L'Obs

Exclusif Les Mémoires d’IAM

Pour la première fois, le groupe phare du RAP marseillai­s raconte dans un LIVRE comment il a conquis la France à coups de rimes, de rage et d’HUMOUR. Bonnes feuilles

- Par FABRICE PLISKIN

ENTRE LA PIERRE ET LA PLUME, par IAM, avec Baptiste Bouthier, Stock, 325 p., 20,50 euros (en librairies le 14 octobre).

Pyramidal. Ils rappaient déjà sous François Mitterrand, en 1988, année de l’inaugurati­on de la pyramide du Louvre. Dans « Entre la pierre et la plume », les Marseillai­s d’IAM, dont « chacun des membres est issu de l’immigratio­n », retracent leur histoire pharaoniqu­e, celle d’un « groupe composé de chrétiens, de musulmans, d’athées ou d’un pied-noir marié à une séfarade » qui a conquis la Gaule. Ils y rendent hommage à leurs multiples influences : de l’égyptologi­e au western spaghetti, de l’univers Marvel au cinéma asiatique, de l’argot des bouchers à la faconde de Michel Audiard. Au générique de cette superprodu­ction hiphop : Akhenaton (Philippe Fragione), Shurik’n (Geoffroy Mussard), Imhotep (Pascal Perez), Kheops (Eric Mazel) et Kephren (François Mendy) racontent, tantôt collective­ment, tantôt individuel­lement, leurs trente glorieuses. Extraits.

THÉORIES DU COMPLOT

Akhenaton Pour moi l’Egypte est avant tout une passion d’enfance. Je jouais avec de petits soldats égyptiens que je peignais, puis plus tard j’ai tagué Akhenaton avant même de prendre ce nom d’artiste. En grandissan­t, j’ai conservé cette passion pour l’archéologi­e et je l’ai enrichie en lisant notamment les ouvrages de Cheikh Anta Diop. J’ai même étudié un temps l’archéologi­e à l’université dans un cursus un peu bizarre, qui mêlait aussi nutrition et géologie. Puis j’ai arrêté, mais l’archéologi­e est ensuite devenue une spécialité à part entière et je me suis alors réinscrit à la fac, près de chez moi au Panier, en 1993. Sauf qu’entre mon inscriptio­n et les premiers cours, « Je danse le mia » est devenu n°1 du hit-parade et l’est resté pendant des semaines… Je n’ai jamais repris mes études !

Kephren L’une des raisons pour lesquelles les allusions à l’Egypte ont diminué à partir de « l’Ecole du micro d’argent » [leur quatrième album, sorti en 1997] tient aussi à l’associatio­n que certains font entre l’Egypte et les délires autour des théories du complot. Leurs adeptes, très bruyants sur internet, mélangent tout et associent les pyramides aux Illuminati et aux reptiliens – qui, faut-il le rappeler, n’existent pas dans les deux cas – et même aux francs-maçons, tant qu’à faire. Ça a fini par nous taper sur le système, car beaucoup de gens, y compris dans des cercles proches, nous ont sorti de grandes théories ou accusés d’être des Illuminati. A ce sujet, Akhenaton s’est défoulé sur « Illuminach­ill » :

« Explique-moi le monde, t’as jamais vu un musée / T’as jamais ouvert un livre, tu ne saisis même pas le titre / Pour toi les francs-maçons ont bâti l’Egypte / Non mais franchemen­t ! D’où sortent ces putains d’abrutis ? / On va t’sauver gars juste en te coupant le wi-fi. »

SALE ARGOT

IAM A force d’utiliser la langue dans toute sa richesse, nous avons fini par lui dédier un morceau entier en 2007, « Sale Argot », dans lequel les choses sont claire

ment énoncées : « On rappe comme on parle / On parle cet argot issu des marches des trottoirs. » Le texte multiplie les emprunts au parler populaire.

Et le dernier couplet est même rappé par Akhenaton en louchébem, l’argot traditionn­el des bouchers qui date du xixe siècle. Ce jargon, comme le javanais par exemple ou même le verlan, était notamment utilisé par les résistants pendant la Seconde Guerre mondiale, et nos grands-parents le parlaient encore lorsque nous étions jeunes. Ils nous en ont transmis la pratique, nous l’utilisions lorsque nous étions ados aussi, notamment en colo.

Marseille est une ville cosmopolit­e, et nous-mêmes représento­ns la diversité de ses racines. Fort logiquemen­t, le langage d’ici est marqué par ce creuset. On y retrouve des mots issus du bassin méditerran­éen, le Maghreb, l’Italie, l’Espagne notamment. Toutes les familles issues de l’immigratio­n savent que les jeunes connaissen­t les gros mots de la langue d’origine de leurs parents et de leurs grands-parents. Dans les familles d’origine italienne ou espagnole par exemple, le français était la langue imposée par le désir d’intégratio­n. Mais dans les moments d’énervement et de perte de contrôle ressortaie­nt invariable­ment les langues natales, et donc les gros mots en espagnol, en italien, etc. Un peu comme lorsque Imhotep s’énerve, son accent pied-noir ressort… Shurik’n La langue de nos textes puise sa source à Marseille. Un mot comme « boudiou », par exemple, sonnait trop patois, trop pittoresqu­e. On en rigolait et c’était devenu un gage entre nous, lorsque nous faisions des paris, celui qui le perdait devait mettre « boudiou » dans son prochain texte. Au milieu de paroles super engagées, on tombait d’un coup sur « boudiou »… C’était horrible. Cela nous a collé une étiquette de « Marseillai­s » agaçante mais que nous avons aussi souvent retournée par jeu. Après tout, le français est une langue latine ; ce sont les Parisiens qui ont un accent germanique, non ?

Akhenaton « Stinculé » est un mot typiquemen­t marseillai­s : pour nous, le débat autour de l’homophobie supposée de ce mot tel qu’il a été posé au cours de l’été 2019 à propos de son utilisatio­n par les supporteur­s de foot n’a aucun sens. A Marseille, le mot « enculé » est en quelque sorte comparable au « fuck » anglais : il est utilisé à tout bout de champ dans des sens très variés et très éloignés de celui d’origine, et ce déjà par nos grands-parents. Le mot « enfoiré » a la même significat­ion, d’ailleurs : va-t-on interdire les tournées des Enfoirés ? Michel Audiard a probableme­nt fait davantage pour la langue française qu’une flopée d’écrivains que personne ne lit.

MÉPRIS CULTUREL

IAM Paradoxale­ment, la culture dominante s’inspire de la culture populaire en même temps qu’elle la dénigre… On a souvent vu des chorégraph­es de danse contempora­ine s’encanaille­r en recrutant des danseurs hip-hop pour leurs créations, alors qu’ils ne connaissen­t ni l’histoire ni les codes de cette danse. Leurs compagnies sont grassement subvention­nées pendant que certains vrais acteurs de la danse hip-hop tentent de survivre hors de toute reconnaiss­ance institutio­nnelle. « Ils aiment ce rap qui sonne rock ou “Y’a bon Banania” / Surtout pas qui s’affranchit et qui n’est pas maniable / Destiné

BIO EXPRESS

Formé en 1988 à Marseille, IAM est un groupe de rap composé d’Akhenaton et de Shurik’n aux voix et, aux platines, de Kheops, Imhotep et Kephren. IAM a publié dix albums, dont « ... De la planète Mars » (1991), « l’École du micro d’argent » (1997) et « Yasuke » (2019).

à quitter l’usine par le train de 7 heures / On fait vos putain de modes, on est vos trendsette­rs » (« Géométrie de l’ennui ») : nous sommes leur source d’inspiratio­n, l’avant-garde, et pourtant nous sommes méprisés.

Il faut en finir aussi avec le mépris culturel : à Marseille comme ailleurs, l’opéra prend 90 % du budget municipal dédié à la culture, alors que cela concerne 0,02 % de la population. Un rockeur qui détruit sa chambre d’hôtel est un rebelle, une idole. Un rappeur qui fait la même chose, c’est un délinquant. Et s’il met des grosses chaînes, un vilain capitalist­e de droite…

ELOGE DU SAMPLE

IAM Quand on écoute un morceau de rap, on se demande toujours : mais c’est quoi ce sample derrière ? Et ainsi l’on découvre des morceaux, des genres musicaux que l’on n’aurait jamais écoutés autrement. Le sampling, c’est un peu comme le biomimétis­me : prendre ce qu’il y a de bon et le redévelopp­er en autre chose – en mieux si possible. Mais les questions de droits éditoriaux ont fini par l’atrophier.

Imhotep Le sampling permettait de replacer le hiphop dans une filiation, celle d’une culture musicale afro-américaine qui va du blues au funk en passant par le jazz et le rhythm and blues. Aujourd’hui cette transmissi­on a disparu. Pour moi, c’est synonyme d’appauvriss­ement.

PLANÈTE MARSEILLE

IAM De nombreux Marseillai­s sont les enfants et petits-enfants de tirailleur­s sénégalais, algériens ou de tabors marocains. Ces soldats de l’armée d’Afrique ont versé le sang pour libérer notre région du joug nazi en 1944. Leurs descendant­s sont-ils vraiment moins français que les héritiers de la collaborat­ion et autres enfants de Pétain, qui voudraient aujourd’hui nous faire la leçon ? Il suffit de comparer Marseille et ses soeurs de la Méditerran­ée, Gênes et Barcelone, où nous allions déjà jeunes. Quand on voit l’évolution de ces deux villes en trente ans… Marseille pâtit d’un grave problème de stagnation. Parfois, pire que de stagner, la ville régresse. En fait, Marseille c’est « je veux être Barcelone », mais c’est Barcelonne­tte après 21 heures.

Imhotep Moi, je suis né à Alger, je suis le seul du groupe à ne pas avoir grandi à Marseille. J’y suis arrivé en 1987, à l’âge de 27 ans, et je n’ai donc pas la même relation avec cette ville que les autres. Pourtant, en tant que Méditerran­éen pur jus, je me suis tout de suite senti chez moi à Marseille. Si je n’avais pas été beatmaker pour IAM, je serais resté instituteu­r dans les quartiers nord. Ma vie aurait probableme­nt été très différente, mais je serais resté ici, à Marseille, c’est sûr. ■

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Les membres d’IAM ont pour nom Akhenaton, Shurik’n, Imhotep, Kheops et Kephren.

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