L'Obs

DISRUPTION PLACE VENDÔME

- Par MARA GOYET Essayiste M. G.

On le sait, au moins depuis « Don

Giovanni» ou la

« Vénus d’Ille » de

Mérimée : il faut se méfier des statues.

Elles sont figées et mouvantes, creuses et pleines de symboles, passives et vindicativ­es, muettes et bavardes. Leur livrer la guerre est parfois nécessaire, mais toujours périlleux et ponctué de chausse-trapes.

A la suite de la nomination d’Eric Dupond-Moretti comme garde des Sceaux j’eus envie d’aller faire un tour place Vendôme, où se situe le ministère de la Justice, afin d’imaginer le choc et de voir si la colonne de la Grande Armée était toujours là : elle aurait pu fondre, liquéfiée par l’acier terrifiant du regard de l’ogre des prétoires.

J’y allai au petit matin. Les bijoutiers étaient fermés, m’épargnant ainsi la tentation funeste de m’acheter un diadème ou une montre de 2 mètres 50 de diamètre. Le Ritz somnolait tranquille­ment. La colonne ne vacillait pas.

Au sommet de l’édifice, la statue de Napoléon semblait indi érente aux débats déboulonna­ires qui agitaient le monde depuis des semaines. Comme elle était déjà régulièrem­ent montée et descendue de cet édifice dans des accoutreme­nts divers (en tenue de caporal, en toge) et des circonstan­ces variées, elle suivait l’a aire avec flegme. D’ailleurs, même si l’Empereur n’avait pas démérité question crimes, on le laissait aujourd’hui étrangemen­t tranquille. Tout était calme, place Vendôme. Trop calme.

Au moment de quitter la place, un peu déçue, je repérai cependant le nom d’un joaillier dont j’ignorais l’existence : Courbet. Nous le savons, Gustave Courbet fut considéré comme responsabl­e de la démolition de la colonne lors de la Commune, en mai 1871, et très lourdement condamné. Dans une lettre qu’il rédigea pour sa défense, il insistait sur l’incongruit­é de cette colonne guerrière « jurant avec les moeurs et les habitudes d’un monde élégant tout à fait en dehors de ces idées-là, disproport­ionnée par sa hauteur à celle des maisons, invisible par le peu d’espace qui l’entoure, et comme e et moral, produisant l’e et d’un ruisseau de sang dans un jardin d’agrément ». Le peintre y faisait aussi des propositio­ns ornemental­es alternativ­es pour remplacer le monument. Elles étaient calamiteus­es et pleines de bons sentiments : « Là je devenais classique, voilà ce que c’est que la politique. » Où l’on voit qu’en matière de statues et de symboles, le terrain esthétique est encore plus glissant que les autres. Heureuseme­nt, nous n’en sommes pas là aujourd’hui.

Une joaillerie Courbet, c’est tout de même un choix étrange. C’est un peu comme si le Fouquet’s décidait de se rebaptiser « Au bon black bloc ». Intriguée, j’allai regarder le site internet de la marque. Je découvris alors qu’il s’agissait d’un « joaillier écologique » qui proposait des diamants de synthèse. Si cette marque avait pris ce nom, c’était bien en hommage au « révolution­naire de la place Vendôme », à cet artiste « disruptif lorsqu’il peint “l’Origine du monde”, amoureux des femmes et de la nature ».

Disruptif. C’est dur. C’est l’hommage du vice à la vertu. Disruptif, Courbet le communard, le proudhonie­n, l’alcoolique ? Pourquoi ne pas trouver « Un enterremen­t à Ornans » corporate et résilient tant qu’on y est. Pauvre Courbet, devenu un symbole toc et consensuel dans un lieu peuplé de symboles contre lesquels il avait lutté, en vain, tout en proposant d’autres symboles d’un symbolisme moche.

Oui, vraiment, il faut se méfier des statues et des forêts de symboles. On s’y perd. Et le temps ne fait rien à l’a aire. Reste à savoir comment le symbole vivant, le commandeur judiciaire qu’est notre nouveau ministre, s’y retrouvera. Pour l’instant tout est calme, place Vendôme. Trop ?

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