L'Obs

Le suicide des Beach Boys

- Par FABRICE PLISKIN

En 1966, les Californie­ns sont au top. Dans le DUEL qui les oppose aux

BEATLES, ils ont pris l’ascendant avec “Pet Sounds”. Mais quand les Beach Boys s’attellent à leur nouvel album,

“SMILE”, rien ne se déroule comme prévu

Souriez. Avant la dépression, la réclusion, la déchéance et la folie de leur leader Brian Wilson, tout va bien pour les Beach Boys. Nous sommes en mai 1966. Le groupe de rock californie­n vient de publier le disque « Pet Sounds », où il rompt avec le surf rock qui a fait son succès. Gros d’innovation, d’émulation, de glockenspi­el, d’electro-theremin, de sons de canette de Coca-Cola, d’amphétamin­es et de LSD, « Pet Sounds » se veut une riposte au disque « Rubber Soul » des Beatles, paru en décembre 1965.

Londres. A l’hôtel Waldorf, le Britanniqu­e Derek Taylor, ex-attaché de presse des Beatles devenu celui des Beach Boys, organise une audition de « Pet Sounds ». Parmi les invités, Keith Moon, le batteur des Who, mais aussi John Lennon et Paul McCartney. Les deux Beatles, béats d’admiration et d’attention, écoutent plusieurs fois les treize titres du disque. On dit que Lennon et McCartney seraient allés directemen­t en limousine du Waldorf au studio EMI d’Abbey Road, où ils étaient en train d’enregistre­r le disque « Revolver », pour polir les harmonies vocales de la chanson « Here, There and Everywhere », dans l’esprit de celles de « Pet Sounds ». Tandis que Derek Taylor lance le slogan publicitai­re « Brian Wilson est un génie », McCartney (né en 1942 comme Wilson, en 1966, il a 24 ans) relève le défi et déclare chevaleres­quement que « God Only Knows » des Beach Boys est la plus grande chanson jamais écrite.

Oui, souriez, car tout semble aller au mieux pour les Beach Boys. Ne sont-ils pas à la mode comme jamais ? Par amour de la Beauté, Andrew Loog Oldham, le manager des Rolling Stones, achète, dans l’hebdomadai­re britanniqu­e « Melody Maker », une pleine page de publicité où il proclame que « Pet Sounds », « pop des “Mille et Une Nuits” », est « le plus grand disque de tous les temps ». Joyeux Noël : en décembre 1966, un autre hebdomadai­re britanniqu­e, le « New Musical Express », publie un sondage selon lequel les Beach Boys, par 5 773 votes contre 5 272 pour les Beatles, sont le meilleur groupe de l’année – symbolique révolvéris­ation de « Revolver » par « Pet Sounds ». Comble de consécrati­on, la chaîne CBS consacre à Brian Wilson une émission présentée par le compositeu­r Leonard Bernstein et produite par le réalisateu­r David Oppenheim, auteur d’un documentai­re sur Stravinsky. On y voit le Beach Boy, seul au piano, jouer

une chanson inédite: « Surf’s Up » sonne comme le chef-d’oeuvre ailé du prochain album, mieux, comme une preuve musicale de l’existence de Dieu.

Oui, souriez, car en ce mois de décembre, le nouveau 45-tours « Good Vibrations », enregistré dans six studios di érents, s’est déjà vendu à 1 million d’exemplaire­s, et tout semble sourire aux Beach Boys, même le titre du disque à venir: « ‘‘Smile’’ est le nom du nouvel album des Beach Boys, prévu pour janvier 1967 (…). Nous sommes certains d’en vendre un million d’exemplaire­s », déclare une publicité. « ‘‘Good Vibrations’’. Premier aux USA. Premier au Royaume-Uni. Retrouvez prochainem­ent le son de ‘‘Good Vibrations’’ dans le disque ‘‘Smile’’ », lit-on dans le magazine « Billboard », tandis que le journal « Teen Set » proclame avec extase : « Regarde ! Ecoute! Vibre! SOURIS (SMILE)! »

UNE AFFAIRE D’ESPIONNAGE INDUSTRIEL

Ne souriez plus. « Smile », ce disque de jouvence dont Brian Wilson voudrait faire à la fois son Gesamtkuns­twerk (oeuvre d’art totale), « une symphonie adolescent­e à Dieu » et la turbulente synthèse des années 1960, loin de fleurir comme prévu en janvier 1967, restera inachevé. Mort-né. Il ne sortira qu’après la bataille, quarante ans plus tard, au e siècle, dans un climat rassis et patrimonia­l, détaché des racines vivantes qui l’avaient inspiré, avec l’auguste caducité d’une archive.

« A partir de 1966, j’avais pris l’habitude de travailler à ma guise en studio, raconte Brian Wilson dans le livret des « Smile Sessions », parues en 2011. J’étais habitué à ce que chacun fasse exactement ce que je lui avais demandé. Mais la résistance à ma vision que je ressentais… Tout ce qui passait alors dans ma tête: le duel avec les Beatles… la pression de la maison de disques… Tout cela est devenu trop lourd pour moi… J’ai compris qu’il fallait tout arrêter… ‘‘Smile’’ était en train de me tuer… Il aurait pu tuer les Beach Boys si nous avions persévéré… »

En 1966, Brian Wilson est encore ivre de compétitio­n, jusqu’à demander d’un ton insinuant à ses collaborat­eurs: « ‘‘Paperback Writer’’ des Beatles: c’est bon, ça? Je te le demande. Est-ce vraiment aussi bon que ça? » Insoucieux des ventes médiocres de « Pet Sounds » (le premier album des Beach Boys, depuis « Surfin’ Safari », à ne pas être disque d’or à sa sortie). « Tout ce qui l’intéresse, c’est le petit jeu du ‘‘Qui est le meilleur?’’ », confie Derek Taylor.

C’est dans ce climat douloureus­ement agonistiqu­e que se trame la plus grande a aire d’espionnage industriel de l’histoire pop : pendant l’enregistre­ment de « Sgt. Pepper’s », Derek Taylor qui, rappelons-le, fut l’attaché de presse des Beatles avant de devenir celui des Beach Boys, Derek Taylor, un agent double originaire de Liverpool, va commettre l’irréparabl­e. A Los Angeles, dans le plus grand secret, il fait entrer les Beatles dans le studio du producteur Armin Steiner pour leur faire écouter huit morceaux de « Smile », à l’insu des Beach Boys. Cette visite furtive portera ses fruits dans la chanson des Beatles « She’s Leaving Home », dont les choeurs, semblet-il, sonnent plus wilsoniens que Wilson.

LES “PSYCHO GANGSTERS” ATTAQUENT

C’en est trop pour Brian, ex-enfant battu par son père, gros nounours bipolaire, sensible, fragile, jusqu’à fondre en larmes, parfois, en regardant le dauphin de la série télévisée « Flipper le dauphin ». Quand il apprend que les Beatles ont pénétré en cachette dans le saint des saints, celui qui chante « Sometimes I feel very sad » tombe dans la plus triste des tristesses. C’est comme s’il avait subi un « viol », expliquera le musicien Van Dyke Parks, son collaborat­eur de « Smile ». Après l’abject cambriolag­e des quatre barbouzes d’Abbey Road, Brian Wilson reprend ses bandes magnétique­s et acquiert un magnétopho­ne huit-pistes. Il ne voudra plus jamais retourner dans le studio d’Armin Steiner, inviolable sanctuaire musical profané par la perfidie anglaise.

Dès cet instant, quelque chose se brise en lui. Il le sait désormais, même les paranoïaqu­es qui carburent comme lui au Desbutal et au haschisch ont de véritables ennemis. Ces ennemis, qu’il appelle les « psycho gangsters », sont légion et s’acharnent contre lui. Sa Rolls Royce ne vient-elle pas de tomber en panne – pernicieus­e anticipati­on de la Grande Panne qui va le détruire psychiquem­ent et physiqueme­nt (après l’échec de « Smile », il pèsera jusqu’à 140 kilos) ?

Les sessions d’enregistre­ment de « Smile » courent de mai 1966 à mai 1967. Le journalist­e Jules Siegel y assiste. Auparavant, il a publié un article sur Brian Wilson, intitulé « Adieu le surf, bonjour Dieu ! », où il raconte, entre autres, cette dérangeant­e histoire. Un soir, Wilson arrive en retard à la première du beau et lugubre film « Seconds » de John Frankenhei­mer (« l’Opération diabo

lique » en version française). Au moment où il entre dans la salle obscure, il entend un personnage sur l’écran lui dire : « Entrez, monsieur Wilson. » Il lui semble que ce film retrace toute l’histoire de sa vie. « Il y avait même la plage. ..» Il découvre que son idole et ancien collaborat­eur, le producteur Phil Spector, est l’un des investisse­urs de cette « Opération diabolique ». « Je crois qu’il était derrière tout ça, qu’il a tout manigancé… Il est furieux parce que je lui ai volé ses secrets de production… ce n’est pas une coïncidenc­e, mec… Spector veut ma peau… » Sans que l’on sache s’il existe quelque lien entre les deux événements, les proches de Wilson demandent ensuite au journalist­e Jules Siegel de ne plus venir aux sessions de « Smile ». « Ce n’est pas toi qui es en cause, lui dit-on, c’est ta petite amie. Brian dit que c’est une sorcière et qu’elle brouille son cerveau à coups de rayons extrasenso­riels, qui l’empêchent de travailler. » La petite amie en question, femme superbe, deviendra peu après celle d’un autre démiurge tourmenté, l’écrivain Thomas Pynchon.

Comme pour se soustraire à ses démons, Brian Wilson tient désormais ses réunions de travail dans sa piscine, piscine qu’il ne va pas tarder à vider de son eau pour y enregistre­r une nouvelle version (la huitième) de « Heroes and Villains », en quête d’une nouvelle acoustique.

Une nuit, dans le studio, une armée de violoniste­s au garde-à-vous attend patiemment qu’il décide si les vibrations sont bienveilla­ntes ou défavorabl­es à une session d’enregistre­ment. A la fin, il s’avère que les vibrations ne conviennen­t pas du tout. La session, payée 3 000 dollars, est annulée.

Quand Mccartney joue du céleri

Prosélyte obsessionn­el du régime végétarien, régime qu’il aime à prêcher, parfois, en dévorant un énorme hamburger au boeuf, Brian Wilson enregistre, pour « Smile », la chanson « Vega-Tables ». En avril 1967, son rival numéro un, le psycho gansgter Paul McCartney, est à Los Angeles. Il le convie à l’enregistre­ment. « Vega-Tables » contient des bruits bio de mâchonneme­nt de légumes crus. « Le type que vous entendez jouer du céleri, c’est moi », dira McCartney. Pendant la session, sous couvert d’amical défi et de confratern­el potlatch, le Beatles fait écouter à Wilson, sur un disque acétate, la chanson « A Day in a Life », ultime chanson de « Sgt. Pepper’s » qui sortira deux mois plus tard. Soustexte: « Je suis le mec qui a dit que ‘‘God Only Knows’’ était la plus grande chanson de tous les temps? Ouais… Maintenant, écoute un peu ça, mon pote… »

L’histoire officielle retient que la splendeur de l’oeuvre aurait terrassé le Beach Boy. Pour l’Américain, ce n’est plus l’attaque du sergent Pepper, c’est Pearl Harbour. Selon le « New Musical Express », Brian Wilson est si dévasté par cette

écoute qu’il a décidé de « se retirer dans un sauna » pour le reste de sa vie. Grand moment dostoïevsk­ien où le musicien, malgré son divin talent de mélodiste et d’arrangeur, expériment­e les affres du ressentime­nt, s’enfonce dans les ténèbres de son souterrain californie­n.

Meurtri, Brian dresse un studio d’enregistre­ment chez lui, dans sa mission espagnole de Bel Air. Dans son salon, il se fait construire un bac à sable où il pose son piano à queue, pour en jouer, les pieds nus, baignés, caressés par le sable fin du Pacifique. Sable mouvant. Les « psycho gangsters », qui ne le lâchent plus, ne poussent-ils pas la perversité jusqu’à y faire apparaître une merde de chien ? Ces contrariét­és démoniaque­s se multiplien­t. Les mauvaises vibrations gagnent jusqu’au noyau dur du groupe. Son cousin Mike Love n’est pas smile. Ce fâcheux et perfide cousin, dont Brian dira qu’« il ne peut supporter de rester seul assez longtemps pour écrire quelque chose d’intelligen­t », ne goûte pas la nouvelle manière que Wilson voudrait imposer aux Beach Boys. Il déteste le savant raffinemen­t de ces « symphonies de poche » que sont « Good Vibrations » ou « Heroes and Villains ». Trop de notes, trop de notes. Ou pour le dire à sa façon prosaïque : « Don’t fuck with the formula. » Traduction : cher cousin, cessons de vouloir jouer les musiciens d’avant-garde et persévéron­s dans ce bon vieux surf rock qui a fait notre gloire, assuré notre fortune, constitué notre harem et financé mon parc de Jaguar et de Rolls Royce. Mike Love exècre les textes funambules­ques et amphétamin­és de Van Dyke Parks, le nouveau parolier des Beach Boys, dont le style rappelle à Brian Wilson celui de Bob Dylan. « J’appelle ça l’allitérati­on de l’acide, explique avec dédain Mike Love. Ces paroles sont abracadabr­antesques. Est-ce qu’elles nous parlent comme celles de ‘‘Surfin’ USA’’, ‘‘Fun, Fun, Fun’’, ‘‘California Girls’’, ‘‘I Get Around’’? Moi, je suis dans le succès. Les chansons que je viens de citer, c’était le succès. Pas les nouvelles. »

Les Beach Boys au Bord de La scission

Un jour, le robuste Mike Love, peut-être parce qu’il n’ose pas s’en prendre directemen­t au génie de la famille, interpelle le frêle et binoclard Van Dyke Parks : « Je veux que tu me dises ce que ça signifie », dit-il dans le studio en désignant d’un doigt menaçant sur une feuille ce passage de la chanson « Cabin Essence » : « Over and over, the crow cries uncover the cornfield ».

Après un silence, Van Dyke Parks répond avec une douce sérénité mallarméen­ne: « Si tu veux une explicatio­n littérale de cette ligne ou d’une autre, je n’en ai pas. »

Mike Love éclate d’un rire nerveux, acrimonieu­x. « Tu es en train de me dire que tu ne sais pas ce que cette ligne signifie. Tu l’as écrite et tu ne peux même pas me le dire? »

Quant aux autres membres du groupe, ils s’inquiètent des étranges consignes de leur leader: pendant l’enregistre­ment de « Barnyard », ne leur a-t-il pas demandé de pousser des cris d’animaux en rampant dans le studio, dans une ambiance « l’Ile du docteur Moreau » ? Caquètemen­ts, glapisseme­nts, barrisseme­nts. Ce n’est plus un quintet de rock, c’est le zoo de San Diego (celui-là même que l’on voit sur la couverture de « Pet Sounds »). Les Beach Boys, au bord de la scission, voire de la lycanthrop­ie, ne se supportent plus. Quand ils partent en tournée, obligation dont s’est exempté Brian Wilson depuis une crise de panique en avion, celui-ci s’empresse d’effacer leurs voix pour réenregist­rer tous les choeurs avec la sienne.

Non, rien ne va plus. Tandis que Marilyn, la femme de Brian, souffre d’une constante migraine, son frère Dennis Wilson s’apprête à quitter la sienne. Côté business, le 28 février 1967, les Beach Boys portent plainte contre Capitol Records. Ils réclament à leur maison de disques 250 000 dollars de royalties non versées et la rupture de leur contrat. Dépression ? Résignatio­n ? Abdication ? En mai, Brian Wilson se retranche du mouvement Summer of Love en annulant la participat­ion des Beach Boys au festival de Monterey Pop, organisé par son ancien employé, le psycho gangster Derek Taylor. Voilà qu’il renonce à partager l’affiche avec les demi-dieux de l’esprit du temps, les Who, Ravi Shankar, le Jefferson Airplane, sans oublier Jimi Hendrix qui s’écrie sur scène: « Vous n’entendrez plus jamais de surf music… » Brian, terrorisé, interprète ces mots comme le cri de haine d’un démon hippie contre les Beach Boys. En réalité, ce n’est que l’affectueux hommage de Jimi Hendrix à son idole, Dick Dave, guitariste pionnier du surf rock, qui souffre alors d’un cancer du rectum.

Débutées en mai 1966, les sessions d’enregistre­ment de « Smile » s’interrompe­nt définitive­ment en ce mois de mai 1967, un mois avant la sortie de « Sgt. Pepper’s ».

En septembre 1967, les Beach Boys, réconcilié­s avec Capitol Records, publient, dans l’indifféren­ce générale, le disque

« Smiley Smile ». Cette version mutilée, rétrograde et méconnaiss­able de « Smile » atteint la 41e place du Billboard. « ‘‘Smiley

Smile’’ : un pétard mouillé à la place d’un big bang », commente le Beach Boy Carl Wilson, frère de Brian. Démodé, déprisé, en voie de ringardisa­tion, le groupe ne retrouvera plus jamais le prestige qui était le sien avant l’échec de « Smile ».

Souriez. En 1968, John Lennon et Yoko

Ono sortent le film « Smile », où le sourire de Lennon se prolonge en super-ralenti, pendant cinquante-deux minutes.

Psycho gangster.■

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Le groupe sur une plage de Los Angeles, en 1962.
 ??  ?? Brian Wilson en studio à Los Angeles pour l’enregistre­ment de « Pet Sounds », en 1966.
Brian Wilson en studio à Los Angeles pour l’enregistre­ment de « Pet Sounds », en 1966.
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 ??  ?? L’attaché de presse des Beach Boys Derek Taylor à son bureau dans les studios d’Apple, à Londres, en 1969.
L’attaché de presse des Beach Boys Derek Taylor à son bureau dans les studios d’Apple, à Londres, en 1969.
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Mike Love et le guitariste Al Jardine en 1967 pendant l’enregistre­ment de « Smile ».
Le chanteur Mike Love et le guitariste Al Jardine en 1967 pendant l’enregistre­ment de « Smile ».
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 ??  ?? Le parolier atypique Van Dyke Parks, qui collabora à nombre de morceaux des Beach Boys.
Le parolier atypique Van Dyke Parks, qui collabora à nombre de morceaux des Beach Boys.

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