L'Obs

LA LOI DU PROFIT

En deux siècles et demi, plus de 3 000 expédition­s négrières sont parties de France. La traite a fait la fortune de grands ports du pays et de milliers d’armateurs et de planteurs

- Par NATHALIE FUNÈS

Le Bienfaisan­t », « l’Aimable », « la Vertu », « l’Egalité », « la Fraternité », « le Père de famille », « le Bon Citoyen »… Ce sont les noms aux consonance­s fraternell­es des navires, corvettes et frégates qui, pendant deux siècles et demi, sont partis, voiles au vent, lourds et ventrus, pour a ronter le gros temps de l’Atlantique. Ils quittaient les ports de La Rochelle, Bordeaux, SaintMalo, Lorient, Le Havre, Nantes, chargés de textiles, d’armes, d’alcool, de plomb, de fer – leur monnaie d’échange contre « l’or noir » −, s’arrêtaient dans les comptoirs des côtes africaines, entre le Sénégal et l’équateur, s’approvisio­nnaient en esclaves, traversaie­nt l’Océan, déposaient leur cargaison humaine dans les îles françaises puis revenaient, au bout d’un an, d’un an et demi, avec du café, du cacao, du sucre, le « pétrole » de l’époque. De 350 à 450 esclaves transporté­s en moyenne par navire, entassés dans l’entrepont clos et obscur, les hommes à l’avant, les femmes et les enfants à l’arrière, nus, enferrés par deux. Entre 10 et 20% n’atteignaie­nt jamais l’autre rive, morts de dysenterie, de variole, de rougeole, de soif, de faim, de mauvais traitement­s, de tentatives de rébellion. « J’étais persuadé que j’étais dans un monde de mauvais esprits qui allaient me tuer », racontera dans son autobiogra­phie, en 1789, Olaudah Equiano, enlevé par des

chasseurs d’esclaves d’une tribu adverse au Nigeria et vendu à des négriers britanniqu­es.

Entre le et le siècle, la France a déporté environ 1,4 million d’Africains (le dixième du total estimé de la traite occidental­e) vers ses colonies des Petites et Grandes Antilles, la Martinique, la Guadeloupe et la partie française de Saint-Domingue, devenue Haïti, « perle de l’Empire », mais aussi la Louisiane, la Guyane et les îles de l’océan Indien (Réunion et Maurice). La traite des Noirs commence dès le siècle dans le monde musulman du Maghreb et du MoyenOrien­t. Les Européens s’installent, eux, le long du littoral africain au début du siècle. Ils font commerce d’or, d’ivoire, de gomme arabique puis, très vite, et pour l’essentiel, d’esclaves. La révolution sucrière et l’essor de l’économie de plantation dans les colonies réclament de la main-d’oeuvre. Une bulle papale de 1639 menace d’excommunic­ation toute personne qui fera trafic d’Indiens. Et les « engagés blancs », travailleu­rs européens sous contrat, se tarissent. Les esclaves africains feront donc l’a aire. La traite atlantique est lancée.

“L’ÉCONOMIE CASINO”

Un « nègre », comme on disait alors, peut être revendu dix fois son prix d’achat. « Ce sont les débuts de l’économie du risque, de l’économie casino, note Frédéric Régent, historien spécialist­e de l’esclavage (1). Le taux de profit moyen de la traite, d’environ 6% par an, était légèrement supérieur à la rente foncière et au taux de crédit. Si tout se passait bien, l’investisse­ur dans une expédition pouvait doubler voire tripler sa mise. C’est pour ce commerce-là que se sont créées les grandes compagnies d’assurances, en France, aux Pays-Bas, en Angleterre, comme la Lloyds. Assurance, mais aussi crédit, Bourse, les outils du capitalism­e moderne, sont mis en place pour le commerce triangulai­re. » La traite occidental­e sera ainsi le premier grand commerce mondialisé de l’Histoire. Quelque 3317 expédition­s partiront de France. Nantes, le plus grand port négrier du pays, le quatrième d’Europe après Liverpool, Londres et Bristol, assurera 42% de la traite de l’Hexagone.

La ville porte encore les traces de la richesse accumulée tout au long du siècle. « C’était une cité médiévale aux ruelles étroites, capitale d’une région pauvre, la Bretagne, raconte Yvon Chotard, fondateur de l’associatio­n Les Anneaux de la mémoire. L’argent de la traite en a fait un port opulent. » Majestueux hôtels particulie­rs érigés par les négriers en tu eau, une pierre dorée, avec balcons en fer forgé et mascarons, alignement des quais de la Fosse, Brancas et Flesselles d’où partaient les équipages, somptueux Théâtre Graslin avec son plafond en coupole et ses loges ouvertes « à l’italienne » qui présentera un opéra baptisé « la Négresse » lors de son ouverture… Dans les années 1780, 700 000 Africains travaillen­t dans les colonies françaises, l’économie esclavagis­te fournit 35% du commerce extérieur du pays, Saint-Domingue est devenu le premier producteur mondial de sucre, et les exportatio­ns des Caraïbes ont été multipliée­s par douze en cinq décennies.

GRASSES COMPENSATI­ONS

Le petit déjeuner de la noblesse et de la haute bourgeoisi­e, qui se devait d’être composé de sucre, cacao et café, se banalise. Les cargaisons débarquées dans les ports français irriguent toute l’Europe continenta­le. Bordeaux, désormais le premier entrepôt colonial du pays, réexporte 90% du sucre et du café vers la Hollande, les villes hanséatiqu­es du Nord et les pays de la Baltique. Des industries textiles s’installent autour de Nantes afin d’alimenter les navires négriers en monnaie d’échange pour acquérir des esclaves. Toute l’économie européenne est baignée par l’argent de la traite et des plantation­s. « Même Fribourg, en Suisse, voit ses revenus exploser avec la hausse de sa production de gruyère, indique Catherine Coquery-Vidrovitch, historienn­e spécialist­e de l’Afrique (2). C’était l’une des nourriture­s favorites des équipages des navires négriers en raison de ses qualités de conservati­on. »

Quand surgissent les premiers mouvements abolitionn­istes à la fin du siècle, ce sont des milieux économique­s que viennent les opposition­s les plus virulentes. En 1794, date de la première abolition par la Convention, pendant la Révolution française, et en 1848, date du décret initié par Victor Schoelcher, qui sera, lui, définitif, planteurs et négriers hurlent en choeur que la fin de l’esclavage apportera la misère pour 5 à 6 millions de Français. En guise de compromis, on décide de grasses compensati­ons pour les propriétai­res d’esclaves. En Angleterre, l’abolition de 1833 coûte l’équivalent de 5% du revenu national en versements aux 4 000 propriétai­res. En France, les planteurs touchent l’équivalent de 500 francs de l’époque par esclave lors de la deuxième abolition de 1848, le quart du prix d’achat. Mais rien n’est alors prévu « pour indemniser les esclaves des dommages subis par eux ou leurs ancêtres, regrette Thomas Piketty dans “Capital et idéologie” (Le Seuil, 2019). Qu’il s’agisse de leurs dommages physiques ou du simple fait d’avoir travaillé pendant des siècles sans rémunérati­on ». Les débats n’ont pas été houleux à la Chambre des Députés. Tout le monde ou presque était favorable à une indemnisat­ion des propriétai­res. Le philosophe Alexis de Tocquevill­e comme le poète romantique Alphonse de Lamartine. (1) Auteur des « Maîtres de la Guadeloupe » (Tallandier, 2019). (2) Auteure des « Routes de l’esclavage » (Albin Michel, 2018).

C ’est un papier jauni avec une liste écrite d’une plume soignée. Elle dénombre les « esclaves nègres » de la plantation Bréda, en décembre17­85, à SaintDomin­gue (aujourd’hui Haïti). Casimir est un « nègre obéissant et peu intelligen­t » ; Samson, « assez bon sucrier d’un beau physique mais paresseux » ; François, « souvent à l’hôpital, exténué de misère et négligé ». La liste répertorie plusieurs « nègres hors service », comme Geneviève, « lépreuse » ou Magdelaine « infirme, abandonnée dans sa cave ». Ce fascinant document, exhumé en 2013 des cartons des Archives nationales d’Outre-Mer, à Aix-en-Provence, par les historiens Philippe Girard et Jean-Louis Donnadieu, l’est devenu encore plus quand, au détour de la liste, ils ont reconnu ce prénom : Toussaint. « Créole, gardien de mulets, sujet intelligen­t et entendu pour les pansements des animaux, doux mais bigot aimant catéchiser et à faire des prosélytes. Ce nègre est marié avec Suzanne, soeur du commandeur. »

Toussaint ? Oui, il s’agit bien de celui qui se donnerait plus tard le nom de Toussaint Louverture, le Spartacus qui mènerait la révolte des esclaves de SaintDomin­gue en 1791, émerveilla­nt Lamartine – « Cet homme est une nation ! » – qui lui consacrera une pièce. Louverture se fera ensuite nommer gouverneur à vie de l’île, défiant Bonaparte, alors Premier consul, qui le fait capturer, l’exile au fort de Joux, dans le Doubs, où il mourra un an plus tard, en 1803. « Toussaint Louverture, le Napoléon noir, imité et tué par le Napoléon blanc », écrivit Chateaubri­and. Napoléon omettait ce nom de Louverture dans tous les papiers o ciels, se limitant à celui de « Toussaint ». Ultime humiliatio­n pour l’esclave sans nom de famille qui s’en était justement choisi un : « Je suis Toussaint Louverture, mon nom s’est peut-être fait connaître jusqu’à vous. J’ai entrepris la vengeance de ma race. »

SURNOMMÉ “FATRAS BÂTON”

Quelle destinée pour l’esclave de la plantation Bréda, surnommé « Fatras-bâton » dans sa jeunesse pour son physique malingre et qui, illettré, s’était battu pour apprendre à lire et écrire à l’âge adulte ! Toussaint a déjà 48 ans, lorsqu’il s’engage dans la révolte de Saint-Domingue en 1791. Philippe Girard, historien et biographe de Toussaint Louverture, professeur à l’université d’Etat de Louisiane, explique : « La vie de

Toussaint, révolution­naire et homme politique, est documentée, mais on a peu de choses sur sa vie d’avant, sa vie d’esclave, puis d’a ranchi. »

Dans les années 1970, le mythe est écorné quand des historiens découvrent que le libérateur des esclaves, en avait, lui aussi, acheté… Toussaint, a ranchi vers 30 ans, rêvera, c’est vrai, d’avoir sa plantation. De se faire une place dans un monde de Blancs. Surtout, acheter des esclaves, c’était la seule manière pour un a ranchi de libérer sa famille et ses amis. On glosera aussi sur le trésor qu’aurait amassé Toussaint. La réalité est moins scintillan­te. Après son a ranchissem­ent, il est revenu travailler dans la plantation Bréda où il était né, où vivait toujours son épouse Suzanne, « blanchisse­use, la plus vaillante des négresses ». A Bréda, il y a aussi Pélagie, sa marraine, « négresse robuste qui danse bien à la mode de son pays ». Ou son neveu préféré, le beau Moïse, gardien de moutons qui sera plus tard l’un des principaux généraux de la révolte de SaintDomin­gue. La rébellion couve-t-elle déjà, en 1785, à la plantation Bréda ? Le comptable, frappé par l’hôpital où les esclaves « dépérissen­t à vue d’oeil, le chagrin s’en empare, ils tombent dans le marasme », s’interroge sur cette « race qui déteste son existence ». Quelques années auparavant, Mackandal, le sorcier, l’esclave « marron » (ayant fui), a enflammé les esprits, proposant d’empoisonne­r tous les Blancs. Il a été brûlé en place publique en 1758. Mais il a semé la colère. Elle grandit.

En 1789, la prise de la Bastille et la fièvre de la Révolution française parviennen­t jusqu’aux lointaines Antilles. Les esclaves blancs ont défait leurs maîtres, dit-on. Liberté, égalité, fraternité, clame la « Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen ». Lors de la réunion du BoisCaïman en août 1791, ils sont plusieurs conjurés à lancer le combat. Certains veulent exterminer tous les Blancs. Pas Toussaint, plus modéré, qui croit en une indépendan­ce concertée, aux côtés de la France. C’est en métropole qu’il a envoyé deux de ses enfants étudier, Placide (son préféré, alors qu’il n’était que son fils adoptif ) et Isaac, son fils de sang. Les combats font rage, et partout sur la planète, la révolte des esclaves noirs terrorise leurs maîtres. Aux Etats-Unis, Thomas Je erson, alors premier secrétaire d’Etat des Etats-Unis, craint ces « cannibales d’une terrible République » qui pourraient « attiser la combustion » en Amérique. En août 1793, sentant le vent de l’histoire, l’émissaire de la Convention, le girondin Léger-Félicité Sonthonax, proclame l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue. Il envoie plusieurs émissaires en métropole pour convaincre la Convention de faire de même. L’un d’entre eux, Jean-Baptiste Bellay, ex-esclave lui aussi, sera le premier député noir. La France vote l’abolition de l’esclavage en 1794.

DRESSÉS POUR “MANGER DES NÈGRES”

Saint-Domingue n’est plus une île esclavagis­te, mais reste en guerre. Il faut se défendre contre les Anglais qui veulent la conquérir. Et puis la « perle des Antilles », première productric­e mondiale de sucre, est à l’abandon. Toussaint veut obliger les anciens esclaves à revenir travailler aux plantation­s. Pis, il a même fait revenir des « géreurs » blancs pour les cornaquer. Moïse, le neveu chéri, refuse. Toussaint le fait fusiller.

De l’autre côté de l’Atlantique, le jeune Bonaparte prend le pouvoir lors du coup d’Etat du 18 Brumaire 1801. Toussaint se proclame gouverneur à vie et fait voter une Constituti­on. C’en est trop. Napoléon a pris sa décision – il veut rétablir l’esclavage – et il n’a plus qu’une obsession : écraser Toussaint et les rebelles de Saint-Domingue. Il envoie son beau-frère, le général Leclerc, les mater. En 1802, Toussaint est capturé. Napoléon se sent pousser des ailes. Il s’est fait nommer consul à vie, charge le général Richepanse de rétablir l’esclavage en Guadeloupe à coups de canon, promulgue un arrêté interdisan­t l’entrée en France à « tout Noir, mulâtre, ou autres gens de couleur ».

A Saint-Domingue, on continue à résister. De nouvelles troupes sont envoyées, toujours plus d’hommes, mais aussi des chiens, des bouledogue­s dressés pour « manger des nègres ». Il faut terroriser l’ennemi, mais c’est le contraire qui se passe : dans l’armée française, c’est la déroute. En novembre 1803, la bataille de Vertières, est le Waterloo des Antilles. Saint-Domingue, renommée Haïti, proclame son indépendan­ce. La première République noire indépendan­te. Capturé, emprisonné au fort de Joux, Toussaint, l’ex-esclave illettré, écrit sans relâche. Tente de plaider sa cause auprès de Napoléon. Il fait appel, comme il en a pris l’habitude, à un secrétaire (son orthograph­e était restée vacillante), mais très vite, ce mince privilège lui est retiré. Ensuite, ce sera le papier et le stylo qu’on lui confisque. Le silence. Puis la mort. « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs. Il repoussera par les racines parce qu’elles sont puissantes et nombreuses. »

“MON NOM S’EST PEUT ÊTRE FAIT CONNAÎTRE JUSQU’À VOUS. J’AI ENTREPRIS LA VENGEANCE DE MA RACE.”

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? « Toussaint Louverture, chef des Noirs insurgés de SaintDomin­gue » (eau-forte datant du XIXe siècle).
« Toussaint Louverture, chef des Noirs insurgés de SaintDomin­gue » (eau-forte datant du XIXe siècle).
 ??  ?? La révolte des esclaves à Saint-Domingue le 28 août 1791 (gravure du XVIIIe siècle).
La révolte des esclaves à Saint-Domingue le 28 août 1791 (gravure du XVIIIe siècle).
 ??  ?? La forteresse de Joux dans le Doubs où Toussaint Louverture meurt d’une pneumonie le 7 avril 1803.
La forteresse de Joux dans le Doubs où Toussaint Louverture meurt d’une pneumonie le 7 avril 1803.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France