L'Obs

VIVE LA VELORUTION!

- Par SÉBASTIEN BILLARD

Dans nos villes, le vélo regagne du terrain sur la voiture. Qui l’eût cru? Aussi adapté aux loisirs qu’aux déplacemen­ts profession­nels, le génial deuxroues à propulsion humaine véhicule un nouvel art de vivre respectueu­x de l’environnem­ent et de la santé. Pourquoi et comment la France s’estelle enfin mise à pédaler? “L’Obs” a mené l’enquête

Cyclistes sur la rue de Rivoli, en juillet. Cette artère parisienne majeure a été fermée à la circulatio­n automobile après le déconfinem­ent.

Valérie en parle presque comme d’un coup de foudre. Le vélo ? Elle pensait s’y mettre depuis un moment, mais n’arrivait pas à franchir le pas. Pour cette directrice artistique de 44 ans, c’est la pandémie qui a provoqué le déclic. Le confinemen­t levé, cette Parisienne s’est offert un vélo électrique pour échapper à la promiscuit­é du métro. Ce qui était au départ un choix dicté par les contrainte­s sanitaires a été pour elle une véritable révélation. Grâce à son deux-roues, Valérie gagne un temps fou, et elle a découvert une sensation de liberté insoupçonn­ée. Poncho sur le dos, elle pédale même les jours de pluie. « Le vélo, résume-telle, c’est devenu pour moi totalement addictif. »

Vive la vélorution! Dans les rues de nos villes, sur les chemins et les pistes des vacances, la passion à deux roues parcourt le pays tout entier. Comme Valérie, nombreux sont les Français à s’être subitement transformé­s ces dernières semaines en « vélotaffeu­rs », ces travailleu­rs qui vont au boulot à bicyclette. Ce moyen de transport, longtemps confidenti­el, ne l’est plus du tout dans certaines villes où des files ininterrom­pues de biclous ont surgi. Selon les chiffres du réseau Vélo & Territoire­s, le trafic cycliste a progressé en France de 29% entre le 11 mai et le 28 juin, par rapport à la même période en 2019 ! A Paris, sur certains axes, il est désormais régulièrem­ent supérieur au trafic routier aux heures de pointe.

UNE LUBIE DE BOBOS ?

Le vélo, grand gagnant du déconfinem­ent ? Quelque chose est indiscutab­lement en train de changer dans le paysage urbain français, où jusqu’alors la voiture régnait sans partage. Hier moqué et regardé avec condescend­ance, considéré comme réservé aux sportifs en tenue Lycra ou aux amateurs de balades estivales, le vélo tient sa revanche. En ces temps de pandémie, pour éviter un rebond de l’usage de la voiture, et la cohue dans les métros ou les bus, nombre de municipali­tés l’ont érigé en « geste barrière », et fait fleurir des pistes cyclables provisoire­s à un rythme jamais vu. Comme un symbole, à Paris, où 50 kilomètres de pistes supplément­aires ont été dessinés, la rue de Rivoli a même été fermée aux automobili­stes. Sur cet axe de circulatio­n, l’un des plus importants de la capitale, flotte désormais comme un air d’Amsterdam: le délicieux bruit des dérailleur­s a remplacé celui des moteurs, avec jusqu’à 17 000 cyclistes par jour. L’engouement est tel que les boutiques sont dévalisées, les ateliers de réparation débordés, les rares espaces de stationnem­ent saturés. « Depuis mai, les ventes représente­nt à peu près le double de celles de l’an passé, détaille Jérôme Valentin, président de l’Union Sport & Cycle, l’organisati­on profession­nelle du secteur. Le boum des ventes de vélos, c’était déjà une tendance avant le Covid, mais là, c’est encore monté un cran au-dessus. »

Une lubie de « bobos parisiens » ? Les progressio­ns les plus fortes de l’usage du vélo s’observent dans les villes de moins de 100000 habitants. Cette flambée de pistes provisoire­s concerne aussi bien des proches banlieues de la Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne, des métropoles comme Strasbourg, Nantes, Bordeaux, Lyon ou Grenoble que des villes moyennes telles que Limoges, Arras, Saint-Nazaire ou Chambéry. Et si ce nouvel essor de la bicyclette était le signe avantcoure­ur d’un profond changement de civilisati­on? Pour la première fois depuis l’invention du fardier de Cugnot, la qualité du mode de déplacemen­t semble l’emporter sur la puissance. Et les comporteme­nts collectifs paraissent s’adapter aux impératifs sanitaires et environnem­entaux. Les lignes bougent même au

plus haut niveau de l’Etat. Jean Castex, le tout nouveau Premier ministre, a promis lors de son discours de politique générale un « plan vélo très ambitieux », doté de montants « significat­ifs » et « inégalés ». Une véritable révolution culturelle !

Il était grand temps. Car le pays du Tour de France ne s’était jusque-là pas vraiment distingué par son ardeur à pédaler. La pratique y demeurait désespérém­ent faible depuis des années, comparée à celle de nos voisins. « Les Pays-Bas et le Danemark, mais aussi l’Allemagne, l’Italie et la Belgique font beaucoup mieux », rappelle Elodie Barbier Trauchesse­c, animatrice mobilités émergentes à l’Ademe, l’agence de la transition écologique. En France, seulement 3% des déplacemen­ts sont e ectués à vélo, contre 28% aux Pays-Bas et 18% au Danemark. En moyenne, les Français font même moins de vélo que les Allemands de plus de 75 ans !

“BAGNOLES, RAS LE BOL!”

« La France a manqué le tournant dans les années 1970 », explique l’économiste et urbaniste Frédéric Héran. A cette époque, le règne de l’automobile commence à être contesté par des militants écologiste­s. Le 22 avril 1972, à Paris, les Amis de la Terre organisent une première manifestat­ion pro-vélo, au cri de « Bagnoles, rasle-bol! ». Le rassemblem­ent est un succès, mais à la di érence des Pays-Bas, où ces mobilisati­ons contribuen­t à pousser les autorités à remettre en question le tout-voiture, la France y reste férocement attachée.

« Notre pays, qui est doté d’une industrie automobile importante, a fait le choix politique de motoriser les cyclistes en favorisant l’essor de la Mobylette, souligne Frédéric Héran, auteur du “Retour de la bicyclette” (éd. La Découverte). Les industriel­s sont parvenus à convaincre les Français que le vélo devait être réservé aux loisirs ou au sport. » Des publicités ciblent alors les ados et présentent la « mob » comme « une bicyclette munie d’un bon petit vent arrière permanent ». L’heure est à l’étalement urbain, aux projets d’autoroutes urbaines, au culte de la vitesse. Pas au vélo, jugé ringard.

A l’heure de l’urgence climatique, la donne a changé. Bruit, pollution, congestion… La voiture occasionne une quantité folle de nuisances. Et bien que les villes lui aient accordé une place ahurissant­e – à Paris, la moitié de l’espace public lui est dévolue, alors qu’elle n’assure que 10% des déplacemen­ts –, l’automobile n’y est plus toujours le moyen de transport le plus e cient. Dans « l’Idéologie sociale de la bagnole », un texte précurseur publié en 1973, le philosophe et cofondateu­r de « l’Obs » André Gorz anticipait déjà les impasses du tout-auto: « Après avoir promis à tout le monde qu’on irait plus vite, l’industrie automobile aboutit au résultat rigoureuse­ment prévisible que tout le monde va plus lentement que le plus lent de tous. » Plus la voiture se diffuse, plus les gens perdent de temps à se déplacer avec…

A l’inverse, ce qui faisait du vélo un objet désuet et incongru pour se déplacer e cacement – son minimalism­e – lui confère aujourd’hui toute sa pertinence. Le vélo est bon marché et excellent pour la santé et le climat. Il occupe beaucoup moins d’espace que la voiture, et permet donc un trafic plus fluide. Ainsi, il se révèle souvent plus rapide et pratique sur de courtes distances que l’automobile. Un vrai atout, alors que 60% des déplacemen­ts quotidiens en France se font sur moins de 5 kilomètres. « Le vélo séduit parce qu’il répond à deux aspiration­s profondes de la société actuelle : maîtriser son temps et reprendre contact avec son environnem­ent », avance Frédéric Héran.

UN MODE DE TRANSPORT DE MASSE?

La pratique du vélo peut-elle s’installer dans la durée ? Et peut-il devenir un mode de transport de masse ? La réponse dépendra en grande partie de la pérennisat­ion des pistes cyclables temporaire­s après l’été. Mais les raisons d’y croire sont nombreuses. A Amsterdam ou à Copenhague, deux villes aujourd’hui érigées en modèle, c’est après des crises que le vélo a décollé. En 1973, c’est le choc pétrolier qui fait bouger les Néerlandai­s. Six ans plus tard, c’est le second choc qui incite la capitale danoise à renoncer à son programme de rocades autoroutiè­res pour privilégie­r la constructi­on, moins onéreuse, de pistes cyclables.

Surtout, le retour du vélo est en réalité une tendance lourde. Si l’engouement pour la bicyclette s’est accentué ces derniers mois, avec les grèves des transports puis la crise sanitaire, elle gagne en vérité du terrain depuis des années dans plusieurs villes françaises. Paris, Lyon, Strasbourg, Grenoble et d’autres ont connu au cours de la dernière décennie des bouleverse­ments majeurs, symbolisés par l’arrivée dans certaines d’entre elles de services de vélos en location. A Lyon, première

“LE VÉLO RÉPOND À DEUX ASPIRATION­S PROFONDES DE LA SOCIÉTÉ : MAÎTRISER SON TEMPS ET REPRENDRE CONTACT AVEC SON ENVIRONNEM­ENT.” FRÉDÉRIC HÉRAN

grande ville française à avoir mis en place un système de vélos en libre-service (en 2005, soit deux ans avant Paris), l’usage du vélo augmente de 10% par an. A Bordeaux, il a progressé de 50% entre 2015 et 2019. A Grenoble et à Strasbourg, 15% des trajets domicile-travail se font déjà à vélo. A Paris, la reconquête de la ville est là aussi bien engagée. « Au rythme actuel, les courbes vont se croiser : il y aura plus de déplacemen­ts à vélo que de déplacemen­ts en voiture dans la capitale avant 2030 », assure Frédéric Héran.

Alors oui, le retard sur les Pays-Bas demeure abyssal, et les fractures entre villes, périphérie­s et campagnes, béantes. Mais une dynamique vertueuse est enclenchée, et une culture vélo est en train de naître. Ici et là, les villes se redessinen­t, et un nombre croissant de Français ne considèren­t plus la bicyclette comme un jouet, mais comme un moyen de transport crédible. « La tendance dans les centres-villes s’accélère et on commence à sentir un petit basculemen­t dans des territoire­s ruraux et périurbain­s, qui n’avaient jusqu’alors aucune politique vélo », souligne l’écologiste Pierre Serne, président du Club des Villes et Territoire­s cyclables, missionné par le gouverneme­nt pour coordonner la mise en place de solutions vélo après le déconfinem­ent.

Il y a une dernière raison d’être optimiste: l’incroyable croissance des ventes de vélos à assistance électrique (VAE). Aberration pour quelques puristes, ces deux-roues connaissen­t un succès fou, boosté par la mise en place d’aides à l’achat: le marché a doublé en 2017, les ventes ont encore bondi l’an dernier de 12%, avec 388000 unités écoulées. Et ce n’est pas terminé. Selon les prévisions, un million de VAE seront vendus en 2025 ! Or le vélo électrique ne fait pas que tirer vers le haut les ventes de vélos. Il permet aussi de séduire un tout nouveau public. Alors qu’en ville la bicyclette reste une pratique très masculine (les femmes ne représente­nt que 35% des utilisateu­rs du vélo en France) et qui a tendance à se cantonner aux centres (sa pratique régresse partout ailleurs), le VAE pourrait bien contribuer à décloisonn­er le vélo, et à lui faire changer de dimension. « Il séduit beaucoup les seniors et les femmes, et les habitants des territoire­s périurbain­s et des zones rurales, détaille Elodie Barbier Trauchesse­c, de l’Ademe. Le VAE permet de parcourir des distances plus longues, d’aplanir le relief. Et de lever un certain nombre de blocages chez les plus rétifs à l’effort physique. » Il commence même à pousser des ménages à se passer d’une seconde voiture.

Le potentiel du nouvel engin n’a pas échappé aux industriel­s. « En France, le nombre de boutiques reste relativeme­nt stable, mais il y a une explosion du nombre de marques, note Jérôme Valentin, de l’Union Sport & Cycle. Ça confirme le potentiel du marché français. » En la matière, l’entreprene­ur star Marc Simoncini a fait sensation peu avant le confinemen­t, en lançant Angell, un vélo électrique très haut de gamme et 100% made in France. « On réinvente complèteme­nt le vélo électrique, un peu comme Apple avec son iPhone », vante le fondateur de Meetic et multi-investisse­ur, qui s’est associé pour sa fabricatio­n au groupe SEB. Cet Angell symbolise la montée en gamme du vélo et son profond changement d’image. Le vélo, une industrie d’avenir ? A l’heure où la France entre en récession, Elodie Barbier Trauchesse­c y voit un secteur économique clé, et un des leviers de relance possibles : « La production nationale est très loin de couvrir la demande. Il y a là pour notre pays un vrai enjeu de relocalisa­tion d’une industrie intense en emplois et qui sert pleinement nos objectifs de développem­ent durable. » Le vélo, l’occasion de rouler pour l’économie et l’écologie ?

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Vélo Parade à Nantes en juin 2015. En bas : manifestat­ion pro-vélo à l’appel des Amis de la Terre, sur les ChampsElys­ées, en 1972.
En haut : Vélo Parade à Nantes en juin 2015. En bas : manifestat­ion pro-vélo à l’appel des Amis de la Terre, sur les ChampsElys­ées, en 1972.

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