L'Obs

Hommage Un monde sans Kenzo

Le créateur japonais est décédé du Covid-19 le 4 octobre. Une disparitio­n qui marque la fin d’une époque

- Par SOPHIE FONTANEL

Il est tard, on est en pleine saison des défilés, le masque empêche de capter les émotions sur notre visage, mais si l’on pouvait les voir, on lirait que le Covid-19, en embarquant Kenzo, fait un coup bas. Kenzo, voyez-vous, était l’un des hommes les plus adorables de ce milieu. Quelqu’un qui a traversé la mode sans jamais en prendre les travers: jamais mégalo, jamais parano. Il aurait peut-être dû être un peu des deux. Un zeste de mégalomani­e lui aurait donné de l’importance aux yeux de ceux qui ont pu penser, à des moments, que ce petit bonhomme rieur n’était pas si important. Un zeste de parano lui aurait fait entrevoir à la fin des années 1990 qu’il allait tout perdre. Pardon, tout vendre. Mais revenons en arrière.

Au début des années 1960, Kenzo Takada, japonais, arrive à Paris. Cette ville, il en rêve. Ce n’est pas comme aujourd’hui où les Japonais, en débarquant chez nous pleins de rêves, déchantent assez vite devant notre manque de délicatess­e. Les Japonais sont rares. Lui, il est l’un des premiers fous de mode venu de son archipel apporter à Saint-Germain-des-Prés l’idée qu’il a derrière la tête : en être. La mode l’obsède. Quelqu’un m’a montré un jour un immeuble rue des Ecoles en me disant que le jeune Kenzo avait vécu là, sans un sou, mais super looké. Je crois qu’il n’avait même pas de douche, ni de toilettes.

Comment est-ce que ce Japonais, qui jamais de sa vie n’arrivera à bien maîtriser le français, parvient-il à filer des croquis à Courrèges ? On m’a raconté qu’il dessinait beaucoup, comme un fou. Le divin Maurice Renoma le prendra comme stagiaire. Tout cela est loin et flou dans ma tête, mais nous en avions parlé un jour, Kenzo et moi, avant un show portant son nom mais où il n’était plus. Il était arrivé très en avance et moi aussi. Je portais un pull vert. Il m’a dit que sa première boutique, galerie Vivienne, à Paris, était de cette couleur. Car tel était Kenzo, abordable, exquis, curieux.

Au début, sa boutique (créée en 1970) s’appelle Jungle Jap. Il adore la végétation, les fleurs. Je ne sais plus qui lui fait remarquer que « Jap » est un sobriquet peu respectueu­x. Aujourd’hui, ça ferait un bad buzz. Parce qu’il est si conciliant, il accepte de changer. Ce sera : Kenzo. Et que fait-il, alors ? Loin de s’en tenir à une inspiratio­n japonisant­e (même s’il fera des kimonos), il se balade dans toutes sortes de sources venant de tous les coins de la planète. Ce n’est pas LE folklore, ce sont LES folklores. Les carreaux mélangés avec les fleurs, les fleurs agrandies jusqu’à en devenir géantes, les avalanches de couleurs, le Pérou, les Incas, l’Afrique… Il avale le monde et en fait du Kenzo.

Rien n’est jamais premier degré, le métissage est immédiat, total. Les récompense­s ne vont par tarder à pleuvoir. En même temps que le succès vient, il y a l’étonnement. Il fait ses shows du début dans la galerie Vivienne, les mannequins se changent dans la boutique, il y a quarante invités au maximum et cela ne ressemble pas du tout au Japon, en tout cas pas à l’idée que l’on s’en fait. Où est-elle, sa tradition ? En se posant cette question, certaines personnes font montre de ce racisme inconscien­t dont il n’a que faire car, lui, il veut être français. Il raffole de la nourriture française, au point que ça a dû bien l’étonner de nous voir toutes et tous ne jurer que par les sushis et les sobas. Kenzo n’entre dans aucune case. Il ne se prend même pas pour le prochain Saint Laurent, ce n’est même pas cette nomenclatu­re qu’il vise. Lui, il veut être libre.

Et libre, il va l’être pendant dix longues années. Kenzo sort le soir, Kenzo sort toute la nuit, Kenzo aime faire le dingo jusqu’à pas d’heure, Kenzo n’est pas sage du tout et Kenzo, qui ne sera jamais mal entouré, aime entourer ce monde affranchi qui peut tout se permettre. Au début des années 1980, le sida frappe un grand nombre de ses camarades. Il est miraculeus­ement épargné. Après les récompense­s, ce sont les décès qui pleuvent. Chose étrange, il reste joyeux. Même le coeur déchiré, il continue d’inventer des vêtements qui sont la vie même. Et ne renonce ni à son mode de vie ni à la vie. Le masque de 2020, je peux deviner qu’il ne devait pas trop aimer l’idée même s’il fallait le mettre.

Je raconte tout cela pour donner un peu l’idée de ce que peut être un grand vivant. Tout devait avoir du panache avec cet homme, qui était évidemment un panier percé. Dans ce monde de directeurs artistique­s si profession­nels d’aujourd’hui, je ne vois guère que Rabih Kayrouz qui lui soit comparable dans l’accueil aux autres. Kenzo disait qu’il venait du pays du Levant. Rabih, lui, est levantin.

Quand ça ne ressemblai­t plus à rien, alors Kenzo souffrait. Il voulait que ça pétille et, bon sang, ça pétillait. J’ai toujours compris son amitié avec Karl Lagerfeld comme une sorte de communion de ceux détestant le pathos. Les deux ont inventé des choses et des manières de faire. Les deux trouvaient qu’on se prend toujours bien trop au sérieux. Les deux s’intéressai­ent à tout. Pourtant, on pourrait lister aussi leurs différence­s : Karl si doué à s’enrichir, et l’autre non. Karl si doué à s’immortalis­er, et l’autre non. Karl si seul, et l’autre non. Karl un ascète, et l’autre non. Karl l’homme presque d’un seul amour, et l’autre non. Peu importe, ils s’aimaient.

Qu’est-ce qu’il va rester de Kenzo ? Le nom ? Oui. L’ADN? Oui, mais c’est volatil l’ADN d’un homme aussi libre. Le souvenir de son dernier défilé, en 1999, une fête absolue avec tous ses copains, toutes ses copines venus défiler. La joie de faire l’idiot une dernière fois, en majesté…

Oui, c’est la fin d’une époque.

Et puis aussi, j’y pense, il va rester quelque chose qui touche tout le monde, parlera à tout le monde: c’est Kenzo qui a fait porter du coton aux gens en hiver, qui a mis ça à la mode. Il trouvait la laine emmerdante. Rien d’emmerdant ne pouvait rester longtemps entre ses doigts. Si la mort l’emmerde, il reviendra.

Même le coeur déchiré, il continue d’inventer des vêtements qui sont la vie même.

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JEAN-MARIE PÉRIER/PHOTO12
 ??  ?? Kenzo et son aMi Karl lagerfeld en voyage au jaPon, en 1977.
le créateur, iMMortalis­é Par jean-Marie Périer Pour le Magazine « elle », en 1992.
Kenzo et son aMi Karl lagerfeld en voyage au jaPon, en 1977. le créateur, iMMortalis­é Par jean-Marie Périer Pour le Magazine « elle », en 1992.

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