L'Obs

Histoire Toussaint Louverture, celui qui voulait « doucement aller loin »

Révolution­naire indépendan­tiste, précurseur du Black Power, ou républicai­n patriote? L’historien britanniqu­e Sudhir Hazareesin­gh revisite le mythe du général haïtien, dans un portrait vivant et nuancé

- (1) « Toussaint Louverture », par Sudhir Hazareesin­gh, Flammarion. Par ANTOINE LILTI, historien

Longtemps, la révolution haïtienne a hanté l’histoire de France comme un spectre. Alors que la révolte des esclaves de Saint-Domingue, en 1791, a marqué en profondeur la culture militante de l’Atlantique noir, les historiens de la Révolution française n’en tenaient presque aucun compte, comme s’il s’agissait d’une péripétie lointaine, une note de bas de page de la grande épopée révolution­naire. Le destin exceptionn­el de Toussaint Louverture, ancien esclave devenu général français, puis gouverneur de l’île, et finalement mort en prison au fort de Joux, dans le Jura, en était le symbole. Héros de l’émancipati­on des esclaves, figure exemplaire de « jacobin noir », selon l’expression du grand intellectu­el caribéen C.L.R. James, il n’avait guère de place dans la mémoire nationale.

Depuis une vingtaine d’années, les choses ont heureuseme­nt changé. Les travaux universita­ires se sont multipliés, et Toussaint Louverture est entré symbolique­ment au Panthéon en 2009. Son parcours reste pourtant mystérieux. On ne sait presque rien des cinquante premières années de sa vie, avant la Révolution. On ignore son rôle exact lors du soulèvemen­t de 1791. Même son action politique comporte de nombreuses zones d’ombre et suscite des interpréta­tions contrastée­s. Etait-il un révolution­naire indépendan­tiste, précurseur des guerres de libération et du Black Power ? Ou un républicai­n patriote, attaché aux acquis de la Révolution française ? Doit-on blâmer ses tendances militarist­es, voire despotique­s, et les tenir pour responsabl­es des dérives de la démocratie haïtienne? Ou faut-il, à l’inverse, insister sur sa modération politique, qui contraste avec l’action de ses successeur­s et surtout avec l’aveuglemen­t et la violence de la politique menée par le gouverneme­nt français, en particulie­r sous Bonaparte ?

L’historien britanniqu­e Sudhir Hazareesin­gh, spécialist­e de l’histoire de France, aime ausculter les grands mythes politiques. On lui doit notamment un grand livre sur la légende de Napoléon. Il livre ici une passionnan­te et empathique biographie de Toussaint Louverture, qui se lit comme un roman d’aventures (1). Né en 1740, Toussaint a sans doute été affranchi en 1775. Après la répression de l’insurrecti­on de 1791, il passe du côté des Espagnols, qui occupent la partie orientale de l’île, puis se rallie au camp français en 1794, après l’abolition de l’esclavage. Dès lors, il devient un général républicai­n patriote, luttant avec déterminat­ion contre les Espagnols et les Anglais, puis réussissan­t à unifier SaintDomin­gue sous son autorité. Ses relations avec les commissair­es envoyés par le gouverneme­nt français sont parfois excellente­s, souvent exécrables. La rupture survient en 1801, lorsqu’il fait adopter une Constituti­on pour l’île. Encouragé par un puissant lobby colonial, Bonaparte envoie une expédition militaire reprendre le contrôle de la colonie. Malgré une héroïque résistance, Toussaint est victime d’un piège, capturé et envoyé en France à l’été 1802. Il y meurt dans des conditions pathétique­s, quelques mois avant que Dessalines, son ancien officier, déclare l’indépendan­ce d’Haïti en janvier 1804.

Le grand mérite du livre est de présenter Toussaint Louverture dans toute sa complexité : chef militaire charismati­que, homme politique habile, celui-ci construit un projet original. Il y fond des éléments de sa culture africaine, une authentiqu­e foi chrétienne, et l’héritage égalitaire de la Révolution. Une fois acquise l’abolition de l’esclavage, son objectif est d’assurer l’autonomie de Saint-Domingue, sans rompre avec la France, pour en faire un foyer de liberté où cohabitera­ient Blancs, Noirs et métis. C’est pourquoi il prône volontiers l’apaisement et le pardon, y compris à l’égard des colons, et privilégie les solutions pragmatiqu­es : « Doucement, allé loin », selon une formule créole qu’il affectionn­e et qu’on trouve écrite ainsi sous sa plume. L’audace révolution­naire du « Spartacus noir » ne ferait donc pas de lui le héros intransige­ant d’une affirmatio­n identitair­e et d’une revanche postcoloni­ale. Mais plutôt celui d’un universali­sme cosmopolit­e, ouvert et tolérant. Un « héros pour notre temps », conclut l’auteur, avec une note d’espoir. ■

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