L'Obs

LES AMBITIONS DU PATRON DU MOSSAD

- Par CÉLINE LUSSATO

Yossi Cohen a collection­né les faits d’armes clandestin­s au sein des services israéliens. Chef du Mossad depuis 2015, il s’illustre dans les coups d’éclat diplomatiq­ues. Et pourrait même un jour succéder à Benyamin Netanyahou

Il n’est sur aucune photo o cielle. Ce 15 septembre, Donald Trump rassemble au balcon de la Maison-Blanche le Premier ministre israélien et les ministres des A aires étrangères émirati et bahreïni. Ils viennent de signer les accords Abraham qui normalisen­t les relations entre les trois Etats. Mais un acteur clé, Yossi Cohen, reste dans l’ombre où sa carrière d’agent secret l’a toujours maintenu. Cette signature historique est pourtant une victoire personnell­e pour le chef du Mossad, le mythique service de renseignem­ent israélien. Cela fait des mois qu’il oeuvre en coulisse. A 59 ans, Cohen est non seulement le « Ramsad », la « tête du Mossad », mais aussi le go-between du Premier ministre Benyamin Netanyahou dans ces négociatio­ns. Pour la presse israélienn­e, il serait même en bonne place pour lui succéder un jour. Auréolé d’une brillante carrière dédiée à la sécurité nationale, fin connaisseu­r des enjeux internatio­naux, ce polyglotte possède un

carnet d’adresses qui inclut même le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo. Argument capital en politique, le redoutable espion, père de quatre enfants, est également doté d’un charme certain, qu’il sait utiliser à dessein.

Le jeune Yossi grandit dans une famille religieuse conservatr­ice, installée à Jérusalem depuis sept génération­s, soit bien avant la création d’Israël. Son père, Léo, est un vétéran de l’Irgoun, l’organisati­on sioniste de Menahem Begin qui prit les armes dans la Palestine mandataire. Il étudie en yeshiva (école talmudique) et, service militaire accompli, se présente à 21 ans au siège du Mossad. Il y est alors l’un des seuls à porter la kippa. La société israélienn­e, plus kibboutz que Torah, s’apprête à porter Shimon Peres au poste de Premier ministre. A l’école des cadets, le futur espion doit s’habituer à laisser son couvre-chef au vestiaire. Mais son intégratio­n au sein du Mossad – « l’Institut » en hébreu – annonce un tournant pour les services. Lorsqu’en 2015 il est nommé à la tête de l’appareil sécuritair­e, tous ses hauts responsabl­es appartienn­ent au milieu nationalis­te religieux. Une évolution marquée du sceau de Benyamin Netanyahou, Premier ministre à la longévité inégalée, qui place à ces postes stratégiqu­es des hommes de son bord.

Peu de choses ont filtré concernant la carrière d’espion de Yossi Cohen. Au fil des témoignage­s toujours prudents et souvent anonymes des personnes qui l’ont côtoyé, c’est le portrait d’un homme intelligen­t, pugnace, fin connaisseu­r de l’âme humaine qui transparaî­t. Implacable aussi. Fait pour l’art cynique de la manipulati­on auquel l’espion consacre sa vie. Cohen est également connu pour son élégance dans un pays où l’on cultive plutôt la simplicité. « Même à l’arrivée d’un vol longcourri­er, quand tous les passagers sont ankylosés, leurs vêtements froissés, Cohen, lui, semble émerger de sa salle de bains », note un fin connaisseu­r du personnage. Cela lui vaudra le surnom de « Mannequin » dans la presse. Il s’était pourtant doté d’un nom de code bien plus sinistre en entrant au Mossad : « Callan » − nom du héros d’une série britanniqu­e des années 1960. Loin du glamour d’un James Bond, David Callan est un secret agent à la moralité ambiguë, qui n’hésite pas à torturer ou à assassiner. Quelle image Yossi Cohen cherche-t-il à se donner en s’associant à ce personnage trouble, navigant dans un univers de tromperies et de trahisons ?

L’étoile montante de « l’Institut » n’est pas un tendre. Le journalist­e Ronen Bergman, l’un des meilleurs experts des services israéliens, évoque en quelques lignes un épisode glaçant dans les notes de « Lève-toi et tue le premier » (1). En 1990, le Mossad traverse une grave crise. Un ancien agent, Victor Ostrovsky, s’apprête à publier ses Mémoires, en violation complète des règles de l’agence. Les services cherchent à étou er le projet. L’éditeur est mystérieus­ement cambriolé. Cohen, qui avait rencontré Ostrovsky à l’époque où ils étaient stagiaires, soumet au directeur, Shabtai Shavit, un plan détaillé pour éliminer le trop bavard ex-agent. Le plan plaît à Shavit qui le présente au Premier ministre. Mais Yitzhak Shamir met son veto : « On ne tue pas un juif. »

UN BRILLANT RECRUTEUR D’AGENTS

Cohen l’impitoyabl­e ? « Il était alors un agent très junior, nuance Bergman. Quand vous proposez une solution à “l’Institut”, il y a une grande di érence entre être soi-même aux commandes, ou bien savoir qu’une chaîne de commandeme­nt va autoriser ou non votre idée : dans ce dernier cas, votre responsabi­lité est vraiment faible. » Et puis, ajoute Bergman, il faut tenir compte de l’époque : « Pour la première fois, quelqu’un issu du Mossad vendait ses secrets. C’était l’hystérie. » Il n’empêche, Cohen démontre sa capacité à envisager les solutions les plus définitive­s.

A sa sortie de l’école des cadets, il intègre le départemen­t « Tsomet » chargé du recrutemen­t d’in

formateurs à l’étranger. Durant de longues années, il identifie des sources sur le terrain, les recrute puis les accompagne. Parlant l’arabe, l’anglais et le français, il accomplit dans les années 1990 de nombreuses missions en Europe. Pour les connaisseu­rs du Mossad, il fait peu de doute que Cohen travaille alors clandestin­ement en France et dans d’autres pays francophon­es. En 2002, il prend la tête des opérations spéciales de sa division et devient deux ans plus tard responsabl­e des opérations iraniennes. Cohen est considéré, a rme Ronen Bergman, « comme l’un des plus brillants recruteurs de l’histoire des services, l’un des rares qui aient jamais réussi à pénétrer le Hezbollah et les gardiens de la révolution islamique et à recruter des agents dans leurs rangs ». Ces réseaux recueillen­t des renseignem­ents capitaux qui permettron­t notamment au Mossad d’organiser avec la CIA l’assassinat à Damas en 2008 d’Imad Moughnieh, chef militaire du Hezbollah libanais, commandita­ire de nombreux enlèvement­s (notamment ceux des Français Michel Seurat et Jean-Paul Kau man en 1985) et d’attentats meurtriers (241 morts américains le 23 octobre 1983 à Beyrouth...).

Sous sa supervisio­n, les opérations contre l’Iran se succèdent : l’achemineme­nt de matériel destiné à son programme nucléaire est saboté dans différents pays, des virus informatiq­ues perturbent le fonctionne­ment de ses centrifuge­uses d’enrichisse­ment d’uranium, plusieurs scientifiq­ues iraniens sont assassinés. Pour le futur patron du Mossad, Téhéran est alors l’ennemi n° 1 d’Israël, devant les Palestinie­ns. Une opinion intimement partagée par Netanyahou qui lui o re le poste de conseiller à la Sécurité nationale. Trois ans durant, Yossi Cohen chuchote à l’oreille du Premier ministre. Rares sont les collaborat­eurs qui survivent si longtemps. « Mais Yossi Cohen est une machine à déchi rer les émotions, et il a très vite compris comment l’aborder », raconte Ronen Bergman. Il noue également des rapports privilégié­s avec l’épouse du Premier ministre, Sara, très attachée à son rôle de première dame lors des déplacemen­ts à l’étranger. Alors Cohen la briefe très sérieuseme­nt avant chaque voyage, racontet-on dans son entourage. Habile attention. Sara n’est pas sans influence sur son époux. Ce poste de conseiller à la Sécurité nationale occupé par des hommes en fin de carrière, Yossi Cohen va l’utiliser comme un tremplin. Fin 2015, Netanyahou fait de lui le nouveau « Ramsad ».

Il multiplie alors les déplacemen­ts à l’étranger. A peine nommé, il participe à une rencontre secrète en Suisse avec des diplomates, l’Israélien Joseph Ciechanove­r et le Turc Feridun Sinirliogl­u, afin d’aplanir les di érends nés sept ans plus tôt avec Ankara. Le patron du Mossad vient aussi régulièrem­ent à Paris, pour échanger sur la lutte antiterror­iste ou les négociatio­ns internatio­nales sur le nucléaire iranien. Alors que le compromis tant souhaité par Barack Obama est sur le point d’être trouvé avec Téhéran, Jérusalem compte sur Paris pour bloquer ce qu’ils estiment être un « mauvais accord ». Sans succès. Mais les Israéliens ne baissent pas les bras. Ils poursuiven­t leur travail de persuasion auprès de l’administra­tion américaine suivante, et Donald Trump finit par dénoncer l’accord en mai 2018. Non sans l’aide de Yossi Cohen, estiment les experts du dossier iranien. Le chef du Mossad a en e et dirigé quelques semaines plus tôt un incroyable hold-up d’archives nucléaires secrètes au coeur de Téhéran. Des documents transmis à Mike Pompeo, alors

directeur de la CIA, qui ont su convaincre les Américains. Pompeo salue l’exploit israélien.

Nommé quelques mois plus tard secrétaire d’Etat, ce proche de Trump devient un atout majeur pour le patron du Mossad. Les deux hommes forment bientôt la courroie de transmissi­on qui lie le président américain à Netanyahou et va permettre aux Israéliens de remporter de nouveaux succès diplomatiq­ues. Jérusalem souhaite en e et normaliser ses rapports avec les Etats arabes. Des liens discrets existent, mais le sort des Palestinie­ns a empêché toute o cialisatio­n. Avec l’aide de Donald Trump et de son gendre Jared Kushner, une nouvelle coopératio­n avec le renseignem­ent saoudien est annoncée en novembre 2017. Le sultan d’Oman accueille Benyamin Netanyahou en visite d’Etat en 2018. Enfin, le 13 août dernier, Trump annonce un accord entre Israël et les Emirats arabes unis – Bahreïn suivra quelques jours plus tard. Dès le lendemain, le bureau du Premier ministre fait savoir que Netanyahou a appelé Yossi Cohen et l’a « remercié pour l’aide du Mossad au fil des ans dans le développem­ent des liens avec les pays du Golfe ». « Notre travail au Mossad, réagit Cohen, n’est pas seulement de prévenir la guerre (…), mais aussi d’identifier les opportunit­és de paix dans la région et de tout donner pour les promouvoir. » Un pas en dehors de l’ombre.

UN FUTUR POLITICIEN ?

Ces derniers mois, Yossi Cohen est sur tous les fronts, même celui du Covid. Les services secrets israéliens ont été chargés de trouver à l’étranger des respirateu­rs et des stocks de masques. Il renforce l’image positive de « l’Institut » en Israël. Le budget du Mossad sous son mandat a d’ailleurs constammen­t augmenté, pour un bilan opérationn­el sans tache apparente. Même sa gestion des ressources humaines est saluée : féminisati­on, ouverture au public orthodoxe, accueil de travailleu­rs handicapés… Cette dernière question le touche de près puisque l’un de ses fils, Yonathan, a dû se battre pour obtenir, malgré un lourd handicap, le titre d’o cier.

Pas étonnant que la presse israélienn­e promette au « Mannequin » une brillante carrière politique. Tal Shalev de « Walla News » a rme que Netanyahou aurait lui-même désigné à huis clos deux personnes aptes à diriger l’Etat d’Israël après lui : l’ambassadeu­r à Washington Ron Dermer et Yossi Cohen. S’il se lançait en politique dès la fin de son mandat le 1er juin prochain, « bien sûr il aurait ses chances », juge Ronen Bergman. Mais la loi le lui interdit durant trois ans. Et puis, le temps politique n’est pas toujours propice aux « héros » : d’autres responsabl­es sécuritair­es se sont enlisés dans le bourbier politique israélien. Dernier exemple en date, Benny Gantz, brillant général devenu politicien terne, dévoré par les manoeuvres de Netanyahou. Bergman met en garde : « Même pour un James Bond juif, l’arène politique israélienn­e peut être mortelle. »

(1) Grasset, février 2020.

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Avec Benyamin Netanyahou en octobre 2015. Il vient d’être nommé à la tête du Mossad.
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En septembre 2019 en Israël.
 ??  ?? Conseiller à la sécurité nationale (2013-2016), il multiplie les voyages à l’étranger. Ici à Berlin en 2015 aux côtés de Benyamin Netanyahou et d’Angela Merkel.
Conseiller à la sécurité nationale (2013-2016), il multiplie les voyages à l’étranger. Ici à Berlin en 2015 aux côtés de Benyamin Netanyahou et d’Angela Merkel.
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A Washington en mars 2015 lors d’une conférence du lobby proisraéli­enAipac.

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