L'Obs

La bombe à retardemen­t

Eric Dupond-Moretti

- Par MATHIEU DELAHOUSSE

Il sait que rien, désormais, ne lui sera pardonné. Le mercredi 8 juillet après-midi, dans les couloirs du tribunal judiciaire de Bobigny, pour sa deuxième sortie dans ses nouvelles fonctions, l’adepte des tonitruant­es formules de prétoire semble soudaineme­nt paralysé par la peur de la petite phrase de trop, celle qui a saboté tant de carrières politiques. Eric Dupond-Moretti se consacre à sa mue. Dans son nouveau costume-cravate de garde des Sceaux, il nous glisse quelques mots creux qui ne lui ressemblen­t pas : « J’apprends à connaître mon administra­tion. » Comme s’il était déjà formaté par la machine gouverneme­ntale, déambulant à travers les artères du tribunal dans le sillage de Jean Castex. Le chef du gouverneme­nt, en Monsieur Loyal, l’introduit comme une « très grande personnali­té de la justice » nommée pour « incarner » la priorité du gouverneme­nt. Le héros du jour hoche la tête, l’air angoissé comme un soir de première. Dans cette même enceinte, il y a encore quelques mois, le ténor du barreau pouvait passer des heures sur le banc de la défense, à grommeler contre les juges, avant de se lever, de faire tonner sa voix de stentor et, parfois, de renverser le cours d’un procès. Même lieu, nouvelle vie, autres moeurs.

Malgré la relégation du garde des Sceaux du deuxième au dixième rang protocolai­re, Eric Dupond-Moretti s’impose comme l’attraction du nouveau gouverneme­nt. L’avocat le plus connu de France, verbe haut, yeux bou s, jamais avare d’une colère ni d’une déclaratio­n choc, est désormais scruté comme un acteur de télé-réalité projeté dans l’univers codé de la politique. Il le sait, il est considéré au sein du gouverneme­nt comme une bombe à retardemen­t. Explosera-t-il en vol ? Il a ronte en tout cas l’affaire la plus di cile de sa carrière. Face aux magistrats, face aux dossiers, face au terrorisme, face au Parlement et surtout face à lui-même, saura-t-il se métamorpho­ser en réformateu­r, lui, la « grande gueule » du barreau ? Et peut-on changer aussi vite sans se renier ?

Le 18 juin, moins de trois semaines avant de décrocher le graal, Eric Dupond-Moretti déboule seul place Dauphine, petite enclave arborée à l’arrière du palais de justice de Paris, dont les restaurant­s servent de lieu de rendez-vous aux visages connus du barreau. « Le Gros Dupond », comme on le désigne depuis les autres tables, bientôt rejoint par son ami de toujours Thierry Herzog, avocat de Nicolas Sarkozy, a la mine des mauvais jours. Il porte un voyant pantalon de pilote et un sac de voyageur en bandoulièr­e, le paquet de cigarettes dans une main, le téléphone dans l’autre. « C’est une sale période », lâche-t-il, sans qu’on y prête attention. Chez lui, le refrain est connu. Dans cette époque, tout ou presque le hérisse : la transparen­ce, qu’il appelle « transperce­nce », le mouvement #Metoo, qu’il voit comme une « hystérisat­ion », et bien sûr les enquêtes en cours. Ce jour-là, nous l’apprendron­s plus tard, il est déjà en contact avec l’exécutif. Mais rien ne sera joué jusqu’à la veille de sa nomination et son entretien avec le président de la République.

“UN RÉPUBLICAI­N À LA PAGNOL”

Place Vendôme, il a repris le bureau de « Nicole » (Belloubet). Il fume à la fenêtre. A deux pas, sur un meuble, trône la presse dorée qui sert à apposer les sceaux de la République sur les textes de loi majeurs. Dimanche, sa « semaine folle » à peine achevée, le nouveau garde des Sceaux nous confie qu’il se remet à peine du « moment vertigineu­x » qu’il vient de vivre. Mais pas encore de l’accueil que lui a réservé l’USM, le syndicat majoritair­e de la magistratu­re : « J’ai entendu que ma nomination serait une déclaratio­n de guerre, mais que sont ces mots ? Je ne m’attendais pas à un tsunami de joie et de bonheur, mais tout de même… Je veux travailler avec tous. Je le dirai à chaque fois, partout où j’irai. » Ce matin-là, il se définit comme « un républicai­n à la Pagnol ». Et fait déjà serment de rester fidèle à ce qu’il a été : « Je veux réconcilie­r les Français avec leur justice. Le bon sens est une vertu cardinale. Je veux que les Français sachent que le garde des Sceaux est proche d’eux. »

Depuis sa nomination, Dupond reçoit à tour de bras. Aux députés de la commission des Lois, il glisse sans ambiguïté qu’il aura « besoin d’eux », mais insiste bien sur le fait que sa feuille de route a déjà été validée par le président de la République. Aux directeurs des services, il parle boutique. « Ça change des ministres qui mettent un mois à faire la di érence entre le parquet et le siège », raille en secret un vieux renard de la magistratu­re. « Pendant près de trente-six ans, j’ai sillonné la France entière, je connais tous les tribunaux, a annoncé le nouveau venu à son arrivée. Je veux de l’humain. Cela a toujours été ma patte. Je veux continuer. »

Eric Dupond-Moretti ne pensait pas revenir aussi vite dans une salle d’audience ; à Bobigny, après avoir parcouru un couloir où, faute de place, s’entassent des piles de dossiers, le cortège ministérie­l fait halte dans la salle no 6, réservée aux procès correction­nels. Comme pour une fête d’école, on y a disposé quelques gobelets en carton, du jus d’orange et des viennoiser­ies,

auxquelles personne ne touche. Plusieurs des 139 magistrats du tribunal sont là. Tous ont en tête ces années durant lesquelles « Acquittato­r » a tiré à boulets rouges sur la « caste » de la magistratu­re. « Il existe de grands juges ; c’est le troupeau qui est petit », écrivait-il dans « Directs du droit » (éd. Michel Lafon, 2017). En privé, le ministre peste désormais contre ces extraits « tronqués » qui circulent sur les réseaux sociaux, qu’il exècre. A Bobigny, un substitut du parquet, Matthieu, lui explique posément que, « sur les dysfonctio­nnements, on peut sans doute balayer devant notre porte », mais qu’il faut bien prendre conscience que « la juridictio­n tient grâce à tous ceux ici qui la tiennent à bout de bras ». Marc-Antoine, également au parquet, raconte l’indigence des moyens attribués à la lutte contre la criminalit­é financière, alors que les fraudes pullulent. A chaque fois, l’avocat métamorpho­sé en ministre balance sa tête en signe d’aimable approbatio­n : « Ce que vous dites est juste, il faut de la reconnaiss­ance pour les missions qui sont les vôtres. »

“UN COUP DE PIED DANS LA FOURMILIÈR­E”

Sa réaction change du tout au tout lorsque Sophie Combes, juge et déléguée du Syndicat de la Magistratu­re, fait entendre sa voix pour dénoncer « cette justice qui dématérial­ise ». Eric Dupond-Moretti serre les poings et a che soudain « une moue terrible », selon les mots de celle qui lui fait face. En réalité, il est d’accord : « Tout ce qui est écran ou visioconfé­rence, ce n’est pas cela que je veux faire. Il faut une justice de proximité, d’échange…

Une justice d’humanité! » Les magistrats se poussent du coude, un brin séduits. « Nous pouvons faire de la justice du quotidien une merveilleu­se idée qui fonctionne », commentera-t-il plus tard. En partant, pas encore tout à fait ministre mais déjà un peu politique, il penche la tête vers la procureure Fabienne Klein-Donati : « Ne le dites pas trop, qu’on vous promet des moyens, mais ils vont vraiment arriver… »

A Bobigny, quand la nouvelle de sa nomination a fait le tour des boucles WhatsApp des magistrats, ils étaient « épouvantés d’être méprisés à un point pareil », dit l’un d’eux. Un ancien a rassuré tout le monde à sa façon : « Le calendrier est tel qui ne fera pas grand-chose. » Les avocats, en revanche, fondent sur lui tous leurs espoirs. La pénaliste Clarisse Serre, inscrite au barreau de Seine-Saint-Denis, voit le nouveau ministre comme un « courageux qui a souvent dit tout haut ce que beaucoup pensaient » : « Il ne s’est pas contenté de critiquer, il a proposé des pistes. Sa nomination est un coup de pied dans la fourmilièr­e. »

Pour l’heure, l’intéressé s’applique surtout à marcher d’un pas léger pour ne pas écraser les « petits pois », cette expression dédaigneus­e utilisée en son temps par Nicolas Sarkozy pour désigner les juges. « Vous me jugerez sur ce que j’ai fait, quand je l’aurai fait », répète-t-il.

Faut-il distinguer l’homme de l’artiste, ou plutôt, en l’occurrence, l’avocat du garde des Sceaux? « Il faut remettre les compteurs à zéro », suggère le député (LREM) Didier Paris, ancien magistrat. Le chantier qui est censé s’ouvrir est titanesque. « Il est très conscient de la di culté de la tâche », appuie le pénaliste Hervé Temime. « Il a compris qu’il doit conjurer le risque d’“hulotisati­on” », complète un sénateur. Comprendre : servir de caution médiatique mais sans avoir d’influence réelle sur le cours des choses. Reste l’émotion suscitée par sa nomination dans le mouvement féministe, qui lui reproche son dédain pour la libération de la parole des femmes. Eric Dupond-Moretti sait bien qu’il ne pourra pas ignorer le débat. Il prétend y répondre par des actes. Prévues dès cette semaine, ses premières annonces concernero­nt la justice à l’égard des femmes victimes de violences conjugales.

Tout cela n’est rien au regard du baptême du feu politique qui s’annonce. Le 21 juillet, le Sénat examinera la propositio­n de loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des terroriste­s à l’issue de leur peine. Avec l’engagement par le gouverneme­nt d’une procédure accélérée, le texte des députés Yaël Braun-Pivet et Raphaël Gauvain a déjà été voté par l’Assemblée. Il est appuyé par l’Elysée, Matignon, la chanceller­ie, les services de renseignem­ent et le parquet national antiterror­iste. Seul le Conseil national des Barreaux, qui représente les 70000 avocats de France, a adopté une motion contre cette « peine après la

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