L’ESCLAVE QUI ATTAQUA SON MAITRE EN JUSTICE
Furcy est devenu célèbre en gagnant en 1843 le procès qu’il intenta à son propriétaire afin de recouvrer sa liberté. Un incroyable feuilleton judiciaire
Je me nomme Furcy. Je suis né libre dans la maison Routier, fils de Madeleine, Indienne libre, alors au service de cette famille. Je suis retenu à titre d’esclave chez M. Lory, gendre de Mme Routier. Je réclame ma liberté : voici mes papiers. » C’est par ces mots, consignés sur procès-verbal, que le 2 octobre 1817, Furcy, esclave, âgé d’une trentaine d’années, vient plaider sa cause dans le bureau du procureur de la cour royale de Saint-Denis, dans l’île Bourbon, comme on appelait jadis l’île de la Réunion. Commence alors un feuilleton judiciaire long de vingt-sept ans, d’autant plus incroyable qu’il oppose un esclave et son maître.
L’histoire aurait pu rester enfouie, comme tant d’autres, sans la curiosité et l’obstination de Mohammed Aïssaoui, journaliste littéraire au « Figaro » (1), qui, un beau jour de 2005, tombe sur une dépêche de l’AFP annonçant la vente aux enchères des archives de « l’a aire de l’esclave Furcy ». Intrigué, il se rend à l’hôtel Drouot. La salle est vide. Personne à part lui ne semble se passionner pour ce qu’il y a dans ce carton, qui consigne cette longue procédure, procès-verbaux, lettres, auditions. Les archives départementales de l’île de la Réunion préemptent alors le lot. Leur provenance est inconnue. « Ce trésor est resté plusieurs mois dans un cagibi à Drouot, puis expédié aux archives à la Réunion, il est resté non classé.
Rien n’avait jamais été écrit sur Furcy. Alors je suis parti dans cette quête. Je voulais retrouver ses traces mais il y en avait si peu », dit Mohammed Aïssaoui.
Sans archives, sans mots, sans identité, les esclaves ont été e acés de notre mémoire. Les seules bribes attestant de leur existence sont ces statistiques des bateaux de traite, ces listes dans les registres des plantations. Comme tous les esclaves, Furcy n’avait pas de nom de famille, uniquement ce prénom, Furcy, qu’on lui avait attribué. On ne sait même pas où il est né. En revanche, il a appris à lire et à écrire. C’est ainsi qu’il a compris qu’il était libre, en découvrant après la mort de sa mère, un certificat d’a ranchissement, qu’elle-même n’avait pu déchi rer. Furcy s’est alors décidé à réclamer son droit, trouvant un allié improbable en la personne du procureur Gilbert Boucher, fraîchement nommé à la Réunion qui a décidé de faire du combat de Furcy le sien.
VENDU POUR 700 PIASTRES
L’a aire devient une a aire d’Etat. Desbassayns de Richemont, commissaire général de l’île, issu d’une puissante famille de colons accuse Furcy de rébellion, l’arrête et le met en prison. Lors de la première audience, le tribunal expédie l’a aire : les revendications de l’esclave sont absurdes, sa place est derrière les barreaux. De toute façon, selon le Code noir, l’esclave doit passer par son maître s’il veut défendre ses intérêts ! Gilbert Boucher fait appel. Desbassayns est furieux. « Le procureur général a un penchant détestable : il est proche des dernières classes de la société et éloigné de ceux qui tiennent un rang dans le monde. Il est le véritable auteur de la rébellion de Furcy ! » précise Mohammed Aïssaoui. Furcy perd son procès en appel. Mais il reste un danger pour l’île. Il a suscité l’espoir. Il faut l’éloigner. Son propriétaire le vend 700 piastres à son frère et l’expédie à l’île Maurice. Il est enchaîné lors du voyage. Là-bas, le voilà à nouveau en captivité. Il ne cesse d’écrire partout pour plaider sa cause. Pendant vingt ans, il correspond avec Gilbert Boucher, qui a été muté hors de la Réunion. Aucune trace, hélas, de toutes ses missives. Jusqu’au fameux carton d’archives vendu à Drouot. Où, dans les liasses non classées, se trouvent sept lettres signées Furcy. « C’était comme si son fantôme surgissait devant moi », dit Mohammed Aïssaoui.
La voilà enfin, la voix de Furcy. Dans l’une, il signe d’un désespéré : « Furcy né libre, esclave maintenu par la cupidité d’un homme. » De son lieu d’exil, il n’évoque jamais son quotidien et les mauvais traitements dont il est l’objet, restant concentré sur ce qui l’obsède : son procès. « Je suis sûr que l’infortuné à qui vous vous intéressâtes à Bourbon ne peut être entièrement e acé de votre mémoire. Je prends donc encore la liberté de vous écrire pour vous supplier de penser à moi, de me faire savoir si je ne dois plus espérer et si, né libre, il m’est défendu de jouir des droits que ma naissance m’accordait. […] J’allais respirer l’air de la liberté, vous partîtes, je suis esclave. »
Furcy gagne son procès. Gilbert Boucher, l’homme qui a conservé tous les documents de cette a aire qui le hante, meurt en 1841, sans en apprendre le dénouement. « Personne ne connaissait la suite de l’histoire… La cour d’appel de Saint-Denis, à la Réunion, avait brûlé, je pensais que le compte rendu des derniers procès avait été perdu. Et puis, j’ai découvert que le jugement avait eu lieu à Paris », raconte Mohammed Aïssaoui.
AIDÉ PAR DES ABOLITIONNISTES
Rendu par la cour royale de la capitale le 28 décembre 1843, le verdict « Furcy contre son maître » a, lui, été bien conservé, ainsi que le compte rendu du procès. Aïssaoui le consulte à la Bibliothèque nationale de France. Il découvre non seulement que Furcy, toujours vivant, s’est rendu à Paris depuis l’île Maurice (« Et aujourd’hui en France, présent à l’audience, Furcy… ») mais surtout qu’il a gagné sa longue bataille judiciaire (« La cour dit que Furcy est né en liberté »). Des militants abolitionnistes l’ont aidé à se préparer à ce procès dans lequel ils ont vu une tribune pour leur cause. L’un de ses avocats rappelle dans sa plaidoire l’édit de Louis le Hutin de 1315 abolissant le servage et clamant que « nul n’est esclave en France », habile façon de rappeler les multiples exceptions juridiques : les esclaves transitaient dans les ports, à Nantes ou à La Rochelle, bref, en terre de France! Furcy refuse les 10 000 francs de dommages et intérêts qui lui sont octroyés. Cinq ans plus tard, l’esclavage sera définitivement aboli. (1) Auteur de « l’Affaire de l’esclave Furcy », Gallimard, 2010.
Victor Hugo est un grand homme. Un grand homme de son temps, lesté comme chacun des préjugés de son siècle. Vers la fin de sa vie, alors que la pénétration du continent noir ne fait que commencer, le sénateur inamovible devenu l’idole de la République exhorte ses contemporains à accélérer la colonisation de l’Afrique. Elle est nécessaire, elle est impérieuse, elle sera facile : « Allez, Peuples! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. A qui? à personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu o re l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. »
Où lance-t-il cette curieuse harangue? Devant un corps expéditionnaire en partance? Face à des industriels et des marchands se réjouissant du festin à venir ? Pas du tout. Ce « discours sur l’Afrique » est prononcé en 1879, en présence et en l’honneur de Victor Schoelcher, lors d’un banquet commémorant l’abolition de l’esclavage que cet autre grand homme avait fait aboutir, trente et un ans plus tôt. Pour l’orateur, comme pour celui qu’il célèbre, l’articulation entre ce magnifique acte émancipateur et la colonisation n’a rien de choquant. Elle est une évidence. Hugo s’en explique ce soir-là dans un de ces balancements dont il a le secret : « Au XIXe siècle le Blanc a fait du Noir un homme. Au
XXe siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. » Hommes de progrès, humanistes sincères, les deux Victor sont abolitionnistes et colonialistes. Mieux. Ils sont colonialistes parce que ils sont abolitionnistes.
ORGUEIL NATIONAL
Du partage de l’Afrique e ectué dans le dernier tiers du par quelques puissances – le Royaume-Uni, la France, la Belgique, le Portugal, l’Allemagne –, on garde des images de conquêtes armées, de militaires en casque colonial « pacifiant » la savane à la mitrailleuse. Mille études nous ont expliqué les raisons profondes de ce dernier grand épisode de l’expansion européenne. De l’Afrique noire jusqu’au début des années 1870, on ne connaît que les côtes. L’intérieur, qu’on commence à explorer, paraît un réservoir riche de promesses pour notre petit continent dopé par la révolution industrielle : on pourra s’y fournir en matières premières et ouvrir de nouveaux marchés pour écouler les
productions. La rivalité entre nations accélère dans les années 1870-1880 le processus. Les Français nomment cela la « course au clocher » : chacun se dépêche de prendre sa part du gâteau. La participation si active de la France à ce grand jeu correspond aussi à un moment politique. Après la défaite de 1870, il faut trouver un dérivatif qui puisse regonfler l’orgueil national.
On oublie trop que cette vaste entreprise a été aussi portée par des progressistes, convaincus d’agir pour le bien de l’humanité. Voyez la phrase fatale, si souvent exhumée ces temps derniers, de Jules Ferry. Lors d’un débat parlementaire en 1885, ce promoteur de la colonisation la justifie par le fait que « les races supérieures ont un droit sur les races inférieures ». Il ajoute aussitôt : « Parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » La remarque nous est évidemment odieuse aujourd’hui. On doit néanmoins prendre en compte son contexte. A la Chambre, ce jour-là, pour répondre au leader républicain, seul Clemenceau (alors d’extrême gauche) use d’arguments qui sont les nôtres en soulignant l’idiotie de toute prétention à la supériorité d’un peuple sur les autres. Mais si la droite s’oppose alors au projet de Ferry, ce n’est pas qu’elle le juge raciste. C’est qu’elle pense qu’il ne l’est pas assez ! L’Alsace-Lorraine, voilà la seule blessure ! Pourquoi en détourner les Français avec ces chimères humanitaro-exotiques? L’ultranationaliste Déroulède résumera cette aigreur dans une formule qui a le mérite de la clarté : « J’ai perdu deux soeurs et vous m’offrez vingt nègres. »
Jules Ferry défend l’expansion car il sait qu’elle offrira à son pays des débouchés économiques. Il veut aussi, en effet, « s’offrir des nègres » car il est persuadé – ou s’est autopersuadé – d’avoir envers eux le même devoir qu’envers les petits Français qu’il instruit grâce à ses lois scolaires. S’emparer du reste du monde répond à la « mission civilisatrice » dont tout l’Occident de l’époque se pense investi. La lutte contre l’esclavage y tient une place centrale.
Le fléau existe sur le continent noir depuis la nuit des temps. Dans cette seconde moitié du xixe, il y sévit plus que jamais. Le paradoxe, nous explique l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch dans sa lumineuse « Petite Histoire de l’Afrique » (1), est que cette aggravation est due au spectaculaire revirement de l’Occident sur la question. Après avoir, pendant trois siècles, acheté des millions d’êtres humains sur la côte ouest de l’Afrique, les Européens interdisent la traite (au congrès de Vienne, en 1815) puis l’esclavage (progressivement, par pays). Cela a pour effet de créer un surplus de captifs, qui sont revendus dans le continent lui-même, et de déplacer les flux. Du côté oriental de l’Afrique, où la traite arabe sévit depuis le viie siècle, les marchands arabo-swahilis redoublent d’activité. Agissant pour le compte des riches commerçants de Zanzibar, ils pénètrent de plus en plus profondément dans le continent pour y rafler leur marchandise humaine.
Congrès anti-esClavagistes
Les Européens s’insurgent contre cette horreur avec la fougue des nouveaux convertis et sautent bientôt le pas : le meilleur moyen de faire cesser l’odieux commerce est d’aller l’interdire sur place nous-mêmes. L’exemple le plus emblématique de cette façon de faire est celui de Léopold II de Belgique. Il souhaite absolument une colonie, mais son gouvernement ne veut pas d’un tel fardeau. A coups de congrès antiesclavagistes organisés à Bruxelles et de millions donnés à cette cause, il se construit la figure du grand libérateur. C’est à ce titre qu’il réussit à faire avaliser, par les puissances européennes, la prise de possession de l’immense Congo, que lui a obtenu Henry Morton Stanley, un aventurier sans scrupules, et qu’il met aussitôt en coupe réglée.
Les Français ne sont pas en reste. Ils ont aussi leur Congo, que leur a amené Pierre Savorgnan de Brazza. Le militaire est adulé en France. Il raconte qu’il a progressé dans le pays avec pour seule arme un drapeau tricolore. Il disait aux indigènes : « Celui qui le touche devient libre. » Gallieni, connu aujourd’hui comme un des plus grands massacreurs des « pacifications » coloniales, fut célébré comme un humaniste. N’avait-il pas aboli l’esclavage, sitôt après la conquête de Madagascar (1896), et, une décennie plus tôt, comme nous le raconte l’historienne Nelly Schmidt (2), fait construire au Soudan (actuel Mali) les « villages de liberté » pour y regrouper les ex-captifs ?
Le fait qu’il interdise aussi aux habitants de ces villages d’en sortir ne lui pose par ailleurs aucun problème. C’est bien sûr l’autre face de cette histoire. La propagande parle de la libération d’un continent. La réalité sera la violence de l’occupation, le pillage des ressources et, pour les populations, un statut d’inférieur codifié par le régime de l’indigénat. Celui-ci prévoit, entre autres, ce que l’administration appelle pudiquement les « prestations » : des jours de corvée auxquels sont astreints les « indigènes » pour construire les infrastructures voulues par les colons. Au nom de la lutte contre l’esclavage, la colonisation aura importé le travail forcé. (1) La Découverte, 2011.
(2) Auteure de « l’Abolition de l’esclavage. Cinq siècles de combat, XVe-XXe siècle », Fayard, 2005.
“elles
[les races supérieures] ont le devoir de civiliser les races inférieures.” juLes Ferry