Roman Le pôle Niort de Mathias Enard
Cinq ans après avoir remporté le prix GONCOURT, l’auteur de “Boussole” revient avec un roman gargantuesque situé dans la campagne du BAS-POITOU, où il vit. Nous lui avons rendu VISITE
Le jour où il sera temps pour Mathias Enard de se réincarner en autre chose, il pourra toujours faire huttier dans le Marais poitevin. C’est le seul lauréat du Goncourt connu de nos services qui manoeuvre parfaitement la barque à fond plat. Il faut le voir à l’oeuvre, dans ce bel après-midi de septembre. Il sait éviter les branches mortes qui affleurent, reculer dans un bras d’eau un peu étroit, négocier avec rondeur un virage à 90 degrés. Et il connaît la géographie du secteur, avec ça (« il y a environ 10 000 kilomètres de canaux, de quoi se perdre ») ; son histoire (« les premiers ont été creusés autour de l’an 1000 par les abbayes du coin »); les embarcadères préservés des touristes (« je n’en ai jamais vu autant ici que cet été, depuis le déconfinement ») ; la somme que rapporte un peuplier une fois débité et exfiltré de cet extraordinaire labyrinthe aquatique (« 60 euros ») ; et même la nationalité des incontournables cuisses de grenouille qu’on vous sert au restaurant, imbibées d’huile et d’ail, comme le plat local (« elles viennent en fait de Roumanie »). C’est simple, le romancier de « Remonter l’Orénoque » semble tellement dans son élément qu’on ne serait pas étonné de l’entendre, soudain, causer de la mystérieuse disparition des lentilles d’eau avec les volatiles palmés qui s’ébattent le long de la berge. Et si Enard avait été un canard dans une vie antérieure?
Son existence actuelle, en tout cas, a commencé tout près d’ici en 1972 : à Niort, cette préfecture que Michel Houellebecq présentait l’an passé dans « Sérotonine » comme « l’une des villes les plus laides qu’il m’ait été donné de voir ». C’est là qu’on a retrouvé Enard, un matin, pour visiter avec lui le décor de son nouveau roman, « le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs », dont l’essentiel se déroule dans la campagne des alentours. « Je me demande quelle partie de Niort a vue Houellebecq, dit-il, sincèrement perplexe. C’est une ville qui ressemble à la France : une rivière, des clochers, un hôtel de ville, un donjon… A 18 ans, je n’en pouvais plus tellement c’est tranquille, mais c’est joli, non ? On est à la frontière entre le marais et la plaine. Moi, j’ai grandi côté plaine, dans un village voisin, puis en ville près du lycée; j’habite maintenant côté marais. » Il a acheté, il y a huit ans, une maison située dans la direction de La Rochelle. Dans son « jardin de moine », il fait pousser des herbes médicinales et aromatiques dont il ne sait « pas toujours très bien quoi faire », comme de l’absinthe et de l’hysope, mais aussi « des courges, des blettes, des tomates, des aubergines, des poivrons, des piments », des pieds de vigne. Il y a passé son printemps confiné, seul, « sans voir personne ». Ça ne l’a pas
traumatisé. Il « aime beaucoup la proximité de l’eau et des arbres ». Ce n’est pas nouveau. Le paisible bayou du Poitou est resté son meilleur refuge contre la bêtise et la folie des hommes. « Le marais a toujours été pour moi un support de rêverie, entre l’univers du “Grand Meaulnes” et les romantiques allemands. Ici, la nature t’enveloppe complètement. C’est une sensation rare, sans doute comparable à celle qu’on peut éprouver en randonnant dans la montagne, sauf que là, c’est immédiat: il suffit de grimper dans la barque, et on est ailleurs. » Dans sa jeunesse, il s’y est souvent replié, pour deux ou trois jours, avec une tente et un ou deux copains. Ils ont « même tenté d’y vivre en autarcie, en essayant d’attraper des canards et des ragondins. On se baignait dans les canaux. On a tenu une semaine… On puait la vase ! On a fini par aller jusqu’à un bled où il y avait une petite épicière. Je n’ai jamais vu quelqu’un se marrer autant que le patron quand il a vu nos tronches !” ».
Lévi-StrauSS aux champS
Enard a le coup de rame à la fois tranquille, ferme et précis, du gars qui a fait ça toute sa vie, mais il lui est arrivé de s’éloigner de sa barque à fond plat. Il se serait bien lancé dans des études de maths après le bac, sauf qu’il aurait dû les faire sur place. Il est donc parti fréquenter l’Ecole du Louvre à Paris, puis étudier les Langues O’. Il a vécu au Liban, en Syrie, en Iran, à Berlin, en Espagne. Pris le Transsibérien. Parle une dizaine de langues dont l’arabe, le catalan et le persan. Donne justement cette année, chaque mardi, un cours « sur le multilinguisme en littérature » à l’université de Berne, en Suisse, tout en animant, le dimanche à 17 heures sur France-Culture, une nouvelle émission littéraire qui s’appelle « Salle des machines » et où il a déjà reçu des
auteurs comme Jean Rolin, MarieHélène Lafon, Alain Mabanckou, Lamia Ziadé ou Pascal Quignard. On en oublierait presque qu’il se rend très régulièrement à Barcelone, où l’attendent sa femme, sa fille et le restaurant libanais qu’il y a ouvert avec un copain. « Mon bilan-carbone est désastreux, résume-t-il, même si je prends le train le plus possible… » De quoi classer l’auteur de « Rue des voleurs » dans la famille des écrivains-migrateurs plutôt que dans celle des sédentaires attachés à un terroir. Plus Cendrars que Giono, si l’on veut. Voyez plutôt son oeuvre, d’ailleurs, du fiévreux monologue ferroviaire de « Zone », qui sillonnait l’histoire sanglante du bassin méditerranéen, jusqu’à la somme opiomane sur l’orientalisme qui compose « Boussole », en passant par « l’Alcool et la Nostalgie », bref roman russe, ou encore « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants », conte ottoman sur un séjour de Michel-Ange à Constantinople.
Pourtant, cinq ans après avoir remporté le prix Goncourt 2015, l’auteur de « Boussole » est de retour avec un copieux roman rural aimanté par le pôle Niort de son existence, où la métempsychose joue un rôle narratif bien pratique pour naviguer d’une époque à une autre. Ici, un sanglier sert de « réceptacle » à l’âme d’un abbé. Et là, un malheureux qui a vécu comme un ermite dans le marais, puis s’est pendu peu après la Libération, « retrouve l’air et la conscience, en l’an 1551, dans le froid vif de février », sous la forme d’un nouveau-né qui trucidera pas mal de monde pendant les guerres de religion avant de passer à la postérité, comme un grand poète huguenot, sous le nom d’Agrippa d’Aubigné. Mais pas de quoi s’effrayer de ces tours de passe-passe métaphysiques qui, rigole-t-il, ont un côté « bouddhisme pour les nuls ». On n’est jamais perdu bien longtemps. Mathias Enard connaît son métier et, s’il n’a jamais été aussi libre que dans ce « Banquet annuel… », il pilote son récit avec la même aisance virtuose qu’un canoë dans le dédale du Marais poitevin. Il a même, d’emblée, l’art d’embarquer son lecteur avec une irrésistible drôlerie, qu’on ne lui connaissait pas forcément. Les cent premières pages sont constituées par le journal d’un jeune anthropologue manifestement assez nul, qui a atterri dans les Deux-Sèvres parce que le conseil départemental lui a filé une subvention pour « rédiger la vraie monographie rurale qui manque à l’ethnologie contemporaine », fondée sur « l’intuition que cette région pouvait être représentative des enjeux actuels de la ruralité ». C’est Lévi-Strauss aux champs, mais un Lévi-Strauss qui passerait son temps à observer la « faune » de sa salle de bains (« une colonie de vers rouges »), fréquenter les habitués du « Café-Pêche » (où l’on vend « des hameçons et des clopes »), errer en mobylette sur de petites routes bordées de murets, prendre quelques cuites assez phénoménales, zoner sur internet en luttant avec plus ou moins d’efficacité contre la tentation de la « lubricité ».
La suite culminera dans un hallucinant banquet, où des croque-morts ivres débattent de la place des femmes, des enjeux écologiques contemporains et de la meilleure façon de vivre « en attendant la mort » (« Beuvez », comme disait Rabelais, très présent dans le roman). Mais cette suite-là ne se raconte pas. Il faut la lire sous la plume gargantuesque d’Enard. On y découvre les liens secrets qui unissent des dizaines de personnages, des histoires d’amour pas très catholiques, quelques pages pas toujours glorieuses du roman national, les différents états de la langue française depuis le latin jusqu’à nos jours, « le cimetière naturel de Souché » dont « les cercueils non vernis biodégradables » permettent aux défunts de nourrir directement le cycle de la vie. En somme, le millefeuilles de destinées singulières qui fait l’âme collective d’un pays.
“On n’a pas eu de Maupassant, ici”
C’était bien l’idée de départ. Enard tournait autour depuis 2009 : « J’étais dans les Vosges, un autre morceau de France, quand je me suis demandé comment raconter ma région. La position de l’étranger qui la découvre me semblait assez marrante, pour montrer des choses que les habitants ne voient pas. Mon regard aussi était devenu plus extérieur avec le temps, même si je suis toujours revenu ici avec plaisir pour voir ma mère, mon frère et des amis. Peut-être que ça a rendu l’écriture du livre possible. » Il se demande quand même comment les gens du coin vont le lire. « Ce n’est pas une terre qui a été beaucoup décrite. On n’a pas eu de Maupassant ou de Balzac, ici. »
Avant d’embarquer dans le marais, on a roulé dans sa Peugeot break sur des départementales qui se faufilent comme des anguilles entre les champs – tous moissonnés sauf les maïs. Aperçu le bar-tabac, aujourd’hui fermé, où un petit Mathias achetait autrefois des images Panini. Longé le lycée horticole où l’un des plus beaux personnages de son roman, Lucie, a fait ses études. Observé que les prés de son enfance ont été transformés depuis un moment en lotissements. Vu au loin le sinistre crématorium où son père a été incinéré il y a six mois. Le soir, de retour à la gare de Niort, quand on remercie Mathias Enard pour cette visite guidée, un bon sourire éclaire son visage de huttier barbu : « Oh, moi, dès que je peux faire un tour en barque… »
■