez moi, la lumière est toujours zénithale. Je tiens à l’unité de texture. Une peau, un mur, le ciel : tout chez moi a la même texture. Je n’aime pas marquer les différences. Même chose pour les visages. On me dit souvent que mes personnages se ressemblent tous. J’ai tenté une fois de faire des personnages très différents – un gros, une maigre. Je ne voyais que des anecdotes. L’anecdote de la différence. Par exemple, je suis toujours gêné par les cheveux. Une coiffure, ça donne trop d’informations. L’époque, la classe sociale, la mode du moment, etc. Mes personnages sont plutôt des emblèmes de l’humain. Mais je comprends que cette uniformité gêne.
Vous avez fait partie de cette vague d’auteurs de SF qui, après les grands space opera colorés des années 1960 et 1970, ont dit : le futur ressemblera au présent, mais en pire.
Pierre Bouteiller a dit : « Un pessimiste, c’est un optimiste qui a compris. » Et puis, si je suis sincère, j’ai pris beaucoup de plaisir à imaginer ce futur horrible. Je préfère peindre le désastre que célébrer la beauté.
BIO EXPRESS NÉ EN 1951 À BELGRADE, EN YOUGOSLAVIE (ACTUELLE SERBIE), ENKI BILAL EST AUTEUR DE BANDE DESSINÉE, PEINTRE ET CINÉASTE. ON LUI DOIT « PARTIE DE CHASSE » (AVEC PIERRE CHRISTIN), OU « LA FOIRE AUX IMMORTELS ». IL A REMPORTÉ LE GRAND PRIX DU FESTIVAL D’ANGOULÊME EN 1987.