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APEIROGON, PAR COLUM MCCANN, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR CLÉMENT BAUDE, BELFOND, 512 P., 23 EUROS.
★★★★ Pourquoi l’écrivain irlandais Colum McCann raconte-t-il, en ouverture de son impressionnante somme romanesque consacrée au conflit israélo-palestinien, le dernier repas de Mitterrand, une orgie d’ortolans passée à la postérité ? « Il lui fallut plusieurs minutes pour terminer son plat, le visage caché du début à la fin sous la serviette blanche. Sa famille entendait le bruit des petits os qui se cassaient. » Les oiseaux occupent, dans « Apeirogon », une place à part. Le petit territoire d’Israël constitue, selon McCann, « la deuxième autoroute migratoire la plus empruntée au monde » avec cinq cents millions de volatiles qui survolent Jérusalem chaque année, ignorant le conflit explosif qui a fait tant de ravages en contrebas. Tous les oiseaux du monde y passent, depuis la colombe qu’on dit porteuse de paix jusqu’aux plus petits spécimens, comme ces ortolans qu’on croque quand on a été président et qu’on va bientôt mourir.
C’est donc l’histoire (vraie) de Rami, un Israélien qui a perdu, en 2016, sa fille Smadar, 14 ans, dans un attentat suicide à Jérusalem-Ouest perpétré par des terroristes du Hamas. La jeune fille, raconte McCann, était en train d’acheter des livres scolaires, la musique jouant à fond dans son casque audio. Quand la bombe a explosé, elle écoutait Sinéad O’Connor. Smadar ayant servi de mascotte, quand elle était petite, au mouvement pour la paix, c’est tout naturellement que Rami, son père, décide de poursuivre dans cette voie, participant à des marches où Israéliens et Palestiniens avancent main dans la main. C’est aussi l’histoire (également vraie) de Bassam, un Palestinien qui vient de perdre sa fille, tuée par une balle en caoutchouc par l’armée israélienne. Abir avait 10 ans. Elle a été touchée à la nuque. Bassam va, avec Rami, mener campagne pour la paix, voyageant aux quatre coins du monde pour poser toujours la même question : comment du chaos peut surgir l’harmonie ? Quand Bassam, à la fin du livre, entame une grève de la faim, n’est-ce pas, d’ailleurs, pour s’épargner de continuer à la poser encore et encore ? « Si vous divisez la mort par la vie, vous obtenez un cercle », explique Hertzl, un ami israélien de Bassam. D’où, sans doute, l’idée d’écrire ce roman sous la forme d’une boule à facettes (l’apeirogon du titre). Les chapitres, parfois très courts, s’y succèdent selon le principe de l’effet papillon. Et ça brille dans tous les sens d’une manière symphonique et magistrale, comme un chant pour la paix.