Histoire Toussaint Louverture, celui qui voulait « doucement aller loin »
Révolutionnaire indépendantiste, précurseur du Black Power, ou républicain patriote? L’historien britannique Sudhir Hazareesingh revisite le mythe du général haïtien, dans un portrait vivant et nuancé
Longtemps, la révolution haïtienne a hanté l’histoire de France comme un spectre. Alors que la révolte des esclaves de Saint-Domingue, en 1791, a marqué en profondeur la culture militante de l’Atlantique noir, les historiens de la Révolution française n’en tenaient presque aucun compte, comme s’il s’agissait d’une péripétie lointaine, une note de bas de page de la grande épopée révolutionnaire. Le destin exceptionnel de Toussaint Louverture, ancien esclave devenu général français, puis gouverneur de l’île, et finalement mort en prison au fort de Joux, dans le Jura, en était le symbole. Héros de l’émancipation des esclaves, figure exemplaire de « jacobin noir », selon l’expression du grand intellectuel caribéen C.L.R. James, il n’avait guère de place dans la mémoire nationale.
Depuis une vingtaine d’années, les choses ont heureusement changé. Les travaux universitaires se sont multipliés, et Toussaint Louverture est entré symboliquement au Panthéon en 2009. Son parcours reste pourtant mystérieux. On ne sait presque rien des cinquante premières années de sa vie, avant la Révolution. On ignore son rôle exact lors du soulèvement de 1791. Même son action politique comporte de nombreuses zones d’ombre et suscite des interprétations contrastées. Etait-il un révolutionnaire indépendantiste, précurseur des guerres de libération et du Black Power ? Ou un républicain patriote, attaché aux acquis de la Révolution française ? Doit-on blâmer ses tendances militaristes, voire despotiques, et les tenir pour responsables des dérives de la démocratie haïtienne? Ou faut-il, à l’inverse, insister sur sa modération politique, qui contraste avec l’action de ses successeurs et surtout avec l’aveuglement et la violence de la politique menée par le gouvernement français, en particulier sous Bonaparte ?
L’historien britannique Sudhir Hazareesingh, spécialiste de l’histoire de France, aime ausculter les grands mythes politiques. On lui doit notamment un grand livre sur la légende de Napoléon. Il livre ici une passionnante et empathique biographie de Toussaint Louverture, qui se lit comme un roman d’aventures (1). Né en 1740, Toussaint a sans doute été affranchi en 1775. Après la répression de l’insurrection de 1791, il passe du côté des Espagnols, qui occupent la partie orientale de l’île, puis se rallie au camp français en 1794, après l’abolition de l’esclavage. Dès lors, il devient un général républicain patriote, luttant avec détermination contre les Espagnols et les Anglais, puis réussissant à unifier SaintDomingue sous son autorité. Ses relations avec les commissaires envoyés par le gouvernement français sont parfois excellentes, souvent exécrables. La rupture survient en 1801, lorsqu’il fait adopter une Constitution pour l’île. Encouragé par un puissant lobby colonial, Bonaparte envoie une expédition militaire reprendre le contrôle de la colonie. Malgré une héroïque résistance, Toussaint est victime d’un piège, capturé et envoyé en France à l’été 1802. Il y meurt dans des conditions pathétiques, quelques mois avant que Dessalines, son ancien officier, déclare l’indépendance d’Haïti en janvier 1804.
Le grand mérite du livre est de présenter Toussaint Louverture dans toute sa complexité : chef militaire charismatique, homme politique habile, celui-ci construit un projet original. Il y fond des éléments de sa culture africaine, une authentique foi chrétienne, et l’héritage égalitaire de la Révolution. Une fois acquise l’abolition de l’esclavage, son objectif est d’assurer l’autonomie de Saint-Domingue, sans rompre avec la France, pour en faire un foyer de liberté où cohabiteraient Blancs, Noirs et métis. C’est pourquoi il prône volontiers l’apaisement et le pardon, y compris à l’égard des colons, et privilégie les solutions pragmatiques : « Doucement, allé loin », selon une formule créole qu’il affectionne et qu’on trouve écrite ainsi sous sa plume. L’audace révolutionnaire du « Spartacus noir » ne ferait donc pas de lui le héros intransigeant d’une affirmation identitaire et d’une revanche postcoloniale. Mais plutôt celui d’un universalisme cosmopolite, ouvert et tolérant. Un « héros pour notre temps », conclut l’auteur, avec une note d’espoir. ■