Les guerres de La forêt
Confinés, nous avons rêvé de grands espaces, mais les connaissonsnous vraiment? Qu’en disent la philosophie et les sciences humaines? Cette semaine : la forêt et ses conflits d’usage
Là, c’est un chêne. » Cela fait une heure qu’il faut lever les yeux, observer les cimes, examiner les troncs (niveau débutant : « Quand c’est lisse, c’est un hêtre »). Mais cette fois, c’est au sol que ça se passe. Dans une sorte de cuvette légèrement dégagée, Gaëtan du Bus désigne une pousse de 20 centimètres. « On voit le gland. » Spectacle étonnant pour le visiteur venu de la ville : le gland tombé au sol a été percé de l’intérieur par l’embryon, celui-ci s’est ancré dans le sol et vient de lancer sa première tige vers le ciel, avec quelques feuilles. Un futur géant ? Gaëtan du Bus fait la moue : « Il faut beaucoup de jeunes pousses par mètre carré pour faire un chêne. Il y a celles qui seront mangées, piétinées… » Le gland, lui, a achevé sa mission, il n’est plus qu’une coque morte, prête à se décomposer.
Nous sommes au-dessus de Limoux, dans l’Aude. Pour l’oeil urbain, la forêt est une masse touffue, un langage confus qui émet des signaux aussi nombreux qu’indéchiffrables. Il y a des arbres, des essences différentes, des plantes – mais comment se nomment-ils, déjà ? Il y a le sol, ce qui est tombé dessus, ce qui y est enfoui – mais comment ça marche? Il y a la sève, les racines, les écorces, les lichens, les fougères, les mousses ou encore les champignons – il paraît que tous ces organismes n’arrêtent pas d’interagir, dixit Peter Wohlleben ou Pablo Servigne, mais rien ne se voit à l’oeil nu. Il y a encore le chant des oiseaux, les senteurs moites, les jeux de lumière – à donner le tournis, parfois. Il y a même les activités immémoriales de l’homme, chasser, pêcher, faire pâturer ses bêtes, survivre, extraire du charbon (comme les sept nains), célébrer un culte – il en reste sûrement des traces. Oui, il se passe beaucoup de choses en forêt. Encore faut-il savoir s’orienter.
Gaëtan du Bus est gestionnaire forestier et n’a pas ce problème. « Quand j’arrive en forêt, je commence par me mettre à l’écoute. Je dialogue. » Au visiteur, il apprend quelques bribes. Ici, c’est le Douglas, venu des Etats-Unis, le résineux préféré de l’industrie forestière, qui en plante partout. Plus loin, le hêtre, à son aise à 500 mètres d’altitude en versant nord, à la limite entre les climats océanique et méditerranéen. Là-bas, un chêne, rare ici, et donc précieux. Puis Gaëtan du Bus ramasse un caillou rond, poli par les eaux : le ruisseau passait jadis à côté, gage d’un sol fertile. Il montre une touffe de mélique, une plante qui lui permet d’évaluer l’acidité et la richesse du sol sans avoir à envoyer un prélèvement au labo. Il signale un hêtre qui pousse juste à côté d’un immense chêne : celui-ci ne peut plus développer des branches le long de son tronc, ce qui évite les noeuds qui gâteraient les belles planches. Un voisinage précieux, donc. « On dit que le chêne est gainé.»
“une succession”
L’homme qui nous décrypte la forêt n’est pas tombé dedans quand il était petit. Il a appris à la lire à la faculté, a soutenu une thèse sur les systèmes sylvicoles et la biodiversité, a bénéficié d’un postdoctorat à l’université de Toulouse. Il aime « la phytosociologie », discipline qui consiste à étudier le lien entre les organismes végétaux. « C’est un truc un peu intello, il faut aimer nommer, classer… » Marcher avec lui à travers bois, c’est mettre des mots sur le foisonnement du vivant. « Sur cette parcelle, il y avait une plantation d’épicéas qui sont morts desséchés. Cet arbre donne un bois très homogène et assez léger dont on fait de la charpente industrielle, mais supporte mal le réchauffement climatique. » Va-t-il planter ou laisser faire la nature? « Ça dépend de ce qu’il y avait avant les épicéas. Si c’était une prairie, on aura une colonisation lente par les feuillus, d’abord le frêne. Les chênes n’arriveront que dans cent ou cent cinquante ans. »
La forêt vit, change, n’est jamais la même. Dans sa thèse, Gaëtan du Bus raconte en accéléré le processus de peuplement d’une forêt naturelle en France, ce que les forestiers appellent une « succession ». Il y a d’abord les espèces pionnières, bouleaux, saules, trembles, pins, venues essentiellement par le vent. Les espèces post-pionnières arrivent après, portées surtout par
les oiseaux : chênes, merisiers, frênes. Une fois que la chênaie mélangée est constituée, les pionniers meurent progressivement et cèdent la place aux espèces dryades (bois dur à longévité élevée) que sont le hêtre, l’érable et le sapin. S’ensuit une phase de mélange, dont le hêtre sort vainqueur, formant temporairement un peuplement quasi pur. A partir d’un certain âge (200-250 ans), les hêtres sont déracinés par le vent et sujets aux attaques d’insectes et de champignons, laissant un espace vide ou presque qui sera le lieu d’une nouvelle succession.
Dans ce cycle du vivant, l’élément stable est paradoxalement… le bois mort ! Ce sont les vieux troncs qui assurent la continuité de la fertilité, grâce aux champignons et aux insectes qui logent dans leurs fissures et se chargent de décomposer le bois. Ces organismes sont dits « corticoles », « cavernicoles » ou encore « xylophages », et, comme ils s’associent pour faire leur oeuvre d’humification, on parlera par exemple de « la guilde des corticoles » : Rimbaud n’aurait pas trouvé mieux.
Et si la présence du bois mort était le véritable signe distinctif de la forêt? Indispensable sur le plan biologique, il est également au coeur des conflits sociaux et politiques dont la forêt est l’objet depuis le Moyen Age. Dans un texte étonnant, Karl Marx avait analysé le débat de la Diète rhénane en 1842 à propos du vol de bois, qui fit du ramassage de ramilles et de branchages morts un délit punissable de prison. La forêt produit des richesses qui tombent sur le sol sans que le propriétaire n’y ait le moindre mérite. Ces surplus, que Marx appelait les « aumônes de la nature », à qui appartiennent-ils? Quelques années plus tôt, les paysans ariégeois avaient répondu à la même question en se déguisant en femmes. Ils protestaient ainsi contre le Code forestier de 1827 qui leur fermait l’accès des bois. Contre la privatisation de la forêt, la guerre des Demoiselles tentait d’en défendre le statut de « bien commun ». En vain.
une affaire d’ingénieurs
Droit d’affouage (ramasser le bois pour le feu), de marronnage (couper des perches), de panage (mener les porcs dans une chênaie), de glandée (ramasser et emporter les glands), de ramée (couper des branches pour nourrir les bêtes), de feuillée (récolter les feuilles pour faire des litières aux bêtes)… « La Guerre des forêts » – pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de l’historien anglais Edward P. Thomson sur l’Angleterre du xviie – a été une guerre des droits et des usages. Une guerre sans fin, menée par les possédants contre les paysans. Dès l’époque des rois mérovingiens, des gardes étaient chargés d’empêcher l’accès aux domaines du seigneur. Ces étendues boisées, où les usages du commun étaient prohibés, étaient appelées les « forestae » (sans doute à partir du latin foris, « dehors »). Notre mot « forêt » vient de là. Par opposition, dans l’agriculture médiévale, la « sylva » (de la même famille que « sauvage ») désigne les bois ouverts à tous.
Avec la révolution industrielle, la guerre des forêts est devenue une affaire d’ingénieurs. Dans son essai sur l’attitude des
Etats modernes face à la nature, l’anthropologue américain James Scott se livre à une description éloquente des forêts prussiennes au xixe siècle. Il compare les futaies régulières, composées d’arbres alignés, tous identiques, de la même espèce, du même âge, aux silhouettes anonymes des uniformes de l’armée prussienne. Et en effet, la sylviculture scientifique a été portée à son point extrême par les ingénieurs forestiers allemands. Grâce à des calculs savants, ils avaient défini l’arbre normal (Normalbaum) à partir duquel ils pouvaient établir les rendements, les valorisations et donc les plantations nécessaires. En France, la doctrine forestière a été moins radicale, mais tout aussi productiviste et centralisatrice. Héritiers de Colbert (qui plantait pour armer des navires de guerre), de nombreux ingénieurs forestiers souvent issus des classes dominantes, épris de science et de technique, firent tout au long du xixe siècle la chasse aux pratiques paysannes.
Cette histoire-là n’est pas achevée. Dans son travail, Gaëtan du Bus continue d’en voir les impacts. « Regardez cette parcelle de Douglas. On voit qu’elle n’a jamais été entretenue. Les arbres poussent les uns contre les autres, ils grandissent pour aller chercher la lumière sans prendre du diamètre, ce qui les fragilise. Bientôt, ils seront comme des allumettes et la seule solution sera de faire une coupe rase. » Depuis la Libération, la France a encouragé les plantations de résineux en monoculture calibrée. Toute la filière a été réorganisée au profit des grosses scieries et des exploitants privilégiant le rendement. Les coupes rases se sont multipliées et d’énormes machines abattent et ébranchent les arbres en quelques minutes. Quant aux bûcherons, ils ont été incités à se mettre à leur compte, ce qui les a précarisés, alors que c’est la première profession en matière d’accidents du travail. Tout cela dessine un modèle économique qui, comme celui des grands exploitants céréaliers, n’est rentable que parce que les coûts induits ne sont pas intégrés : non-renouvellement de la fertilité du sol, maladies, perte de biodiversité.
Une politiqUe des arbres
Et comme pour l’agriculture, c’est le changement climatique qui met au grand jour les contradictions. La forêt française supporterat-elle une augmentation de 2 °C ou plus? Des travaux de l’Institut national de Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement (Inrae) affirment que le hêtre va dépérir, mais Gaëtan du Bus n’en est pas certain : « Sur le terrain, il réagit beaucoup mieux que prévu, grâce aux plantes qui l’entourent. » L’Inrae a testé son comportement face à la sécheresse dans une serre, coupé de son milieu écologique. « On peut raisonner ainsi avec le Douglas ou l’épicéa, qui sont importés et n’ont pas noué beaucoup de liens avec leurs voisins. Le hêtre, lui, est là depuis les millénaires, il a évolué avec son environnement et a construit des coopérations avec d’autres espèces. » L’Inrae préfère miser sur des espèces et origines nouvelles, sélectionnées en laboratoire pour résister à la chaleur – toujours cette même logique d’enrégimentement du vivant.
Face à cette fuite en avant, certains écologistes proposent d’interdire des pans de forêts aux humains. Déjà, des collectifs achètent des parcelles qu’ils laisseront évoluer librement, sans intervention ni exploitation. Gaëtan du Bus, lui, n’a pas envie de « séparer l’écologie et l’économie. » Son alternative, c’est Pro Silva, une méthode dite de « sylviculture irrégulière » ou encore de « forêt jardinée », formalisée après la guerre dans les pays alpins. Sur la même parcelle, on laisse cohabiter plusieurs types d’arbres, à des stades différents de leur maturation. On ne les abat que lorsqu’ils ont atteint leur optimum, et les coupes rases sont proscrites. Tout comme les plantations si c’est possible, l’idée étant de laisser la nature régénérer la parcelle à son rythme, tout en veillant à sa diversité. Des préceptes que Gaëtan du Bus s’efforce, avec d’autres forestiers, de diffuser dans l’espace public. D’abord avec le Réseau pour les Alternatives forestières (RAF), dont il a été l’un des fondateurs en 2008, et aujourd’hui avec l’association Canopée, qui milite pour des « forêts vivantes ». Une véritable politique des arbres, en somme, pour éviter une nouvelle guerre des forêts.
Gaëtan du Bus ne prétend pas avoir toutes les réponses. Par exemple : il ne sera pas facile de mettre un terme aux coupes rases tant que la forêt reste un placement accessible à des investisseurs qui ne cherchent que le rendement. L’idéal serait de rétablir des « communs », où les usages compteraient plus que les titres de propriété. Mais, en attendant ce grand soir, il préfère négocier avec les propriétaires actuels et essayer de les convaincre d’une gestion « en couvert continu ». Un autre dilemme porte sur la cohabitation des ruraux, pour qui la forêt est d’abord un lieu de travail, et des urbains, qui viennent y chercher le dépaysement. « Les propriétaires des grandes forêts sont urbains, mais ceux qui exploitent et manient les grosses machines sont des ruraux. Le métier est dur, alors quand, en plus, ces urbains viennent leur expliquer que ça ne fait pas joli, ça passe mal. »
Dernier front : les multinationales, qui cherchent à planter des milliers d’arbres afin de « stocker » le CO2 qu’elles émettent par ailleurs, la fameuse « compensation carbone ». « Les investisseurs m’appellent pour me dire : “J’ai de l’argent, trouvez-moi des plantations à financer.” Mais ces subventions sont souvent grotesques, simplificatrices. Si on plante en coupant une forêt de qualité, on détruit et on ne compense rien du tout. La meilleure façon de stocker plus de CO2 qu’une forêt naturelle, c’est de ne couper que les gros arbres, pour faire de vraies charpentes qui durent cinq cents ans. » La tendance actuelle est au contraire à faire pousser l’arbre de plus en plus vite pour le couper de plus en plus jeune. Quitte à ce qu’il finisse en palette et soit brûlé au bout de quelques mois. Bilan en matière de stockage du CO2 : zéro, voire moins.
« Le problème des urbains, c’est de ne plus savoir d’où viennent les ressources primaires. » Au détour d’une explication, Gaëtan du Bus formule ce que la philosophie de l’environnement s’attache à mettre en évidence depuis une vingtaine d’années : à force de standardiser la nature, la modernité a fini par se couper du vivant. Financer un arbre quand on prend l’avion n’est que le stade ultime de ce déni, de ce « grand partage » entre l’homme et son milieu diagnostiqué par Philippe Descola. Gaëtan du Bus croit au contraire que l’homme doit connaître la forêt, prendre soin d’elle, l’écouter. « Il faut que l’homme soit présent dans la forêt. » Car sinon, qui verrait l’embryon sortir du gland?