CE CÈDRE QU’ON ABAT
Jean-Yves Le Drian a employé une formule bien peu diplomatique, lors d’une récente séance de questions au Sénat, s’adressant directement aux dirigeants libanais : « Nous sommes vraiment prêts à vous aider, mais aidez-nous à vous aider, bon sang ! » Avec le Liban, Paris a cette proximité qui permet de sortir de la langue de bois, et le chef de la diplomatie française a raison de changer de langage face à l’urgence de la situation à l’autre extrémité de la Méditerranée.
« Aidez-nous à vous aider » est une manière pressante, mais encore aimable, de dénoncer la paralysie politique qui rend impossibles les réformes au Liban, alors que celui-ci s’enfonce chaque jour un peu plus dans la crise. Le pays donne le sentiment vertigineux de s’effondrer sans que rien ni personne y puisse rien. La valeur de la monnaie nationale s’éloigne à grande vitesse du taux officiel indexé sur le dollar ; les prix des produits de première nécessité s’envolent; l’électricité, symbole de tout ce qui ne tourne pas rond au Liban, va et vient de manière erratique, quelques heures par jour; la misère pousse les plus précaires au suicide, et les plus éduqués à l’exil, rejoignant des millions d’autres Libanais… « Nous ne sommes même plus un pays », témoigne un candidat au départ dans le quotidien francophone « l’Orient-le Jour ». Le Liban, qui fut un temps décrit (un peu vite) comme « la Suisse du Moyen-Orient », est de nouveau au bord du gouffre.
C’est la fin d’un cycle, celui qui succéda à la guerre civile en 1990 et permit la réconciliation en partageant le « gâteau » du pouvoir. Le tout avec des institutions, inspirées par la France, qui font la part belle aux clivages confessionnels ; une protection des minorités dont le dégât collatéral est de valoriser l’appartenance clanique plus que la compétence, de produire du clientélisme plutôt que de l’intérêt collectif ; et une économie de rente qui profite à une petite minorité en laissant 50 % de personnes au-dessous du seuil de pauvreté. Ce Liban-là a vécu, mais il a du mal à disparaître car trop d’intérêts économiques et géopolitiques lui sont attachés.
A l’automne dernier, le pays a connu un de ces « miracles » politiques qui surgissent quand on ne les attend plus: des Libanais sont descendus dans la rue, du nord au sud du pays, en se proclamant « citoyens », et non plus « chrétiens », « sunnites », « druzes » ou « chiites ». Ils ont revendiqué la fin du système confessionnel dans l’Etat, et la désignation d’un gouvernement au mérite. En décembre, après un bref séjour à Beyrouth, j’ai témoigné ici (« l’Obs » du 19 décembre) de l’enthousiasme que suscitait ce mouvement qui, à l’image de ses homologues d’Algérie ou du Chili, refusait avant-gardes autoproclamées et personnalités médiatiques. J’exprimais aussi les craintes qu’inspirait la fragilité de ce soulèvement citoyen dans cette région instable et toujours explosive.
Au seuil de l’été 2020, le Liban a été rattrapé par ses pesanteurs, celles de ses divisions et celles des puissances extérieures qui utilisent le pays du Cèdre pour leurs intérêts stratégiques. Le Hezbollah et ses liens avec l’Iran, le voisinage de la Syrie et d’Israël, le jeu des Américains… la liste est longue des raisons pour lesquelles un nouveau consensus a du mal à se forger dans ce territoire minuscule aux enjeux considérables. Un consensus pourtant indispensable afin de débloquer l’aide internationale. Pour autant, laisser dériver le Liban vers un statut peu enviable d’Etat failli n’est pas acceptable. « Aidez-nous à vous aider », disait Jean-Yves Le Drian…