L'Obs

SUIS JE UN MOUTON MASQUÉ ?

- Par DAVID CAVIGLIOLI D. C.

Lisant dans les journaux que le mouvement anti-masque gagne du terrain, je réalise que je vis dans un monde rigoureuse­ment promasque. Lors d’une récente réunion de travail, à la terrasse d’un restaurant huppé, une femme importante m’a réprimandé sèchement parce que je me présentais masqué, certes, mais nez sorti. « Vous voudrez bien me ranger ça », m’a-t-elle dit en désignant mon nez comme s’il était répugnant.

J’ai senti comme une pointe de dédain dans sa voix. Ce nez au vent, c’était le nez du raoultien, du « gilet jaune », du scientopho­be. Ou celui de l’hédoniste, de l’amoral bourgeois, qui place sa petite joie de vivre au-dessus du bien collectif, comme le désormais infâme Nicolas Bedos qui préfère vivre que ne pas mourir.

Je me suis confondu en excuses et j’ai juré, avec solennité, que je ne prenais pas la seconde vague avec légèreté. La femme importante, rassurée quant à ma bonne moralité, m’a adressé un geste amical qui valait absolution, et m’a tendu sa fiole de gel hydroalcoo­lique. Soumis à son importance, je me suis docilement frictionné les mains, sans oublier les pouces et les entre-doigts.

Nous étions une compagnie particuliè­rement zélée dans la lutte contre le Covid. Parmi nous, un homme se présentait comme un « possible cas contact ». Sa compagne, fiévreuse et gorge prise, attendait les résultats de son PCR. N’étant pas encore certain de mériter la quatorzain­e, il avait décidé de venir, mais tenait à être transparen­t et espérait que sa présence ne nous gênait pas. Pour un peu, il nous aurait autorisés à le chasser comme un lépreux. Disséminés aux coins de la tablée, rivalisant de civisme, nous avons donc scrupuleus­ement respecté la distanciat­ion prescrite par le gouverneme­nt. Lorsque la soif se faisait criante, je baissais le masque pour boire un peu d’eau, puis le relevais prestement. Je n’ai pas osé fumer.

Quelques jours plus tard, en voiture sur les routes de France, je me suis arrêté pour déjeuner dans un restaurant de routiers, un établissem­ent nommé Le Nid de Poule, posé au bord d’une nationale, vestige d’avant les stations-service, accueillan­t les chau eurs de poids lourds et les ouvriers des usines alentour. J’ai, comme il se doit, enfilé mon masque avant de pousser la porte.

A l’intérieur, j’ai blêmi. Dans la grande salle comble, à l’heure de pointe : aucun masque, nulle part. Ni sur les serveurs, ni sur les cuisiniers, qu’on voyait à travers les portes battantes, ni sur les clients levés pour aller aux toilettes, ni sur ceux accoudés au bar. Que des bouches, que des nez. Une vision d’un autre temps. Ou une insurrecti­on. Venant vers moi, la serveuse a eu, j’en jurerais, un rictus. Tiens, un Parisien. Un légitimist­e. Mon masque, même un peu tombant, même un peu rebelle, en ce lieu où la consigne gouverneme­ntale est défiée avec obstinatio­n, m’a fait l’e et d’une fraise de marquis espagnol ou d’un tee-shirt En Marche !. Je l’ai retiré sans attendre.

Les gouttelett­es, le R0 qui remonte, le civisme, la seconde vague: oubliés. De même que, dans ce restaurant cossu du centre parisien, je professais mon souci de freiner l’épidémie pour le bien de tous, ici, si quelqu’un m’avait adressé la parole, je me serais déclaré ennemi du masque et de la dictature sanitaire qu’il figure. J’aurais ironisé, comme cet ami Facebook en colère, sur les « moutons » qui se masquent parce qu’on le leur ordonne. J’aurais réglé mon pas sur celui du groupe, ce que chacun fait là où il est, trouvant ensuite l’argumentai­re qui lui permet d’être semblable à ses semblables, mouton parmi les moutons. Les croyances politiques changent avec les restaurant­s.

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