L’HOMME DES PRESIDENTS RACONTE
Jean-Pierre Jouyet
Emmanuel Macron l’a séduit puis abandonné. En cette fin de septembre, sous les lambris dorés d’un grand hôtel parisien, Jean-Pierre Jouyet, ex-secrétaire général de l’Elysée, se confie sans détour : « C’est vrai, il y a une blessure a ective. Parce que je suis quelqu’un pour qui les relations personnelles sont fondamentales. Je ne m’attendais pas du tout à ce que Macron rejette l’héritage de François Hollande, à ce qu’il tue à ce point son père en politique ! »
Aujourd’hui, ce haut fonctionnaire a able publie ses Mémoires (1), un livre événement dont il nous réserve la primeur. Il y brosse un portrait sans concession de son « ancien protégé ». Sans Jouyet en e et, point de Macron en majesté! Chef du service de l’inspection générale des Finances, l’enthousiaste « Jean-Pierre » a pris le jeune énarque sous son aile, l’a présenté à François Hollande et l’a propulsé vers les sommets : de l’équipe de campagne au secrétariat général adjoint de l’Elysée et jusqu’à Bercy. « J’ai plaidé auprès de Valls et de Hollande pour qu’on le nomme ministre de l’Economie », confirme-t-il dans l’entretien exclusif qu’il accorde à « l’Obs » (voir p. 30). S’invitant mutuellement à de brillants dîners, Emmanuel et Brigitte Macron et le couple Jean-Pierre Jouyet et Brigitte Taittinger étaient devenus des intimes… jusqu’à la déclaration de candidature du conquérant en marche. « Jean-Pierre, tu comprendras que, vu les circonstances, je ne peux pas venir dîner chez toi », a tranché l’ambitieux dans un SMS le 17 novembre 2016. Et depuis, c’est l’indi érence et l’incompréhension. « Derrière le fervent disciple, je n’avais pas vu pointer le nouveau roi », écrit Jouyet.
Tenue secrète jusqu’à ces derniers
De la haute administration et du pouvoir à la française, il a tout vu et presque tout connu. Jean-Pierre Jouyet a servi Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande avant d’être le mentor d’Emmanuel Macron. Il publie aujourd’hui “l’Envers du décor” et se confie à “l’Obs”
jours, la parution de son livre ne laissera personne indi érent. Son auteur arbore l’un des plus beaux blasons de la République : « l’Etat profond », c’est lui! Ce fils de notaire normand passé par l’ENA a veillé sur les co res-forts de la République (Trésor, Caisse des Dépôts), a servi trois présidents et en a inventé un quatrième. Avec une grande liberté de ton, il nous livre le contenu de ses carnets noircis en quarante ans de carrière. Les esprits radicaux, de droite comme de gauche, y verront une illustration de l’entre-soi et des collusions d’un « système » qu’ils adorent détester. Mais les amateurs d’histoire politique apprécieront les révélations et les anecdotes de l’ouvrage.
“DRH DE LA RÉPUBLIQUE”
Tout commence à l’ENA, promotion Voltaire, où se forme la petite bande de François Hollande. Déjà admirateur de « la plus vive intelligence » qu’il connaisse, JeanPierre Jouyet adhère au Carena, ce syndicat créé par Hollande pour réformer la grande école de l’élite républicaine… Mais ces jeunes gens rêvent avant tout de politique. Hollande et Jouyet sortent dans la botte : à eux les grands corps. François opte pour la Cour des Comptes et, entraînant Ségolène Royal, devient conseiller de Mitterrand à l’Elysée. Il laisse l’inspection des Finances à Jouyet pourtant classé un rang derrière lui. Le début d’une presque indéfectible association.
Pour Jouyet, la grande aventure démarre à l’orée des années 1990. Après un passage au cabinet du ministre de l’Industrie Roger Fauroux, le jeune inspecteur des Finances se lie d’amitié avec l’énarque Martine Aubry, de quatre ans son aînée et déjà ministre du Travail. Par son entremise, il devient directeur du cabinet de son père, Jacques Delors, président de la Commission européenne. L’auteur jette un éclairage nouveau sur la décision de Delors, en décembre 1994, de ne pas se présenter à la présidentielle. Doutant de son étoile et du soutien du PS, Delors se conforme aussi, selon lui, à un arbitrage familial : « Il souhaitait ardemment que son retrait de la compétition électorale permette à Martine d’accéder à la magistrature suprême. » Dixhuit ans plus tard, lors de la primaire citoyenne, François Hollande ruinera tous les espoirs de la fille de Jacques…
Recruté en 1997 comme directeur adjoint du cabinet de Lionel Jospin à Matignon, Jouyet donne aussi sa version de l’adoption des 35 heures. On y retrouve une Martine Aubry très hostile à la réduction du temps de travail, proposée par DSK dans le seul but de se donner une image sociale. « JeanPierre, tu as vu ce que tu veux me faire dire sur les 35 heures. C’est impossible !
Je ne peux pas cautionner une chose pareille… », s’exclame la numéro deux du gouvernement Jospin avant de lire le discours du Premier ministre au Sénat. Selon Jouyet, l’instigateur DSK « assure que l’important, ce sera d’arrêter cette machine infernale »… Après le fiasco jospinien de 2002, Martine Aubry finira pourtant par endosser le costume de la « dame des 35 heures » que lui ont taillé ses adversaires pour mieux s’emparer du PS.
Proche de Chirac quand il est directeur du Trésor, le grand commis de l’Etat s’entend tout aussi bien avec le ministre de l’Economie Nicolas Sarkozy qui saura s’en souvenir… Chef du service de l’inspection des Finances de 2005 à 2007, Jouyet joue au « DRH de la République » au profit des 250 membres de ce corps d’élite. A l’approche de la présidentielle, Jean-Pierre et Brigitte sont appelés à une rude tâche : tenter de rabibocher François et Ségolène dont le couple bat de l’aile. « Lors d’un week-end en Corse, François tente un coup audacieux. Si Ségolène passe son tour et lui laisse ses chances à la primaire citoyenne, il lui assure un retour à la normale. Mais c’est non. » Soupçonné de « protéger » François, Jean-Pierre Jouyet sera snobé par la candidate de « l’ordre juste » pendant toute la campagne.
En 2007, tout à sa politique d’ouverture, le nouveau maître de l’Elysée Nicolas Sarkozy propose à Jouyet de devenir secrétaire d’Etat aux A aires européennes du gouvernement Fillon. Passionné d’Europe, celui-ci accepte. Mais François Hollande le boude pendant deux ans. Et c’est à la demande de son ami que le secrétaire d’Etat démissionne en 2008. Jouyet, qui prend alors les rênes de l’Autorité des Marchés financiers, n’en conserve pas moins de nombreuses amitiés à droite: Rachida Dati, Roselyne Bachelot, Xavier Bertrand. Et une dent contre tous ceux qui lui ont alors administré des leçons de gauche… pour finir par rejoindre ensuite la macronie! Dans son livre, les actuelles ministres Florence Parly et Elisabeth Borne en prennent pour leur grade. « Ces deux grandes consciences de gauche qui me battaient froid avec tant de morgue n’ont pas hésité à me solliciter quand j’étais secrétaire général de l’Elysée. Elles étaient à la recherche de postes… », ironise Jouyet.
En 2012, ostracisé pour sa participation au gouvernement Fillon, il doit patienter avant d’entrer au Château. Bombardé à la tête de la Caisse des Dépôts, Jouyet se heurte aux francs-maçons qui tiennent la maison. « Pour ces hommes de réseau, le chrétien que je suis ne mérite pas d’être directeur général », note-t-il. Mais déjà l’ambiance au Château se détraque. « Plus personne ne parle
“DERRIÈRE LE FERVENT DISCIPLE, JE N’AVAIS PAS VU POINTER LE NOUVEAU ROI.”
à Pierre-René Lemas [secrétaire général de l’Elysée, NDLR]. Il faut que tu viennes », lui téléphone Sylvie Hubac, chef de cabinet et elle aussi membre de la promotion Voltaire.
LA POLÉMIQUE DU “CABINET NOIR”
Désireux de changer d’air, le président s’en remet enfin à son ami qu’il nomme secrétaire général de l’Elysée en avril 2014. Intime devenu maire du palais, JeanPierre Jouyet revient sur le vaudeville qui a plombé le quinquennat. En juin 2012, après le tweet de Valérie Trierweiler qui prend parti contre Ségolène Royal dans la législative de La Rochelle, Jouyet conseille à Hollande de rompre. « Oui, mais je vais le faire plus tard. Parce que dans quelques semaines, c’est mon premier 14-Juillet », lui rétorque le président.
En janvier 2014, la révélation de l’idylle du chef de l’Etat avec la comédienne Julie Gayet parachève la pantalonnade. Exit Valérie Trierweiler à bout de nerfs, exfiltrée grâce à l’intervention de Brigitte Taittinger-Jouyet qui l’accompagne à l’hôpital de la
Pitié-Salpêtrière… O ciellement, Hollande demeure célibataire. Mais Jouyet regrette « que Julie n’ait pas été mise en avant, tant elle contribue à l’équilibre de vie retrouvé de François ». Selon lui, cela aurait évité que le président ne consacre des soirées à recevoir les journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, auteurs du brûlot « Un président ne devrait pas dire ça » qui contribuera à lui faire renoncer à la présidentielle de 2017…
« La vérité, c’est que François, contrairement à Sarkozy et à Macron, aime sincèrement les journalistes », note Jouyet. Un atout pour conquérir le pouvoir, mais une faiblesse à l’Elysée. Pour preuve, le déjeuner du 24 juin 2014 qui réunit le secrétaire général de l’Elysée et l’ancien Premier ministre François Fillon chez Ledoyen, à deux pas du Château. A l’occasion de cette rencontre, l’ex-Premier ministre a, selon Jouyet, regretté que les juges ne fassent pas diligence sur les enquêtes visant Nicolas Sarkozy. Une tentative d’influence ensuite relatée par les inévitables Davet et Lhomme dans « le Monde », après que Jouyet eut accepté de recevoir les investigateurs à la demande de François Hollande… « Le président a voulu faire plaisir à ses deux nouveaux amis, en leur o rant un beau scoop, qui a le mérite, à ses yeux, de semer la panique à droite », commente Jouyet. Mais une polémique s’ensuit au sujet de l’existence d’un « cabinet noir » à l’Elysée.
Informé dès le 11 novembre 2016 de la décision du président de ne pas se représenter, Jouyet n’est pas convaincu : « Tu devrais attendre février », conseille-t-il. Mais encore une fois, François ne l’écoute pas. « Début février 2017, je regrette de ne pas m’être montré plus persuasif, assure Jouyet. Entre les perturbateurs endocriniens d’Hamon et les costumes de Fillon, il existait peutêtre un espace dans lequel le président sortant aurait pu s’engou rer… » Qu’à cela ne tienne, la victoire finale de Macron le remplit d’aise. Dans le bureau présidentiel, au soir des résultats, il est « le seul à applaudir la victoire d’Emmanuel ». On connaît la suite.
Jouyet reproche à présent à son ex-protégé ses orientations « droitières » et « ultralibérales ». De 2014 à 2017, il fut pourtant un chaud partisan de la politique de l’o re et de la réforme du marché du travail, mises en oeuvre à l’instigation du conseiller et du ministre Macron… Jouyet fait aussi grief à son ex-disciple d’avoir escamoté l’indispensable réforme de l’Etat. Dossier sur lequel il fait un mea culpa : « Quand j’observe ma carrière au service de l’Etat, ma principale insu sance apparaît clairement : ne pas m’être assez battu pour le réformer », écrit-il. Pourtant, il se garde bien d’incriminer la haute fonction publique. « Emmanuel Macron a donné la suppression de l’ENA en pâture aux “gilets jaunes”, alors que la plupart de ceux-ci se moquent éperdument d’une telle mesure démagogique. » Ce féru d’histoire se souvient que la Révolution, qui persécuta l’aristocratie, la vit renaître après Thermidor. « Il ne s’agit pas de condamner l’Etat, mais au contraire de souligner l’urgence qu’il ya à le réformer pour le sauver. »
■ (1) « L’Envers du décor », par Jean-Pierre Jouyet, Albin Michel, 320 pages, en librairies.