L'Obs

Les entretiens d’été (3/6) Catherine Hiegel

Ex-doyenne de la Comédie-Française, Catherine Hiegel n’arrête plus de jouer et de mettre en scène dans le théâtre privé. Rencontre avec une actrice au franc-parler légendaire

- Propos recueillis par JACQUES NERSON

Depuis son départ forcé de la Comédie-Française en 2009, Catherine Hiegel, qui y a passé quarante ans et en fut la doyenne, se voit constammen­t sollicitée. En septembre, à la Porte Saint-Martin, elle jouera « Avant la retraite », de Thomas Bernhard, avec André Marcon et Noémie Lvovsky, dans une mise en scène d’Alain Françon. Une pièce sur le nazisme, qu’elle dit d’utilité publique au moment où le racisme connaît une nouvelle flambée dans le monde. La grande Catherine ne comptait pas que des amis dans la maison de Molière. Elle ruait bien souvent dans les brancards. On la disait terrible. Mais elle vaut mieux que sa réputation. Cette ogresse au rire rauque (elle n’a arrêté de fumer qu’après cinquante et un ans de tabagisme) ne manque ni d’humour ni de tendresse. Encore faut-il les percevoir derrière les vacheries… Oùavez-vouspassév­otreconfin­ement?

A Paris. Ça n’a pas été pénible, j’aime de plus en plus être seule. Et puis je devais apprendre mon texte.

Vous êtes sûre que les théâtres seront rouverts en septembre ?

On va faire comme si. En tout cas, on sera prêts. On reprend les répétition­s début août. D’ici là, je pars pour ma maison de campagne, près de Saumur. Un peu de douceur angevine avant Paris.

On peut imaginer un monde sans théâtre ?

Je ne crois pas que le théâtre puisse mourir. Il n’y a qu’à regarder les enfants jouer, ils font du théâtre instinctiv­ement. Même seul, un enfant s’invente une histoire et se la joue.

AVANT LA RETRAITE, par Thomas Bernhard, mise en scène d’Alain Françon, Théâtre de la Porte Saint-Martin, du 15 septembre au 10 octobre.

Qu’avez-vous pensé des interventi­ons du président de la République ?

Désolantes. Mais ça fait un moment que ça dure. Que ce soit sous la droite ou la gauche, depuis Mitterrand, le budget de la culture ne cesse de baisser. Le seuil dérisoire des 1% n’a plus été franchi depuis Jack Lang. Des milliers d’emplois sont en jeu, ça rapporte plus à la France que l’industrie automobile, mais ça n’intéresse pas nos dirigeants. Le silence de l’Etat est assourdiss­ant. On se croirait au xixe siècle. Jack Lang était le ministre d’un homme de culture.

Mitterrand a probableme­nt eu les mêmes tentations que ses successeur­s. Lang m’a dit un jour : « Chaque fois qu’on voulait baisser le budget de la culture, je mettais ma démission dans la balance. » On sait que vous êtes tombée dans la marmite du théâtre quand vous étiez petite, mais à quel moment précis le déclic s’est-il produit ?

Tard. J’étais entrée dans le métier sans conviction, pour obéir à mon père. C’est lui qui m’a poussée à arrêter mes études: « Tous des cons, tu perds ton temps, sors de là, entre dans un cours. » Très vite, je n’avais pas 18 ans, j’ai joué « Fleur de cactus », de Barillet et Grédy. J’obéissais encore à Papa. Je n’ai vraiment choisi ce métier que lorsque Jean-Paul Roussillon a monté « George Dandin », de Molière, à la Comédie-Française. J’avais deux ou trois ans de maison derrière moi et joué pendant cinq ans au théâtre privé. Là, c’était une véritable aventure artistique et un vrai metteur en scène. A vos débuts, vous étiez plutôt lancée sur les rails du boulevard ?

Absolument. J’aurais pu y rester. JeanMichel Rouzière, le directeur du PalaisRoya­l,

me disait : « Tu es la future Jacqueline Maillan. » Les professeur­s du conservato­ire n’avaient pas éveillé votre vocation ?

Le conservato­ire, de mon temps, était nullissime. Les profs étaient des sociétaire­s honoraires du Français qui venaient y digérer leur repas. Au moins, au boulevard, le soir, j’avais la chance de jouer avec Poiret et Serrault, j’apprenais. Puis je me suis inscrite au cours de Jean-Laurent Cochet. Où l’on entendait parler de l’auteur, du style, de la situation, sujets jamais abordés au conservato­ire. Cochet n’a peut-être pas très bien vieilli par la suite, mais à l’époque son enseigneme­nt était très enrichissa­nt. Quel auteur avez-vous préféré jouer ?

Goldoni. Je n’aime pas tellement les rôles de femmes chez Molière. « Les Femmes savantes », peut-être… Mais on ne m’a jamais proposé Henriette ni Armande : pas assez belle. Au conservato­ire je n’avais droit qu’aux rôles de soubrette. Vous avez quand même joué certaines jeunes premières…

Oui, mais chez Molière, et ils sont très ingrats, ces rôles-là. Tout ce qui compte dans ses pièces, c’est le caractère central. Ça m’a fait souffrir d’être cantonnée dans l’emploi de soubrette. D’où, plus tard, ma panique quand Jacques Lassalle m’a fait jouer « la Locandiera », « la Belle Aubergiste », de Goldoni. J’avais horribleme­nt peur qu’on se moque de moi… Avant d’entrer en scène, j’attendais sur un petit escalier. Je tremblais comme une feuille. Jean-Paul Roussillon, qui jouait mon valet, me tenait les jambes pour m’éviter de tomber. N’empêche que le critique du « Monde » a écrit que j’étais trop laide pour séduire un homme comme JeanLuc Boutté… J’ai beaucoup joué Goldoni. « La Villégiatu­re », mis en scène par Giorgio Strehler, bien sûr. Une merveille. Et bien d’autres: « l’Imprésario de Smyrne », « la Serva amorosa », « il Campiello »… Il y avait dans la troupe une jalouse dont je tairai le nom qui m’a glissé : « Ça ne sent pas l’Italie, quand tu joues. » Fallait que je bouffe de l’ail, peut-être ? Quelle conne ! (Rires). Vos favoris parmi les auteurs contempora­ins ?

Oh! j’en ai joué beaucoup, des contempora­ins. Jean-Luc Lagarce, Philippe Minyana, Steven Berkoff, Lars Norén… De Bernard-Marie Koltès j’ai joué « Quai ouest » avec Chéreau, et « le Retour au désert » avec Didier Bezace qui vient de nous quitter. Beaucoup de morts chez les acteurs ces temps-ci. On ne parle pas d’eux longtemps, vous avez remarqué ? Pfft ! Au suivant ! Pour Johnny Hallyday ça a duré deux, trois semaines. Pour la mort de Barbara ou celle de Piaf, on n’a pas fait tant de foin. Vous vous êtes remise de votre éviction de la Comédie-Française en 2009 ?

Euh, oui… Mais je n’ai pas un rapport simple avec cette maison.

Vous y retournez quand même ?

Pas souvent. Juste par fidélité, pour voir des amis. C’est douloureux comme de retourner dans une maison d’enfance et d’y

BIO EXPRESS

Née en 1946, Catherine

Hiegel fait, en 1965, ses débuts dans « Fleur de cactus », de Barillet et Grédy, aux côtés de Jean Poiret et Sophie Desmarets. Engagée à la Comédie-Française en 1969, elle y passera 40 ans. Mise à la retraite en 2009, elle est nommée sociétaire honoraire.

Pour « la Mère », de Florian Zeller, elle a reçu le molière de la comédienne. “JE N’AVAIS DROIT QU’AUX RÔLES DE SOUBRETTE”

retrouver ses odeurs familières… J’ai ressenti ma mise à la retraite comme une injustice, la blessure demeure. Si je traverse le jardin du Palais-Royal, je ne peux pas m’empêcher de regarder la fenêtre de mon ancienne loge. Ça ne s’efface pas comme ça, quarante ans de vie. Et je n’ai pas envie de les effacer. Vous avez su rebondir…

J’ai eu la chance qu’on me propose du travail. C’est une question de chance ?

Oh, il y a des acteurs que j’adore et qui ne travaillen­t pas. L’imaginatio­n n’est pas toujours au pouvoir dans le milieu artistique. Bien sûr, j’ai dû satisfaire les metteurs en scène avec qui j’ai bossé, sinon ils ne m’auraient pas redemandée. Votre réputation de sale caractère est justifiée ?

Non, mais elle est utile, elle me protège. Ça fait peur aux cons, pas aux autres. En fait, je suis l’inverse. Je suis surtout très bosseuse. Pas une feignasse. Vous faites peu de cinéma, mais quand vous en faites, ça porte…

Vous pensez à « La vie est un long fleuve tranquille » ? C’est vrai que trente ans après on continue à m’arrêter dans la rue : « Pardon madame, ce n’est pas vous, la salope ? » C’est rassurant qu’on me reconnaiss­e encore. Le rôle de Josette, l’infirmière, était pourtant secondaire. C’est Christine Fersen qui devait le jouer. Etienne Chatiliez, qui venait de la pub, n’avait jamais encore réalisé de fiction et Christine l’appelait dix fois par jour pour réclamer des changement­s, ça l’a effrayé. Dominique Besnehard, qui s’occupait du casting, a conseillé de m’appeler. Il téléphone un dimanche matin, me fait porter le scénar, je lis, je ris, il me fixe rendez-vous le jour même à 18 heures au Dôme: « Alors? » – « Je suis partante. » Tant pis pour elle si Fersen était chiante. Pourquoi ce personnage a-t-il fait tilt ?

Je dois avoir une tête d’infirmière. Plus que Fersen, qui était trop belle. J’en ai joué pas mal, des blouses blanches. Après votre départ du Français, vous avez monté au Théâtre de la Porte Saint-Martin « le Bourgeois gentilhomm­e » et « les Femmes savantes », de Molière, ainsi que « le Jeu de l’amour et du hasard », de Marivaux. Trois succès. La prochaine?

J’aimerais bien monter « le Malade imaginaire ». Le ballet des Diafoirus retrouvera­it tout son sens après le coronaviru­s. Je vois que vous collection­nez les globes de mariée…

On appelle ça des verrines. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dans tous les milieux, les mariages étaient des mariages d’intérêt. Pas d’amour dedans. La fille entre dans le lit d’un type avec qui elle n’a jamais baisé. Une horreur. C’est son destin qui était mis sous cloche le lendemain de la nuit de noces. A la campagne, j’ai aussi une collection de chaussures de mariée. La semelle est à peine usée: elles n’ont servi qu’à danser le soir du mariage. Après, elles ont été rangées dans l’armoire dans du papier de soie. Pourquoi les objets nuptiaux vous fascinent-ils ?

Peut-être parce que je ne me suis jamais mariée. Ma mère, que j’adorais, m’a dit pour ma communion: « Il y a deux jours dans la vie d’une femme, sa communion solennelle et son mariage. » J’avais 11 ou 12 ans. Je me suis dit : « Deux jours, ce n’est pas lerche. Il y en a déjà un que je vais rater puisque je ne crois pas en Dieu, je garde l’autre en réserve. » C’est vraiment pour ça que vous êtes restée célibatair­e ?

C’est la raison souterrain­e. J’ai aimé des hommes, vécu plusieurs années avec certains, on m’a demandée en mariage, mais qu’est-ce que ça m’aurait apporté ? J’ai vécu dans le péché toute ma vie et ça ne m’empêche pas d’être mère et grand-mère. Pourquoi aviez-vous fait votre communion si vous n’étiez pas croyante ?

Pour ne pas peiner ma mère et recevoir des cadeaux. Huit jours avant, j’ai des scrupules et lui déclare que je n’arrive pas à croire en Dieu. Catastroph­ée, elle m’emmène dans un monastère non loin de Saclay et me laisse dans une cellule face à un jeune moine avec tonsure, sandales et robe de bure, comme sur les boîtes de camembert. « Tu ne veux pas faire ta communion ? » – « Désolée, mais la multiplica­tion des pains, la résurrecti­on des morts, je ne marche pas. » Il me flatte: « Tu es une petite fille intelligen­te. Tu as raison, tout ça n’existe pas. Mais pour les gens, il faut des symboles. Et puis tu ne voudrais pas faire de peine à tes parents ! » Je n’ai pas osé avouer regretter surtout le collier de perles, le stylo à plume en or, le buvard en peau de porc offerts à mes frère et soeur les années précédente­s. Il propose : « Fais ta communion, tu feras ce que tu voudras après. Tope là. » Malin, ce moine ! Après quoi, je n’ai plus jamais fichu les pieds à l’église, sauf pour les enterremen­ts d’amis. Vous faites de la politique ?

Je suis de gauche mais pas une encartée. Pas mélenchoni­ste. Plutôt sympathisa­nte socialiste, mais on ne sait plus tellement où il est, le PS. Je vote comme beaucoup de Français: pour éviter le pire. J’ai voté aux municipale­s pour contrer Rachida Dati. Quand avez-vous manifesté pour la dernière fois ?

Pas pour les « gilets jaunes »: trop de gens du Rassemblem­ent national, trop de racistes. Des braves gens aussi, mais trop de haine. En fait, la dernière fois, c’était pour les lois Taubira, en réponse à l’insupporta­ble Manif pour tous. Vous avez des décoration­s ?

J’ai refusé trois fois la Légion d’honneur. Je ne veux pas de médaille. C’est bien de décorer quelqu’un qui s’est jeté dans le feu pour sauver un môme, pas un artiste. Même les Arts et Lettres ou les Palmes académique­s, puisque vous avez été prof au conservato­ire ?

J’ai tout refusé. Au Français, vous avez automatiqu­ement les Arts et Lettres au bout de dix ans, comme des fonctionna­ires : aucun intérêt. Je n’accepte que les distinctio­ns profession­nelles comme les prix de la critique ou les molières. Vous n’êtes pas de celles qui refusent de vieillir…

Je n’ai touché à rien, comme vous pouvez le voir. Ce sont surtout les actrices de cinéma qui tirent sur l’élastique. Elles n’ont pas le choix. Le diktat sur le physique des femmes est beaucoup plus fort au cinéma qu’au théâtre. Je n’ai pas eu d’emploi de séductrice. Cette fois, j’en tire avantage.

“PARDON MADAME, CE N’EST PAS VOUS, LA SALOPE ?”

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 ??  ?? Catherine Hiegel en 1969 au foyer de la ComédieFra­nçaise.
Catherine Hiegel en 1969 au foyer de la ComédieFra­nçaise.
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Dans le film « La vie est un long fleuve tranquille », d’Etienne Chatiliez, en 1988…
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… et à la mise en scène des « Femmes savantes », au théâtre de la Porte Saint-Martin, en 2016.
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Lors du filage de « Dramuscule­s », de Thomas Bernhard, au Poche-Montparnas­se.

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