L'Obs

Une benne de chagrin

C’est l’histoire d’un éboueur du Calvados à qui un riverain a offert de la bière durant la pandémie. Licencié, il s’est tué d’un coup de fusil

- Par CHARLOTTE CIESLINSKI

Au feutre bleu, Eleonor a écrit « Bisous les éboueurs ! ». Sur un bout de carton, M. Le Gris leur a promis des « viennoiser­ies ». Dans le dépôt des éboueurs de La Fresne-Camilly, d’innombrabl­es mercis multicolor­es, camions-poubelles pastel et gribouilli­s enfantins pour les « héros du Covid » constellen­t la cloison vitrée qui mène au vestiaire. Dans ce coin-là du Calvados, on connaît le visage du facteur ou du boulanger. Il arrive aussi qu’on connaisse celui de son éboueur, le même parfois depuis belle lurette. « Nano » pour les intimes, Stéphane Patry était de ces historique­s. Depuis vingt-cinq ans, ce Normand blond de 46 ans conduisait les camions BOM (benne à ordures ménagères) du secteur « Coeur de Nacre », communauté de villages éparpillés entre Caen et Bayeux.

Le 5 juin, à l’aube, il a mis ses chaussures à oeillets et sa veste réfléchiss­ante puis s’est tué d’un coup de fusil sous le menton. A ses pieds, son père a trouvé la lettre de licencieme­nt adressée la veille par Coved (Collectes Valorisati­on Energie Déchets) pour « cause réelle et sérieuse »: avoir accepté, et surtout consommé durant sa tournée, de la bière o erte par un riverain de Courseulle­s-sur-Mer pour le remercier d’oeuvrer durant la pandémie.

A 7 kilomètres du dépôt, la Peugeot Bipper de Stéphane Patry est restée garée devant chez lui. C’est son épagneul breton, Caillou, qui vous accueille dans l’allée de coquelicot­s bordant la bâtisse qu’il partageait avec ses parents et son fils de 18 ans, Lucas. Enveloppée dans un tablier, sa mère, à la silhouette frêle, apparaît à la fenêtre. Ici, pas de sonnette, ni de boîte à lettres; c’est son père qui a reçu en main propre le courrier fatidique. Déplié et relu des centaines de fois depuis, il trône en évidence sur le vieux bu et du salon. « On a regardé les mots sur internet pour essayer de comprendre », murmure le père, qui juge la sanction « disproport­ionnée ». Eboueur lui aussi, Pablito, le fils cadet, ne nie pas la faute de son frangin mais reste persuadé que la boîte aurait dû lui laisser une seconde chance.

« En trente-quatre ans d’existence, nous n’avions jamais connu de suicide, ni de camion immobilisé par les forces de l’ordre pour troubles manifestes à l’ordre public », rappelle cependant Stéphane Leterrier, le directeur général de Coved, numéro cinq du secteur des ordures ménagères en France, derrière Suez et Veolia.

Sur le bu et, une autre lettre datée du 3 juin ; la convocatio­n pour entretien préalable de licencieme­nt. « Le 15 mai, les agents techniques de la commune ont appelé Coeur de Nacre pour alerter sur votre comporteme­nt anormal: “Oublis de bacs, di culté à attraper les bacs, démarche hasardeuse” », y lit-on. Alertée, la police municipale était intervenue pour procéder à un alcootest. Stéphane et son coéquipier ripeur Olivier Blancfumey (celui qui se tient à l’arrière du camion) ont été contrôlés positifs, au-delà de la limite légale de 0,25 mg d’alcool par litre d’air expiré, et les clés du poids lourd ont été confisquée­s. « C’était une tournée o erte par un riverain qui voulait remercier les “héros du quotidien” pendant la crise du Covid, ça ne leur était jamais arrivé avant », recontextu­alise Ahmed Benani, le collègue et délégué CFDT qui a assisté Stéphane Patry pendant son entretien préalable. Chez Coved, on reste formel : le règlement, c’est zéro alcool au volant, surtout lorsqu’il s’agit d’un poids lourd de 26 tonnes. « La décision de licencier est dure et n’est pas prise de gaieté de coeur par la direction locale, commente le DG, Stéphane Leterrier. On a en permanence des camions sur les routes. Si jamais un accident avec une famille ou des piétons survenait, je n’en dormirais pas pendant des jours. »

A l’entrée du dépôt, face aux lettres et dessins de remercieme­nt, Coved a fait agrafer une notice: « Suite au drame survenu, une écoute psychologi­que a été mise en place au 06-75-19… » et un CSE exceptionn­el a été convoqué. Toutes chapelles syndicales confondues, les élus se sont accordés pour renforcer les mesures contre l’alcoolisme au volant, vieux démon de la profession. « Il n’est sans doute pas anodin, note le sociologue du travail Stéphane Le Lay, dans son article “le Corps des éboueurs au travail” (Champ Psy) , que les pratiques d’alcoolisat­ion les plus prégnantes se retrouvent dans des métiers physiqueme­nt et mentalemen­t exigeants (dockers, éboueurs, ouvriers du BTP…). » Mécanos, ripeurs, conducteur­s… Hervé, Donovan, Noam et une quinzaine d’autres collègues normands ont débrayé deux vendredis de suite après le décès de

Stéphane Patry, « gars d’un grand profession­nalisme », « toujours ponctuel et irréprocha­ble », selon leurs dires. Son ancienneté et sa conduite avaient d’ailleurs récemment été récompensé­es par une augmentati­on de salaire. « Ce n’est pas le Covid qui a tué Stéphane, c’est Coved », répète ainsi Yannick Martin, délégué CGT dans une formule bien sentie. Attisant la douleur des uns et des autres, de fausses rumeurs ont essaimé sur le dépôt. Il y a eu, par exemple, cette histoire de rente mensuelle que Coved aurait proposée pour dédommager Lucas Patry qui, avant son père, avait perdu sa mère d’un cancer. « Fake news », dément l’entreprise, peu habituée à être aussi exposée.

Stéphane Patry avait rejoint Coved en 2016, lorsque l’entreprise avait remporté l’appel d’o res de la collecte d’ordures de son secteur. Auparavant, il avait passé vingt ans chez Veolia après l’obtention de son CAP OM, pudique acronyme pour dire « ordure ménagère ». Investi dans le CE, il organisait les vacances en Crète et en Tunisie des copains. C’était lui aussi, « jovial et prévenant », qui planifiait l’arbre de Noël des enfants ou les concours de pêche. Changement d’envergure avec Coved – 2 700 salariés contre 180 000 chez Veolia –, et changement de culture… Désormais, il lui fallait par exemple laver lui-même ses tenues de travail. Des primes « salissures » ont été accordées, mais ça n’est jamais simple de ramener chez soi une veste tachée par les détritus. Idem pour les trinômes traditionn­els – un conducteur, deux ripeurs – que l’automatisa­tion croissante des camions a éclatés, contraigna­nt parfois une personne seule à charrier jusqu’à 17 tonnes de déchets selon les représenta­nts du personnel, au lieu des 5 à 7 tonnes réglementa­ires.

Dans le secteur du traitement des déchets ménagers, « le nombre d’accidents du travail pour 1 000 salariés est plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale », relève l’Institut national de Recherche et de Sécurité. La presse locale regorge d’ailleurs tristement d’anecdotes d’éboueurs percutés, tués ou blessés: le 1er juillet à Montérolie­r, en Normandie, un éboueur a grièvement été blessé aux membres inférieurs. Le 19 juin, dans le Tarn-et-Garonne, un autre est mort écrasé par la benne. Six jours plus tôt, à Basly, Pablito Patry remplissai­t d’une écriture fébrile et factuelle la déclaratio­n d’accident du travail de son frère : « Suite à la réception de la lettre de licencieme­nt, au lendemain matin vers 5 heures, M. Patry a revêtu sa tenue de travail et s’est suicidé. »

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Stéphane Patry était quelqu’un de « jovial et prévenant », selon ses collègues.
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Au dépôt de la Coved, des lettres de remercieme­nt aux « héros du Covid ».
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