L'Obs

Moi, Malagar

LE LIVRE DE RAISON DE MALAGAR, PAR FRANÇOIS MAURIAC, LE FESTIN, 128 P., 17 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

en somme, c’est le journal intime d’une maison. elle se confie et ne cache rien. D’une écriture appliquée, elle consigne ses états de santé, ses coups de froid, son bonheur à prendre le soleil sur la terrasse, sa mélancolie, ses rêves ou ses frayeurs. elle tient la liste scrupuleus­e de ses invités et relève, sous abri, l’usure du temps qui passe, abîme les murs et les corps, mais bonifie le vin. elle est très causante. cette maison de maître s’appelle Malagar. elle est située sur la commune de saint-Maixant, en Gironde, gouverne la vallée de la Garonne et toise, de l’autre côté du fleuve, l’immense forêt des Landes. Vingt hectares de vignes de plein rapport, qui donnent une sorte de sauternes sans appellatio­n, l’enveloppen­t et la grisent. L’homme qui tient la plume pour elle est François Mauriac. Le romancier de « thérèse Desqueyrou­x » a hérité du domaine familial en 1927, l’a restauré, y a planté des centaines de cyprès, a réhabilité les chais, le cuvier, l’étable, les communs. pendant trente-deux ans, de l’occupation à Mai-68, il a tenu le livre de raison de Malagar, un grand registre vert au parfum de mousse et de chasselas dans lequel, génération après génération, les Mauriac ont enregistré les comptes de la propriété, les actes notariés, les mariages, les naissances et les morts. souvent cité, parfois pillé, mais jamais publié, le voici enfin révélé, in extenso. si on n’y apprend rien sur Mauriac qu’on ne sache déjà, on savoure cette version girondine du « Bloc-notes », et le détonnant mélange des genres qu’il favorise. car dans ce livre de raison et de raisin, l’auteur du « noeud de vipères » donne le prix, en anciens francs, du tonneau de vin (il n’est jamais plus heureux que d’en vendre aux églises, pour la messe) et répond vertement à sartre, qui l’a attaqué. en même temps, il se plaint de la grêle tombée sur sa récolte et peaufine sa pièce, « Feu sur la terre », que Jean-Louis Barrault va monter au théâtre Hébertot. L’inaugurati­on du nouveau pressoir mécanique le réjouit autant que la réception du prix nobel de littératur­e. il prolonge ses chroniques gaullienne­s de « l’express » et du « Figaro », tout en se félicitant de l’arrivée d’un tracteur, promis à remplacer ses chevaux de trait. il rend leur tendresse à ses petits-enfants adorés, pierre et anne Wiazemsky, mais exécute Maurice Druon, ce « nouveau riche de la littératur­e industrial­isée » à qui Malagar, pas assez majestueux, fait pitié. chronique des saisons et des jours, de la jeunesse qui s’en va et de la vieillesse qui survient, cahier de doléances et d’abondances, ce livre de raison et de maison montre l’attachemen­t de l’écrivain à son belvédère, à son refuge. « Je ne suis chez moi nulle part qu’ici. » La preuve : il y est toujours. en plus, il adore l’été et tombe enfin la cravate.

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François Mauriac à Malagar en 1953.

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