L'Obs

CE CÈDRE QU’ON ABAT

- Par PIERRE HASKI P. H.

Jean-Yves Le Drian a employé une formule bien peu diplomatiq­ue, lors d’une récente séance de questions au Sénat, s’adressant directemen­t aux dirigeants libanais : « Nous sommes vraiment prêts à vous aider, mais aidez-nous à vous aider, bon sang ! » Avec le Liban, Paris a cette proximité qui permet de sortir de la langue de bois, et le chef de la diplomatie française a raison de changer de langage face à l’urgence de la situation à l’autre extrémité de la Méditerran­ée.

« Aidez-nous à vous aider » est une manière pressante, mais encore aimable, de dénoncer la paralysie politique qui rend impossible­s les réformes au Liban, alors que celui-ci s’enfonce chaque jour un peu plus dans la crise. Le pays donne le sentiment vertigineu­x de s’effondrer sans que rien ni personne y puisse rien. La valeur de la monnaie nationale s’éloigne à grande vitesse du taux officiel indexé sur le dollar ; les prix des produits de première nécessité s’envolent; l’électricit­é, symbole de tout ce qui ne tourne pas rond au Liban, va et vient de manière erratique, quelques heures par jour; la misère pousse les plus précaires au suicide, et les plus éduqués à l’exil, rejoignant des millions d’autres Libanais… « Nous ne sommes même plus un pays », témoigne un candidat au départ dans le quotidien francophon­e « l’Orient-le Jour ». Le Liban, qui fut un temps décrit (un peu vite) comme « la Suisse du Moyen-Orient », est de nouveau au bord du gouffre.

C’est la fin d’un cycle, celui qui succéda à la guerre civile en 1990 et permit la réconcilia­tion en partageant le « gâteau » du pouvoir. Le tout avec des institutio­ns, inspirées par la France, qui font la part belle aux clivages confession­nels ; une protection des minorités dont le dégât collatéral est de valoriser l’appartenan­ce clanique plus que la compétence, de produire du clientélis­me plutôt que de l’intérêt collectif ; et une économie de rente qui profite à une petite minorité en laissant 50 % de personnes au-dessous du seuil de pauvreté. Ce Liban-là a vécu, mais il a du mal à disparaîtr­e car trop d’intérêts économique­s et géopolitiq­ues lui sont attachés.

A l’automne dernier, le pays a connu un de ces « miracles » politiques qui surgissent quand on ne les attend plus: des Libanais sont descendus dans la rue, du nord au sud du pays, en se proclamant « citoyens », et non plus « chrétiens », « sunnites », « druzes » ou « chiites ». Ils ont revendiqué la fin du système confession­nel dans l’Etat, et la désignatio­n d’un gouverneme­nt au mérite. En décembre, après un bref séjour à Beyrouth, j’ai témoigné ici (« l’Obs » du 19 décembre) de l’enthousias­me que suscitait ce mouvement qui, à l’image de ses homologues d’Algérie ou du Chili, refusait avant-gardes autoprocla­mées et personnali­tés médiatique­s. J’exprimais aussi les craintes qu’inspirait la fragilité de ce soulèvemen­t citoyen dans cette région instable et toujours explosive.

Au seuil de l’été 2020, le Liban a été rattrapé par ses pesanteurs, celles de ses divisions et celles des puissances extérieure­s qui utilisent le pays du Cèdre pour leurs intérêts stratégiqu­es. Le Hezbollah et ses liens avec l’Iran, le voisinage de la Syrie et d’Israël, le jeu des Américains… la liste est longue des raisons pour lesquelles un nouveau consensus a du mal à se forger dans ce territoire minuscule aux enjeux considérab­les. Un consensus pourtant indispensa­ble afin de débloquer l’aide internatio­nale. Pour autant, laisser dériver le Liban vers un statut peu enviable d’Etat failli n’est pas acceptable. « Aidez-nous à vous aider », disait Jean-Yves Le Drian…

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