L'Obs

LEÇONS AFRICAINES POUR LE COVID

- D. C.

Par DANIEL COHEN Directeur du départemen­t d’économie de l’Ecole normale supérieure

Une grande controvers­e a opposé les économiste­s concernant l’impact de la malaria (le paludisme) sur l’économie africaine. Pour une école de pensée emmenée par Jeffrey Sachs, professeur à Columbia, ce virus est l’une des causes de la pauvreté du continent. En désorganis­ant l’activité, en découragea­nt le tourisme et les investisse­ments internatio­naux, la malaria a constitué un frein récurrent au développem­ent de l’Afrique, rendant difficile son intégratio­n dans les flux économique­s internatio­naux. Sachs et ses coauteurs ont montré par des analyses économétri­ques que le virus était à lui seul responsabl­e d’une perte de croissance de plus de 1% chaque année ! Peu de temps après, comme c’est souvent le cas en économie, une contre-étude remettait en question ces conclusion­s. Pour Daron Acemoglu, du MIT, et ses coauteurs, le problème posé par le paludisme est politique, pas sanitaire. C’est le legs d’une colonisati­on européenne dysfonctio­nnelle qui est en cause. Si la malaria a joué un rôle, selon ces auteurs, c’est indirectem­ent : elle est une des raisons pour lesquelles les colonisate­urs ne se sont jamais véritablem­ent installés en Afrique, préférant se soigner en Europe ou y envoyer leurs rejetons pour leurs études, plutôt que de créer des institutio­ns adaptées in situ. Karen Blixen, interprété­e par Meryl Streep dans le film « Out of Africa », en donne un exemple : elle rentre au Danemark quand elle doit être soignée de la syphilis que son mari lui a transmise.

Il n’est pas difficile de faire un parallèle avec les débats qui nous occupent aujourd’hui, en France, avec le Covid. Pour les critiques du gouverneme­nt, façon Acemoglu, la crise sanitaire est surtout la conséquenc­e d’une mauvaise gouvernanc­e. Une meilleure gestion des tests, des masques, du traçage et une augmentati­on des lits d’hôpital auraient permis d’éviter le confinemen­t du mois de mars, très coûteux économique­ment, et d’empêcher aujourd’hui le rebond des contaminat­ions. A quoi le gouverneme­nt répond mezza voce, façon Sachs, que le virus est plus têtu que les politiques publiques. Nos dirigeants semblent se résoudre à l’idée que celui-ci leur impose son tempo. Qui est coupable : le virus ou sa gestion par le gouverneme­nt ? Ce qu’un débat scientifiq­ue n’a pu trancher, même avec le recul, pour la malaria n’a aucune chance d’être réglé, à chaud, pour une épidémie qu’on comprend encore très mal. Ce qui est certain, c’est que l’opinion publique est à cran, et n’aura aucune indulgence pour les politiques qui ont failli.

Tous les gouverneme­nts prient en fait pour qu’un vaccin vienne les délivrer du virus. Et en ce domaine aussi, les leçons des africanist­es sont utiles à entendre. Pour Michael Kremer, qui fut corécipien­daire du dernier Nobel d’économie avec Esther Duflo et Abhijit Banerjee, le véritable scandale de la malaria est l’absence de vaccin. Il impute cet échec au désintérêt des entreprise­s pharmaceut­iques à l’égard de pays trop pauvres pour payer leurs médicament­s. Pour résoudre le problème, il avait proposé une formule simple et radicale : que les gouverneme­nts des pays riches s’engagent à l’avance à récompense­r les découvreur­s d’un vaccin, pour assurer sa fabricatio­n et le mettre dans le domaine public. Il a proposé d’appliquer la même idée au Covid. Il faut penser, a-t-il dit, « big, really, really big » (« New York Times » du 4 mai 2020). Les sommes mobilisées par les gouverneme­nts pour trouver un vaccin doivent être à la hauteur du coût que le virus impose aux économies et permettre qu’il soit disponible pour tous. Selon lui, les seuls Etats-Unis devraient s’engager à débourser 70 milliards de dollars, un montant sept fois plus élevé que ce qui est prévu, et très au-dessus de ce que l’Union européenne s’est dite prête à payer. Car on n’ose imaginer ce qu’il adviendrai­t des sociétés occidental­es en l’absence de vaccin. A l’heure où il faut aussi combattre le réchauffem­ent climatique, elles ne sont pas préparées à connaître, à leur tour, une vie hantée par un climat ingrat et des épidémies récurrente­s.

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