Tavernier, le cinéma et rien d’autre
Au seuil de ses 80 ans, et à l’heure d’écrire ses MÉMOIRES, le réalisateur de “L’HORLOGER DE SAINT-PAUL” et de “L.627” est toujours aussi passionné et indigné
Notre mémoire du septième art écrit ses Mémoires. Confiné dans le Midi, Bertrand Tavernier s’est résolu à se raconter. Ne l’a-t-il pas fait à travers ses films? De « l’Horloger de Saint-Paul », sur la pudeur secrète d’un Lyonnais qui apprend un peu tard à connaître son fils guetté par la peine de mort, à « la Vie et rien d’autre », où le militaire brailleur joué par Philippe Noiret retrouve son regard d’enfant, admiratif et désarmé, face à l’intransigeance d’une femme, veuve de poilu. Tavernier, comme son cinéma de bon vivant ennemi de la mauvaise foi, hurle à travers ses combats tout l’amour qu’il ne dit pas. Comment vivezvous cette période inédite?
Je la vis bien parce que je suis dans un endroit formidable, mais ce qui est en train de se passer est très inquiétant. Pour la France en général, et dans nos métiers liés à la culture en particulier. Moi, je suis retiré dans le Midi, alors j’écris. Je termine « Cent Ans de cinéma américain », un travail titanesque, j’ai commencé mes Mémoires. Vous avez débuté dans le métier comme attaché de presse grâce à deux parrains prestigieux : Claude Sautet et Jean-Pierre Melville.
C’est Melville qui m’a aiguillé vers le métier d’attaché de presse. Il a tout de suite vu
quel mauvais assistant réalisateur j’étais et parce que je n’avais jamais eu autant la trouille que sur le plateau de « Léon Morin, prêtre ». Travailler avec Melville m’a été très utile en me montrant le contreexemple de l’atmosphère que je recherchais sur un plateau. Je ne voulais pas humilier les gens, même si lui obtenait des choses sublimes en le faisant. Peut-on distinguer, dans votre carrière, les films motivés par l’indignation et ceux qui l’ont été par l’amour du jazz, du cinéma, d’une terre?
On ne peut pas faire un film que sur la colère. Il y en a dans « L.627 », « Ça commence aujourd’hui » ou « Holy Lola ». Le monde des petits chefs, la bureaucratie qui voit mal que vous fassiez bien votre travail, cela m’horripile. Quand vous pensez qu’en pleine crise du Covid, dans l’Est, certains directeurs continuaient d’appliquer le plan de licenciement dans les hôpitaux. Comment ne pas enrager? La colère est ponctuelle; l’important, ce sont les gens qui se battent : le commandant Delaplane dans « la Vie et rien d’autre », Lulu dans « L.627 », tous les enseignants que j’ai filmés. J’ai une folle admiration pour eux. Très souvent, les ministères concernés prennent mes films très mal. A la sortie de « L.627 », Paul Quilès, alors ministre de l’Intérieur, s’est répandu dans la presse pour dire que tout ce que montrait le film était faux. Combien de policiers ont affirmé face à moi, à la télé, que les bureaux dans des Algeco, cela n’existait pas ? Tous sont venus me trouver par la suite pour s’excuser en me disant qu’ils avaient agi sur ordre et que mon film était entièrement juste. Lionel Jospin, lui, quand il a vu « De l’autre côté du périph », a tout de suite réagi : un terrain de foot a été construit pour les gens de la cité, le contrat EDF a été renégocié. Ce documentaire est assez unique.
Eric Raoult, alors ministre de la Ville, par provocation, avait invité tous les metteurs en scène signataires de la tribune contre la loi Debré [sur la situation des sans-papiers, NDLR] à se rendre dans une cité. Avec mon fils Nils, on est allés aux Grands-Pêchers, à Montreuil, et on a filmé. Les éditions Tamasa vont ressortir le film en DVD. Sur la police, sur les rapports entre habitants d’un quartier, il est incroyablement actuel. J’ai vécu la scène la plus bouleversante de ma vie de cinéaste sur « De l’autre côté du périph », avec M. Olivier, ce vieil ouvrier si touchant et drôle qui disait avec son accent : « On était un peu staliniens à l’époque. » A la fin du tournage, malade, il se met à pleurer en se demandant s’il verra le film fini. Il nous raccompagne et, sur le pas de la porte, il me prend le bras et me dit : « Continuez à transmettre. » La vache! Cet homme n’est pas cinéphile, il va mourir et il me dit ça! “J’AI FAIT DES FILMS POUR APPRENDRE” Un autre de vos sujets récurrents, de « la Vie et rien d’autre » à « Capitaine Conan » : la Grande Guerre.
Ce n’est pas lié à ma famille ni à ma vie, mais à ma découverte de faits. Par exemple, qu’en 1920 il y avait 350000 disparus en France. Ce chiffre me saute à la gueule : qui sont ces disparus? Des déserteurs? Des morts non identifiés? Cet épisode de notre histoire avait été occulté alors qu’il a bouleversé la société française, donné des tas de lois. Tous mes films sont partis du désir de découvrir, j’ai fait des films pour apprendre. Michel Piccoli, qui se plaisait à dire qu’il jouait l’alter ego de ses metteurs en scène, ne l’a jamais fait aussi clairement qu’avec vous dans « Des enfants gâtés », qui vient d’être restauré.
Il m’a pris plein de gestes, il m’a même pris un chandail. Le film m’a été inspiré par une histoire personnelle. J’ai fait partie d’une association de locataires, on a voulu vérifier les charges de l’immeuble et on s’est fait évincer. Et j’ai vécu dans un appartement où on entendait les annonces du supermarché d’en bas. Mais, contrairement au personnage, je ne louais pas un appartement pour écrire mes scénarios. Ça, c’était Claude Sautet. De tout cela est née cette histoire de cinéaste qui cherche à se couper du monde et qui est rattrapé par la vie de l’immeuble. Et un film très riche, sous son apparente modestie. Vous y parlez des villes nouvelles…
Il annonce la destruction du Paris des Parisiens et des artisans pour un Paris de merde, un Paris de bureaux, un Paris pour touristes, vide de tout sentiment. Il y a aussi ce personnage de femme indépendante, jouée par Christine Pascal, qui a un monologue très fort…
Sur la jouissance féminine. Un sujet dont on ne parlait pas. C’est Christine qui l’a écrit. On s’est engueulés sur un truc : elle voulait le dire au plumard, après l’amour, et je trouvais que ça faisait leçon moralisatrice. Je lui ai dit : « Tu es à poil, sublime de beauté, tout le monde va te regarder et tes mots seront perdus. » J’ai tenu à le placer ailleurs, à la cadrer en plan moyen, habillée, devant une fenêtre. Quelle actrice délicate, intense! J’ai eu de la chance avec mes comédiennes, Romy Schneider, Isabelle Huppert, Nathalie Baye, à qui j’ai offert son premier rôle en vedette, Anaïs Demoustier, Mélanie Thierry… Vous semblez avoir fui les stars, les Delon, Belmondo…
Mes techniciens qui travaillaient avec Delon me racontaient les rapports de
pouvoir qu’il instaurait sur ses films, et ça m’a foutu la trouille. Je l’ai approché quand Noiret n’a pas pu faire « la Mort en direct », et il a été formidable. Il m’a répondu : « Romy et moi, ça va égarer les gens sur une fausse piste et nuire à votre film. » Quelle intuition ! Je lui avais dit rêver de le voir en Angelo dans « le Hussard sur le toit ». Il n’en revenait pas : « Vous savez que, trois fois dans ma vie, j’ai pris ma bagnole et traversé la France pour passer quelques jours dans le Sud à discuter avec Giono ! » J’ai eu un projet avec Gabin sur les derniers jours de Marius Jacob. « Vous allez refuser : vous mourez à la fin », lui avais-je dit. Il m’a rétorqué : « Mais j’ai clamsé plein de fois. » Et il est mort pour de bon quelques mois après. Belmondo, je l’avais contacté pour un film, adapté d’un scénario de votre confrère Alain Riou, autour de Jules Berry et de son percepteur. Je voulais Belmondo et Jean Rochefort. Pas du goût de son agent : « Il ne veut que des partenaires qui sont en dessous du titre. » Il voulait Jacques Villeret, pas Rochefort. Moi, quand on veut m’imposer un acteur, je me barre. C’est dommage, je m’étais si bien entendu avec Belmondo quand j’étais attaché de presse de « Léon Morin, prêtre » et du « Doulos », on allait au cinoche ensemble. “MA DOULEUR, C’EST ‘SNOWBIRD’…” Et Catherine Deneuve?
Noiret avait proposé son nom pour « la Vie et rien d’autre ». Sauf que Noiret et Deneuve avaient déjà tourné trois fois ensemble, et j’avais envie d’un couple inédit. Et puis j’avais très peu de temps de tournage. Mon directeur photo, Bruno de Keyzer, qui la connaissait, m’avait dit : « Elle sera toujours en retard. » Moi, je filme dans la Meuse, j’ai peu d’heures de lumière par jour, il y a des décors, des costumes d’époque, je ne peux pas perdre une minute. Vous avez dit : « Quand on évoque la filmographie d’un réalisateur, il faudrait pouvoir mentionner les films qu’il n’a pas faits. » Vous avez failli tourner votre premier film avec James Mason et Jacques Brel.
Une adaptation de « la Plage de Falesà », de Robert Louis Stevenson. Mais le producteur Pierre Braunberger m’a dupé. Il y a peu de films que je n’ai pas faits. J’avais un projet, pour Jean-Pierre Marielle, sur l’accident du président Deschanel, plus précisément sur les cinq heures qui se sont écoulées entre sa chute d’un train et le moment où on l’a retrouvé. Et un film avorté avec Fabrice Luchini en député socialiste.
Oui, un député bosseur mêlé à aucun scandale. C’était au moment où le PS se déchirait. On avait filmé des plans au Congrès de Rennes. Luchini allait parler à l’étatmajor de Chevènement en pensant que c’était celui de Mauroy, il était formidable. J’écrivais le scénario avec Philippe Boucher, le journaliste du « Monde », mais l’actualité ne cessait de nous devancer, et on a laissé tomber. Non, ma douleur, c’est « Snowbird », adapté du roman de Russell Banks, avec lequel j’ai écrit le scénario. Un de mes plus beaux. L’histoire de deux femmes, l’une de 60 ans, l’autre de 50 ans, qui surmontent un deuil. Susan Sarandon et Jennifer Jason Leigh sont partantes, mais Amazon, qui devait le financer, m’a laissé tomber en me faisant comprendre que c’était trop arty, pas pour le public jeune. Que voulez-vous, je ne suis pas jeune… Qu’avez-vous compris du cinéma que vous auriez aimé savoir à vos débuts?
J’ai été très content de découvrir les choses, de comprendre parfois ce que je cherchais après l’avoir trouvé. Ou pas. Je n’ai tourné que les films que j’ai voulus. Je peux en regretter certains, mais je ne regrette rien de ce qu’ils disent. Leurs propos restent valides, certains se sont même bonifiés avec le temps. Je ne compte plus les sociologues et poètes noirs qui louent « Autour de minuit » comme le premier film sur le jazz à mettre en avant un Noir entouré de musiciens noirs. C’est un des rares films faits par un Blanc que Spike Lee reconnaît. Alors qu’il avait bêtement contesté à Clint Eastwood le droit de parler de Charlie Parker dans « Bird ». Un dernier mot sur votre ex-compagne et coscénariste Colo Tavernier, la mère de vos enfants Nils et Tiffany, qui vient de nous quitter.
La vie nous avait écartés, mais notre collaboration fut une joie extraordinaire. Un jour, Colo m’a donné à lire un poème que j’ai trouvé poignant et intégré à « Des enfants gâtés ». Je lui ai dit : « Il faut qu’on écrive ensemble. » C’était pour « Une semaine de vacances ». Elle était réticente, avait si peu confiance en elle que je l’enfermais dans la cuisine pour travailler. Puis elle m’a fait lire la scène bouleversante où la petite fille vient trouver son institutrice, que joue Nathalie Baye, pour lui dire : « Je crois que je ne suis pas intelligente. » Cela parlait, je pense, de ses propres doutes. Il y avait, dans ce qu’écrivait Colo, un mélange de tendresse, de sensibilité très aiguë et, tout à coup, ses origines irlandaises qui resurgissaient. C’est elle qui a eu l’idée de « l’Appât », que j’ai adoré faire. Et c’est à elle que je dois le scénario très âpre, celte, de « la Passion Béatrice », dont la violence me faisait peur. Je ne suis pas sûr d’avoir été à la hauteur de ce qu’elle avait écrit.