L'Obs

BERTHA BENZ

La pionnière du road-trip

- Par CLAIRE FLEURY

Bricoleuse de génie, l’épouse de Karl Benz a réalisé le premier long trajet en automobile de l’histoire un jour d’août 1888. Avec ce voyage, elle a ouvert la voie du tout-voiture…

U ne sorcière! » Sur son passage, les paysans médusés stoppent leur besogne de cette journée d’août 1888. Certains se signent, d’autres s’agenouille­nt. « Was ist das?! »

Une fillette court prévenir le curé du village. Vite, vite, l’homme en robe quitte la sacristie pour sauver ses ouailles. La créature diabolique entre justement dans

Wieloch. Les villageois découvrent alors une femme et deux adolescent­s assis sur un engin pétaradant qui avance tout seul. Tous comprennen­t, y compris le curé, que l’au-delà n’est pas impliqué dans l’a aire. Une sorcière ? Non, une pionnière.

Bertha Benz tient la manivelle de direction (l’invention du volant, ce sera pour 1894) d’un tricycle automobile, une calèche à trois roues qui se meut sans chevaux. Dans la campagne, le long du Rhin, on n’a jamais vu ça. Nulle part ailleurs non plus. C’est une première mondiale! Avec ses fils Eugen, 15 ans, et Richard, 14 ans, Bertha réalise le tout premier long trajet de l’histoire de l’automobile. Cent kilomètres ! Jusqu’alors, les conducteur­s de tels engins ont seulement e ectué de courtes boucles, sous l’oeil vigilant des mécanicien­s.

Cette fois-ci, pas d’équipe technique. Bertha a préparé son coup en secret. Ses deux fils sont dans la confidence mais pas Karl, son cher mari. Elle ne veut pas l’e rayer. Alors le matin du grand départ, elle s’est levée à l’aube sur la pointe des pieds. Avec ses fils, elle a poussé le tricycle su samment loin pour ne pas faire de bruit. Ses filles Clara, 11 ans, et Thilde, 6 ans, et leur père n’ont rien entendu. Bertha laisse juste un message : « Partis pour Pforzheim. » C’est là que naquit trente-neuf ans plus tôt Mlle Bertha Ringer et où habite encore sa mère. Cette petite ville se trouve à une centaine de kilomètres au sud-est de Mannheim, où elle vit avec Karl, un ingénieur très ingénieux mais pas très doué pour les a aires, et leurs quatre enfants. Deux ans plus tôt, après des années de recherche, son mari a déposé un brevet pour la première automobile à essence de l’histoire, la Benz Patent-Motorwagen, un tricycle à moteur à combustion interne. Bertha croit dur comme fer à l’invention de son mari. Mais le public est au pire hostile, au mieux indi érent ou pas assez fortuné pour s’o rir ce bijou

de technologi­e. Le couple, dans le besoin depuis leur mariage en 1872, ne s’en sort pas. Bertha a depuis longtemps englouti sa dot et sa part d’héritage dans l’entreprise de Karl. De guerre lasse, elle prend les choses en main. Elle veut frapper un grand coup, montrer que la machine fonctionne, créer l’événement.

Mais revenons à Wieloch. Bertha doit y faire escale car la Benz Patent-Motorwagen Typ III – l’exemplaire numéro 3 de l’automobile breveté Benz – a besoin de carburant. Problème, les pompes à essence n’existent pas encore. Comment faire ? Tête haute et jupons retroussés d’une main ferme, Bertha descend du tricycle et se dirige vers la pharmacie, sous le regard méfiant des paysans. C’est là qu’elle compte trouver de la ligroïne – de l’éther de pétrole utilisé alors comme détachant – qui fera l’affaire. Mais l’o cine est vide. Bertha tourne les talons et, bravement, entre dans l’auberge d’à côté. C’est anodin pour nous, Européens du e siècle, mais à l’époque les dames seules n’entrent pas dans les auberges. L’apothicair­e boit sa bière au comptoir. « J’ai besoin de 10 litres de ligroïne », lui explique-t-elle. « Madame, un litre su ra amplement pour détacher votre robe », lui lance-t-il goguenard. La tenue de Bertha a sou ert du voyage et sans doute la conductric­e est-elle gênée par son corset, ses bottines à talons bobines et les épingles qui tiennent son chapeau. Les femmes devront attendre un siècle pour pouvoir porter des vêtements un peu plus pratiques et confortabl­es. « Non, j’en ai besoin pour faire le plein », répond-elle sans ciller. Elle convainc le pharmacien de lui vendre son stock d’essence, en verse 4,5 litres dans le carburateu­r de son moteur monocylind­re à quatre temps de 2,5 chevaux et met de côté le reste. La première voiture à moteur à explosion ne dispose pas de réservoir, le conducteur doit donc régulièrem­ent verser de la ligroïne dans le « carbu » avec un entonnoir. Puis pour démarrer, Bertha actionne la manivelle du démarreur et dès que le moteur répond, desserre le frein à main tout en tenant la manivelle de direction. Et vogue la calèche !

Sur les bords de la route – en fait des chemins plus ou moins carrossés –, des témoins, comme ceux de Wieloch, sont e rayés par l’équipage. D’autres s’enthousias­ment. On applaudit, on salue avec son chapeau les trois aventurier­s, les enfants courent à côté de l’engin fumant. Bertha, aussi maligne que ravissante, sourit beaucoup. Elle a compris qu’il est aussi important de réussir l’exploit technique que l’opération publicitai­re. Et quand il le faut, en un clin d’oeil, elle passe d’un rôle à l’autre. Car avec la voiture de Karl, ça ne roule pas comme sur des roulettes. La mère et ses fils ont même dû pousser le véhicule avant de faire le plein. Mais elle trouvera du carburant tout du long, à Langenbrüc­ken, Bruchsal… Le plus délicat reste de réussir à refroidir le moteur. Il chau e diablement ! Alors, dès qu’ils le peuvent, la mère et ses enfants versent dessus de l’eau fraîche ou tout ce qui s’en rapproche. Pas de fontaine à proximité ? Bertha puise dans les égouts. Encore de nouvelles taches sur sa robe !

A chaque arrêt dans un village, elle en profite pour envoyer un télégramme à Karl. Dans la matinée, quand il constate la disparitio­n du tricycle, il comprend que sa femme et ses fils n’ont pas pris le train pour Pforzheim, mais l’automobile ! Le brave homme a dû se maudire d’avoir inventé une telle machine… D’après les archiviste­s du Musée Mercedes-Benz de Stuttgart, les télégramme­s envoyés ont été perdus. Mais rien n’interdit de les imaginer. « Tout va bien mon chéri, le carbu tient, nous aussi », « Je t’embrasse cher Karl, le coeur rempli d’espoir et les mains d’essence ». Sans doute, pour ne pas l’e rayer, n’a-t-elle pas relaté les incidents de parcours. Après Bruchsal et Durlach, elle a viré à l’est, quitté la vallée du Rhin et commencé l’ascension des collines de Kraichgau. De nos jours, c’est une région prisée pour d’autres exploits. Les runners s’y retrouvent tous les deux ans pour un Ironman, ce format de course où l’on enchaîne 3,8 kilomètres de natation, 180,2 kilomètres de cyclisme et un marathon. Bertha fait mieux, elle roule en Motorwagen. Mais les deux vitesses sont insu santes. Elle en parlera plus tard à Karl. « Chéri, franchemen­t ce n’est pas possible, il faut plus de rapports ! » Avec ses fils, elle pousse en montée la machine de 360 kilos. Mais le pire, c’est la descente. Ah, la frayeur! Le frein à pied s’actionne avec la main (ne demandez pas pourquoi), elle le sert tant qu’elle peut mais les patins de bois s’usent trop vite. « Ce truc n’est pas au point », se dit-elle. En seize ans de mariage – trois ans après leur rencontre –, elle s’est passionnée pour le travail de Karl, elle l’a soutenu, aidé, assisté. Et elle a des idées. Pour résoudre ce problème, elle s’arrêtera au retour chez un cordonnier de Bauschlott et lui fera clouer des lanières de cuir sur les patins. Bertha Benz vient d’inventer les plaquettes de frein !

Elle est aussi une bricoleuse de génie. Un tuyau du carburateu­r est obstrué? Avec une épingle de son chapeau, elle le débouche illico. Le câble de l’allumage est usé? Pas de problème, elle retrousse son jupon, décroche sa… jarretière et fait la réparation. Près de Wilferding­en, la montée est rude. Heureuseme­nt, deux jeunes paysans leur donnent un coup de main. Après le village, le reste du parcours se déroule sans anicroche. Le Motorwagen passe par Brötzingen puis arrive enfin à Pforzheim, à la tombée de la nuit. Imaginez la tête de la mère de Bertha. Sa fille débarque dans la machine de ce maudit gendre, infoutu de faire vivre correcteme­nt sa famille avec ses idées farfelues. « Et quelle tenue, ma pauvre enfant! » La robe tachée, le chapeau de travers (« Mais maman, il fallait déboucher un tuyau »), les bottines crottées et cette horrible odeur de ligroïne! Ne parlons pas d’Eugen et de Richard. « Mon Dieu, dans quel état êtes-vous ! » Les archives ne mentionnen­t pas le père de Bertha. Peut-être était-il déjà mort. S’il avait assisté à la scène, sans doute aurait-il été fier de sa fille, celle pourtant dont il ne voulait pas. Dans la Bible familiale, la jeune femme avait lu ces mots terribles qu’il avait écrits à côté de sa date de naissance : « Rien de nouveau, si ce n’est une fille. » Bertha avait deux soeurs aînées. Après elle, Mme Ringer aura d’autres enfants, dont des garçons. M. Ringer devait être content. Pour autant, il ne négligea pas ses filles. En homme progressis­te, il les envoya toutes au lycée.

Après ce voyage éreintant de l’aube au crépuscule (aujourd’hui, le trajet en voiture prend un peu plus d’une heure), Bertha, Eugen et Richard se reposèrent deux ou trois jours à Pforzheim. Puis ils repartiren­t en sens inverse. Mais cette fois, ils connaissai­ent les embûches du parcours, ils savaient où se ravitaille­r. Bertha Benz fut d’ailleurs la première à identifier le besoin de panneaux indicatifs et d’un réseau de stations d’essence. La presse rapporta avec enthousias­me le voyage dans ses colonnes et la Benz Patent-Motorwagen trouva enfin acquéreur. Mission accomplie et bien au-delà. En un seul voyage, la pionnière prouve que l’automobile n’est pas une invention farfelue mais bien un outil destiné au public avec lequel on peut voyager sans risques. Mieux, ce moyen de transport est aussi une source de plaisir – ah, les pointes de vitesse à 10 km/h !– et modifie profondéme­nt le rapport au territoire. Le temps d’une échappée belle, la civilisati­on de l’automobile qui va dominer le e siècle après celle du train, vient de faire un pas de géant. Si les exploits et inventions de Mme Benz sont connus et célébrés en Allemagne – au point de figurer dans deux publicités de Mercedes –, ce n’est pas le cas ailleurs. En France, son prénom évoque plutôt la « Grosse Bertha », l’obusier de l’armée allemande de la Première Guerre mondiale. Cette Bertha-là était la petite-fille et héritière du sidérurgis­te Alfred Krupp, dit « le roi du canon ». Nous lui préférons Bertha Benz, la reine du volant (ou plutôt de la manivelle) à l’épopée plus pacifique. Chapeau BB !

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SUR L’UNE DES PREMIÈRES VOITURES À QUATRE ROUES DE LA MARQUE.
L’INTRÉPIDE CONDUCTRIC­E SUR L’UNE DES PREMIÈRES VOITURES À QUATRE ROUES DE LA MARQUE.
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 ??  ?? LA CÉLÈBRE PATENT-MOTORWAGEN N° 3, AVEC LAQUELLE BERTHA BENZ ET SES FILS ONT PARCOURU 100 KILOMÈTRES.
LA CÉLÈBRE PATENT-MOTORWAGEN N° 3, AVEC LAQUELLE BERTHA BENZ ET SES FILS ONT PARCOURU 100 KILOMÈTRES.
 ??  ?? EN 1926, BENZ FUSIONNERA AVEC MERCEDES ET DAIMLER, PREMIER PAS VERS LA TOUTE-PUISSANCE DU CONSTRUCTE­UR ALLEMAND.
EN 1926, BENZ FUSIONNERA AVEC MERCEDES ET DAIMLER, PREMIER PAS VERS LA TOUTE-PUISSANCE DU CONSTRUCTE­UR ALLEMAND.
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