L'Obs

“Notre économie est dépourvue -de roue de secours”

Pour le prix Nobel d’économie, la crise actuelle démontre la nécessité d’abandonner le PIB comme seule mesure de performanc­e

- Propos recueillis par SOPHIE FAY et VINCENT JAUVERT

Pourquoi, selon vous, la pandémie devrait nous pousser à abandonner le PIB comme seul critère de réussite d’un pays pour en adopter d’autres, ceux que l’on appelle « l’économie du bien-être »?

A l’évidence, cette crise montre les insu sances de ce système de mesure très étroit. Un exemple frappant : les Etats-Unis sont à la fois numéro un mondial en termes de PIB et le pays le plus touché par le Covid ! La pandémie a mis en lumière les grandes faiblesses dans notre système de santé et les terribles inégalités qui a ectent les Etats-Unis, autant d’éléments cruciaux qui ne sont pas mesurés par le PIB.

Cette crise souligne aussi, comme celle de 2008, que le PIB ne mesure pas la durabilité et la résilience de nos économies et qu’il les pousse même dans le sens inverse. Avec des marchés à courte vue, on se concentre sur le profit immédiat, sur les économies de bouts de chandelle. Certes, une voiture sans roue de secours coûte un peu moins cher, mais si vous crevez, vous vous rendez compte de sa très grande utilité ! Eh bien, en nous concentran­t seulement sur la croissance et le profit, nous avons construit une économie dépourvue de roue de secours. Si bien que, durant cette pandémie, nous n’avons même pas été capables de produire de masques, respirateu­rs ou tests ; nous sommes devenus dépendants, non résilients. Et cela s’applique évidemment à d’autres risques, au premier rang desquels le changement climatique. Si les critères de l’économie du bien-être avaient été adoptés il y a quelques années, nous n’en serions pas là. Quel est ce nouveau système de mesure que nous devrions mettre en place ?

Les commission­s que j’ai présidées [en France sous Nicolas Sarkozy puis à l’OCDE] insistaien­t sur le besoin de créer un tableau de bord constitué d’indicateur­s multiples et non plus d’un seul. Santé, environnem­ent, sécurité, inégalités… Chaque société choisirait les domaines sur lesquels elle souhaite que son gouverneme­nt se concentre davantage, selon ses problèmes majeurs. Aux Etats-Unis, par exemple,

les inégalités sont telles – en matière de santé, de logement ou de revenus – qu’elles devraient faire l’objet de multiples indicateur­s. Dans ces tableaux de bord, on devrait trouver des mesures de la durabilité, des inégalités, de la résilience mais aussi quelques mesures subjective­s du bien-être, de la confiance dans les institutio­ns… Qu’est-ce que cela changerait ?

C’est simple : si, par exemple, un gouverneme­nt ne sait pas qu’il y a des inégalités très grandes, ni qui elles touchent et où, il ne va pas essayer de les réduire, ou mal. Mais on le sait déjà : de multiples institutio­ns publient des quantités d’indicateur­s…

Oui, mais cela ne veut pas dire que la parole politique en tient compte. Il ne s’agit pas d’inventer la roue! La plupart de ces idées sont là, présentes dans le débat, mais on n’y accorde pas la même attention que si elles sont concentrée­s dans quelques critères médiatisés. Par exemple, en 2009, après la crise financière, Obama a clamé que les Etats-Unis enregistra­ient une reprise économique, mais il n’a pas parlé des chi res de l’inégalité. Si ces derniers avaient été intégrés dans le tableau de bord de la Maison-Blanche, il aurait su que 91 % de cette reprise ne bénéficiai­ent qu’au 1 % les plus riches. Et que donc pour neuf Américains sur dix il n’y avait pas de reprise! A mon avis, Obama ne le savait pas… Certains pensent que cette économie du bien-être n’est qu’un gadget inutile. Que leur répondez-vous ?

Que certains pays prennent tout cela très au sérieux et l’utilisent très bien. Le dernier exemple est la Nouvelle-Zélande qui établit désormais des budgets fondés sur l’économie du bien-être. Le gouverneme­nt dit aux citoyens : voici ce qui nous semble très important, par exemple, la précarité des plus pauvres et particuliè­rement parmi les enfants. Du coup, dans le tableau de bord national, figure le montant consacré à la lutte contre la précarité des plus jeunes. Cela ne remplace pas le budget traditionn­el, mais cela permet de définir des priorités qui ne sont pas strictemen­t économique­s ou financière­s. Du coup, chaque ministre se demande ce qu’il doit faire pour remplir ce critère et les mentalités changent.

Il y a aussi l’Ecosse. Son gouverneme­nt a fait une utilisatio­n très intelligen­te de l’économie du bienêtre. Il donne de l’argent aux autorités locales pour l’éducation, la santé… mais il veut connaître précisémen­t les résultats obtenus, et cela grâce aux tableaux de bord au plus près du terrain.

Le président Sarkozy vous a demandé en 2008 de réfléchir à de nouveaux tableaux de bord. Mais votre rapport n’a pas fait changer le système budgétaire français. Savez-vous pourquoi ?

Il était véritablem­ent sensible à la question. Il savait que les citoyens accordent de l’importance au PIB mais aussi à de nombreuses autres choses, la pollution, le bruit, la sécurité… Mais il y a eu la crise financière et tout le monde s’est concentré sur la reprise. L’attention sur l’économie du bien-être s’est perdue. Le risque n’est-il pas le même aujourd’hui ?

Peut-être mais il est possible que la succession rapprochée de ces deux crises, celle de 2008 et l’actuelle, a fait comprendre aux citoyens que le PIB n’est pas

la bonne mesure de la force d’une économie et d’une société. La pandémie a été, au moins aux Etats-Unis, si fortement associée aux inégalités que l’on ne peut plus ignorer cette dimension. Les gens se disent que l’on ne devrait plus se concentrer autant sur le PIB mais plus sur le système de santé et sur les inégalités. Vous regrettez le court-termisme dont font souvent preuve les Etats comme les grandes entreprise­s. Que peut-on faire ?

Pour le secteur privé, mon collègue Patrick Bolton propose de lier le droit de vote des actionnair­es d’une entreprise à la durée de détention des actions, ce qu’il appelle les « loyalty shares ». Ceux qui font des allers-retours en Bourse n’auraient pas de droit de vote. Et vous auriez plus de droits si vous êtes actionnair­e depuis plus de dix ans.

On a aussi besoin que la rémunérati­on des PDG soit liée aux performanc­es de long terme. Il faut que leurs stock-options soient exerçables au bout de dix ou vingt ans, ce qui les obligerait à avoir une vraie vision pour l’entreprise.

Pour les Etats, il faut développer de nouveaux instrument­s. Les tableaux de bord dont on a parlé, mais aussi des institutio­ns qui favorisera­ient la réflexion ou l’action à long terme. C’est le cas des banques de développem­ent [comme la Caisse des Dépôts, la Banque publique d’Investisse­ment en France ou la BEI au niveau européen, NDLR]. Elles portent des projets longs, elles ont cette culture, alors que la politique est forcément une a aire de court terme, car nous avons besoin d’élections. Il n’y a que les dictateurs qui ont un horizon de long terme et ce n’est pas ce que nous voulons !

Longtemps la France a eu un commissari­at au Plan. Il a disparu avec la montée en puissance du libéralism­e. Il faut peut-être parler de « vision » plutôt que de « plan » aujourd’hui. Les politiques menées doivent être cohérentes avec la vision du monde que nous avons à cinq, dix ou quinze ans. Dans votre dernier livre, vous dénoncez les monopoles ou oligopoles qui faussent la concurrenc­e, en particulie­r dans le numérique et la pharmacie. Ont-ils eu une influence sur la gestion de la crise sanitaire ?

L’économie de marché, telle qu’on l’apprend dans les livres, repose sur la concurrenc­e. Toutes ses vertus disparaiss­ent si elle se transforme en capitalism­e de monopoles. Dans les années 1930, il y avait énormément de discussion­s autour de ce risque. Au e siècle, il est devenu une réalité. Or pour qu’il y ait du bien

être, il faut des opportunit­és. Si un jeune veut se lancer, il doit pouvoir le faire. Ce qui n’est pas possible si le marché est contrôlé par un monopole.

Regardez la manière dont beaucoup de jeunes entreprene­urs réfléchiss­ent aux Etats-Unis. Ils se disent : je vais créer ce business et le faire grandir pour que Google ou Facebook le rachète ! Ils ne se disent plus : je vais créer un produit qui va faire du bien aux autres, à la société. Et puis ces monopoles créent des inégalités massives, pas seulement de richesse, mais aussi de pouvoir politique. Y a-t-il des exemples dans le domaine de la santé et particuliè­rement sur traitement du Covid-19 ?

Il y a celui, spectacula­ire, de Gilead qui détient le brevet pour le Remdesivir, et qui veut facturer plus de 3 000 dollars un traitement de 5 jours qui n’a même pas démontré son efficacité sur les chances de survie, mais permet simplement un temps d’hospitalis­ation plus court.

En Europe, il faut aussi que vous ayez conscience que Trump veut acheter tous les composants des vaccins potentiels pour qu’ils ne soient disponible­s qu’aux Etats-Unis. Il pense que ça nous donnera un avantage compétitif. Il est même prêt à acheter des entreprise­s européenne­s.

Cela devrait être dénoncé. Le fait que les EtatsUnis aient plus d’argent ne devrait pas leur permettre

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Français ! La propriété intellectu­elle des traitement­s ou vaccins liés au Covid-19 devrait être un bien public mondial, avec une priorité donnée – en cas de ressources insuffisan­tes – à ceux qui sont le plus exposés, comme les personnels soignants dans les endroits où l’épidémie se propage le plus rapidement.

Il me semble que 95 % de la planète est capable de se mettre d’accord sur ces priorités. La pandémie met en lumière la face sombre de notre système économique et politique. Si Joe Biden emporte les élections en novembre, quel sera l’impact mondial ?

Il sera énorme. Ce sera un changement majeur de direction. Les démocrates croient dans la coopératio­n internatio­nale. Le réchauffem­ent climatique est un problème mondial, les pandémies aussi. Nous devons les régler avec ceux qui partagent nos valeurs démocratiq­ues.

En revanche, avec Biden, nos relations avec les régimes autoritair­es – la Chine, par exemple – resteront aussi tendues, peut-être davantage. Car Trump analyse tout d’un point de vue mercantile, commercial. Il ne donne pas l’impression d’attacher de l’importance à l’oppression des opposants, à la fin de la liberté à Hongkong. La plupart des Américains sont très attachés à ces questions. La direction que prend la Chine ne devrait pas laisser les Etats-Unis et l’Europe aussi indifféren­ts.

“LA PROPRIÉTÉ INTELLECTU­ELLE DES VACCINS DEVRAIT ÊTRE UN BIEN PUBLIC MONDIAL.” JOSEPH STIGLITZ

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Un sans-abri à Los Angeles, le 25 mai.

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