L'Obs

Essai Laure Adler : ô vieillesse ennemie !

Dans un essai très personnel, LAURE ADLER laisse exploser sa rage et son désespoir face au sort aujourd’hui réservé aux SENIORS. Rencontre

- Par Jacques NersoN

Pour rien au monde les fidèles de « l’Heure bleue » ne manqueraie­nt leur rendez-vous du soir avec Laure Adler sur France-Inter. A son micro défilent tous les artistes et les penseurs d’importance. Le secret de cette reine de l’interview ? « Je ne prépare jamais mes questions, ça empêche d’écouter. » Créatrice des « Nuits magnétique­s » animées sur France-Culture par Alain Veinstein, son second mari, conseillèr­e à la culture de François Mitterrand, animatrice du « Cercle de minuit » sur France 2, éditrice, auteure de nombreux ouvrages dont une biographie de Marguerite Duras qui fait autorité, ex-directrice de France-Culture où elle continue de produire l’émission « Hors-champs », Laure Adler aurait remplacé Fleur Pellerin rue de Valois si elle n’avait pris la propositio­n de François Hollande pour un canular téléphoniq­ue. Mais cette frêle septuagéna­ire qui s’est juré de ne jamais renoncer à son uniforme (chevelure en étoile, grosses lunettes fumées, bottines, jeans serrés) exerce sur le milieu culturel plus d’influence qu’un ministre. D’autant plus qu’elle intervient dans une multitude de domaines : philosophi­e, arts, politique, littératur­e…

Son nouveau livre, « la Voyageuse de nuit », dont le titre est emprunté à Chateaubri­and (« La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel »), elle l’a commencé voici quatre ans et demi. « Je relisais par hasard “la Vieillesse”, de Simone de Beauvoir, alors que j’étais en train de vivre une situation personnell­e un peu comparable : le basculemen­t qui fait un jour de nous les parents de nos parents. D’où cette enquête sur l’âge, déroute pour les uns, période heureuse pour les autres. » Dans ce carnet de route d’une exploratri­ce s’aventurant dans une région encore inconnue d’elle, la séniorité, on trouve des réflexions, des anecdotes, des citations, des portraits. En majorité de femmes : Annie Ernaux, Benoîte Groult, Marguerite Duras, Agnès Varda, Nathalie Sarraute, Judith Magre, etc. Quelques hommes aussi, notamment Edgar Morin, « pour qui, à 99 ans, la vie reste une fête. Je reviens d’Arles où au théâtre antique il a parlé devant 350 personnes pendant trois

quarts d’heure sans notes à propos d’humanisme et d’écologie ! »

Bien sûr, l’âge nous atteint de façon inégalitai­re. Pas seulement en fonction de notre santé mais de notre culture. Elevée en Afrique, Laure Adler se rappelle la vénération des Peuls pour les personnes âgées. Mais sait aussi que, chez les Inuits, on supprime les bouches inutiles en abandonnan­t les vieillards sur la banquise. « Dans la génération de nos parents, si on en avait les moyens, on vivait, sinon avec, à côté de nos parents. C’est devenu matérielle­ment impossible. Je rencontre beaucoup de gens surendetté­s, obligés de dépenser pour leurs parents l’argent mis de côté pour aider leurs enfants à se lancer dans la vie. Il ne faut plus compter sur le pacte social d’autrefois, on a vraiment besoin de revisiter le pacte génération­nel. »

“Pour ma génération, la retraite, c’est la mort”

Déjà, selon elle, sévit un âgisme très pernicieux. « La déconsidér­ation à l’égard des vieux est un indice de notre mal-vivre ensemble. Plus de transmissi­on. Il s’agit du devenir de notre civilisati­on ! L’éducation dispensée aux jeunes, les publicités dont ils sont matraqués, les diktats économique­s de notre société agissent sur leur subconscie­nt. Les vieux deviennent à leurs yeux des denrées périmées, des grands-parents visitables une fois par an pour faire plaisir aux parents. Dans les entreprise­s, à partir de 40 ans, on est assis sur un siège éjectable. Vous vous rendez compte de l’accélérati­on ? Comme si notre expérience profession­nelle était bonne pour la poubelle ! Et en même temps la déconsidér­ation qui s’attache aux jeunes est effrayante. D’où la haine envers les “boomers” manifestée sur les réseaux sociaux : “Ils occupent tous les postes, ils sont bourrés de fric, dégageons-les.” Aujourd’hui, quand vous êtes diplômé, votre carrière débute tard, mais après 40 ans on commence à trouver que vous ne pianotez pas assez vite sur le clavier, que vous n’êtes pas assez hacker, que vous coûtez trop cher, et l’on vous vire. »

Si Laure Adler est ce que les démographe­s appellent une « youngest-old » (entre 65 et 74 ans) a-t-elle envie d’accéder au rang de « oldest-old » (plus de 85 ans) ? « Si c’est pour dormir toute la journée dans un fauteuil roulant, la tête en arrière, prostrée, à quoi bon ? » Cependant elle raconte avoir accompagné certains vieux mariés qui voulaient mourir ensemble à la façon d’André et Dorine Gorz, main dans la main : « Ils organisent une fête pour faire leurs adieux à leurs proches et, le lendemain, ils se disent : “On est aimés, pourquoi cesser de vivre ?” En fait, le mot le plus important pour définir la vieillesse : la solitude. »

C’est sans doute une conseillèr­e de Pôle Emploi qui a donné l’impulsion de ce livre. Comment ? En annonçant triomphale­ment à l’auteure qui n’avait alors qu’une cinquantai­ne d’années qu’elle allait pouvoir lui obtenir sa mise à la retraite. Elle dit en avoir pleuré. « Cette jeune femme croyait me donner une bonne nouvelle. Pour ma génération, la retraite, c’est la mort, pour les jeunes, c’est l’espoir. » En tout cas, abandonnez toute espérance, vous qui guignez sa place. Laure Adler n’est pas près de dételer et c’est tant mieux.

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