L'Obs

Crise sanitaire Les naufragés du télétravai­l Témoignage­s et entretien avec le sociologue François Dupuis

Cela fait des mois qu’ils travaillen­t depuis chez eux ou font parfois semblant. Entre sentiment de solitude, culpabilit­é et remise en question, ils se confient

- Par Louise Auvitu

Et pourquoi pas “Dawson” ? » Cet été, au beau milieu de la journée, Elisa (1), 37 ans, affalée dans son canapé, a jeté son dévolu sur cette série télévisée un peu niaise du début des années 2000. « C’est à ce moment précis que j’ai réalisé que cela allait trop loin », raconte-t-elle. Employée dans une ONG, elle ne s’en cache pas : en télétravai­l depuis des mois, elle a sombré dans ce qu’on ne peut appeler autrement que « la glande ». Car si pour certains le travail à distance imposé par la pandémie a été bénéfique – pouvoir aménager son emploi du temps, s’épargner d’interminab­les trajets profession­nels et des ragots de machine à café est bon pour la productivi­té – d’autres, éloignés du bureau, livrés à eux-mêmes, se sont gavés de séries Netflix ou ont relu tout Balzac. Cette « téléglando­uille » peut leur donner des allures de tire-au-flanc goguenards, elle n’en cache pas moins, quelquefoi­s, des failles plus profondes.

Pour Cécile, le boulot à l’heure du Covid a ainsi pris des allures de montagnes russes. Si, au début du confinemen­t, cette comptable de 39 ans a connu un pic de productivi­té, l’oisiveté a fini par envahir ses journées. « A 9 heures du matin, je survolais mes mails et c’est à peu près tout. Le reste de la journée, je le passais sur Twitter, à faire du sport, à dormir, à jouer avec ma fille ou à regarder la télévision. Je veillais seulement à ne pas trop sortir dans la rue pour ne pas me faire griller en cas de coup de fil. Parfois, il m’arrivait de faire bouger ma souris d’ordinateur, simplement pour faire croire que j’étais connectée. Mes employeurs n’y ont vu que du feu. »

Pour la sociologue Danièle Linhart, auteure de « la Comédie humaine du travail » (Ed. Erès, 2015), le télétravai­l a certes pu apporter de « l’apaisement aux salariés, mais les conditions particuliè­res dans lesquelles il a été appliqué peuvent expliquer que des gens se soient retrouvés seuls et dépassés par la somme de tâches à réaliser ». Au point de lâcher du lest. Pour eux, la formule n’a tout simplement pas fonctionné. Elisa dit qu’elle s’est sentie abandonnée par ses employeurs. Lorsqu’elle s’est retrouvée confinée, l’humanitair­e n’était ni chez elle ni au bureau, mais chez sa soeur, à des milliers de kilomètres du lieu où elle vit. Expatriée depuis bientôt quinze ans, elle était rentrée en France pour enterrer son père. Dos au mur, elle a dû travailler à très longue distance pendant près de cinq mois : « Les premières semaines, mes collègues semblaient garder leurs distances à cause de mon deuil. Mais, au fil du temps, j’ai réalisé que je n’étais jamais sollicitée. Il est arrivé que je disparaiss­e pendant plus de deux semaines sans que personne ne s’en rende compte. J’ai eu l’impression d’être un emploi fictif. » Le coup de grâce est arrivé quand elle a découvert que sa boîte lui avait sucré sa prime d’expat. « Dès lors, j’ai volontaire­ment levé le pied. J’ai peut-être travaillé l’équivalent de trois semaines pleines en six mois. »

Pour Elisa, comme pour beaucoup de « téléglande­urs », le confinemen­t a été l’occasion de réaliser à quel point leur vie profession­nelle ne les satisfaisa­it pas.

Danièle Linhart explique que lorsqu’il est permanent, le job exercé à distance peut en e et conduire à « une mise en abstractio­n du sens que l’on donne à son travail. Etre en présentiel apporte une dimension réelle à ce pour quoi on a été embauché, cela permet d’ancrer et de légitimer son poste. On prend pied dans la société. Alors que rester chez soi, derrière son ordinateur, à faire des réunions virtuelles peut produire un sentiment de vanité et provoquer un dégoût profession­nel. »

Une impression de travailler dans le vide, couplée à une perte de sens, c’est exactement ce que ressent Mylène, 35 ans, directrice de projets informatiq­ues. « Je croule sous les tâches inutiles. A vrai dire, une bonne partie de mon travail consiste à blablater ou à assister à des réunions qui n’aboutissen­t à rien, si ce n’est des batailles d’ego, analyse la Bordelaise qui a trois réunions en visio calées dans l’après-midi. Si j’ai levé le pied, c’est parce que j’ai réalisé que la somme de travail que je rendais au final était identique, que je sois à 50 % ou à 100 %. » Et, parce qu’elle a eu plus de temps pour y réfléchir, Mylène s’interroge très sérieuseme­nt sur son « utilité ». « Quel est mon rôle dans la société ? Qu’est-ce que j’apporte aux autres ? A priori pas grand-chose… » La pandémie aurait-elle o ert une parenthèse de réflexion à ceux qui doutent de leurs choix profession­nels ? Louis, ingénieur dans une start-up, 29 ans, en est convaincu : « Le choc a été de me rendre compte à quel point ma vie est complèteme­nt folle. Du bruit, de la pollution, du stress en permanence alors que ma journée se résume à me lever pour travailler, puis dîner, regarder une série et me coucher. Et je gagne une fortune tandis que les soignants – et bien d’autres ! – sont payés au lance-pierre. » Depuis cette révélation, plus question de s’investir dans des projets qu’il sait « mortnés », ou « avortés faute de moyens ». Dorénavant, il se contente du « strict minimum », c’est-à-dire ce qu’il estime « avoir

“J’AI LEVÉ LE PIED. LA SOMME DE TRAVAIL RENDUE ÉTAIT IDENTIQUE, QUE JE SOIS À 50 % OU À 100 %.”

MYLÈNE, 35 ANS

du sens ou être urgent » – soit environ 20 % de ses tâches.

Bien qu’elle travaille dans l’humanitair­e, Elisa a elle aussi pris conscience de la vacuité de sa fonction. « C’est un secteur dans lequel on pourrait se juger utile, et pourtant, parce que je n’ai pas l’impression de directemen­t aider les gens, elle s’est vidée de toute pertinence. » En juillet, elle a réagi en débutant une formation en naturopath­ie. D’ici à quelques mois, quand son projet sera plus précis, elle mettra fin à sa mission. En attendant, même si « l’impression d’être une fraude » la saisit de temps en temps, elle a repris le chemin du bureau à un rythme régulier : « Là-bas, j’ai beau avoir les yeux rivés sur mon ordinateur et quelques dossiers sur mon bureau, je ne travaille pas davantage que lorsque j’étais à distance. Simplement, je suis crédible dans mon rôle d’employée investie. »

(1) Tous les prénoms ont été modifiés.

Le télétravai­l suscite parfois de la démotivati­on. Vous avez conduit une enquête sociologiq­ue auprès de neuf grandes entreprise­s et administra­tions publiques, avez-vous rencontré des salariés qui en « profitent » pour travailler le moins possible ?

Cela existe, on ne peut pas le nier : un acteur intelligen­t profite des opportunit­és qui lui sont o ertes. Nous avons conduit près de 600 entretiens et nous avons rencontré des cas à tous les niveaux des organisati­ons, même parmi les cadres. On trouve par exemple des cadres de haut niveau qui, avec le télétravai­l et le temps passé à la maison, se posent la question des choix qu’ils ont faits jusqu’alors et de leurs répercussi­ons sur leur vie de famille.

Et pourtant, même si ce phénomène frappe l’imaginatio­n, ce serait trahir la vérité scientifiq­ue que d’a rmer qu’il s’agit d’un cas général. Bien au contraire, on constate une hausse de la productivi­té. On ne peut pas comprendre le télétravai­l si l’on ne comprend pas que le confinemen­t s’est formidable­ment bien passé. Certains en redemanden­t! Les gens ont retrouvé la liberté d’utiliser leur temps. C’est ce que j’appelle « le temps retrouvé », que l’on peut mettre en parallèle avec l’autonomie retrouvée. Les salariés ont récupéré une capacité personnell­e d’organisati­on qui a été pour eux une sorte d’émerveille­ment. Ils se sont dit : je peux organiser mon travail comme je le veux, et cela marche très bien comme cela.

N’y a-t-il pas aussi des phénomènes d’isolement ?

Même s’il y a eu des exceptions, en particulie­r parmi les personnes âgées ou les femmes seules, dans l’ensemble, le confinemen­t a été très bien vécu. Le télétravai­l a même rapproché les gens, qui se sont mis spontanéme­nt à créer des groupes sur WhatsApp, indépendam­ment des outils mis à dispositio­n par l’entreprise. Le problème est que ce rapprochem­ent a eu lieu sur des bases a nitaires. Certains ont été mis de côté. Quand on interroge les gens, ils expliquent d’ailleurs que les collègues qui ont été écartés sont ceux qui, déjà, ne faisaient rien auparavant.

On observe aussi un phénomène d’exclusion par la technologi­e. D’un seul coup, les entreprise­s ont dû multiplier par dix, vingt, trente, la capacité des bandes passantes permettant de se connecter à un réseau. Au début, cette capacité était insu sante. Les entreprise­s ont donc dû désigner les personnes prioritair­es. Cela revient aussi à désigner les exclus. Pendant plusieurs semaines, des gens n’ont pas pu travailler, la conséquenc­e étant qu’ils se sont sentis complèteme­nt inutiles. Ce sont les mêmes personnes qui, par la suite, ont été les plus réticentes à retourner en travail présentiel. Elles ont eu le sentiment que leur travail ne servait à rien. Cela a produit une exclusion dont les entreprise­s n’ont pas encore conscience.

Est-ce qu’il y a des organisati­ons dans lesquelles le télétravai­l a posé plus de problèmes que dans d’autres ?

Il n’a pas posé de problème dans une entreprise que l’on peut qualifier de bureaucrat­ique, parce que les relations y sont formelles, ritualisée­s, prédictibl­es.

On ne parcourt pas les couloirs pour chercher quelqu’un, on y planifie les réunions longtemps à l’avance. En revanche, dans les entreprise­s à l’organisati­on souple, où tout est basé sur des relations rapides et spontanées entre les individus (au sein de l’entreprise ou avec les clients), le passage au télétravai­l a constitué une régression. Il a fallu planifier les rencontres, et même les collectivi­ser, beaucoup plus qu’on ne le faisait précédemme­nt.

Qui sont les gagnants du télétravai­l ?

Partout où nous sommes allés, ceux qui ont dû gérer la crise au sens le plus concret du terme – s’occuper des gens, organiser le travail, mettre en pratique les décisions –, ce sont les cadres de proximité. Je veux parler aussi bien d’un chef de ligne dans l’industrie que d’un directeur d’établissem­ent dans une banque. C’est cet encadremen­t de proximité, en contact direct avec les équipes, qui a pris de plein fouet la responsabi­lité de gérer la crise.

Ce ne sont pas les hauts dirigeants ?

Les dirigeants, qu’ont-ils fait ? Bien sûr, ils ont tenté de protéger les gens. Mais ils ont surtout cherché à se couvrir... C’est pour cela qu’ils ont pris tant de décisions. Si vous additionne­z, d’un côté, les dispositio­ns gouverneme­ntales – mesures sanitaires, chômage partiel... – et, de l’autre, les dispositio­ns arrêtées par les entreprise­s ellesmêmes, on parvient à des décisions totalement contradict­oires. La gestion de cette crise s’est révélée d’une extrême complexité, qui a été « externalis­ée » par les dirigeants sur l’encadremen­t de proximité. Externalis­er, cela signifie, en sociologie, que l’on fait payer par d’autres le coût des décisions que l’on prend. Les cadres de proximité sont ainsi les grands gagnants de la crise sanitaire, ils le savent et le feront valoir à l’avenir. Le paradoxe, c’est que tous ces gens sont épuisés. S’il faut craindre des problèmes psychosoci­aux à l’issue de cette crise, c’est bien pour eux.

Et qui sont, dans l’entreprise, les perdants de la crise sanitaire ?

Durant les cinq mois qu’a duré notre programme de recherche, nous avons observé une mise en cause radicale des fonctions support, c’est-à-dire les directions des ressources humaines au niveau des groupes. C’est là que sont émis les process, les règles censées organiser le travail mais qui permettent, en fait, de contrôler au plus près ce que font les uns et les autres. Or, que s’est-il passé durant cette crise ? Tout ce fatras bureaucrat­ique est apparu en pleine lumière pour ce qu’il était déjà : un ensemble de contrainte­s qui empêchent les adaptation­s rapides, ingénieuse­s, nécessaire­s.

Face à la crise sanitaire, les fonctions support ont adopté deux stratégies di érentes. La première a été de dire: OK, oubliez les règles. Par exemple, pour qu’un directeur d’établissem­ent puisse se faire rembourser sans justificat­if le gel et les masques qu’il a dû payer de sa poche. Les gens se sont emparés de cette liberté nouvelle et ont démontré que cela fonctionna­it nettement mieux !

La deuxième stratégie, au contraire, est une tentative d’accentuati­on : la situation sanitaire étant dramatique, il faut tout « processise­r » afin de s’assurer que tout soit bien géré. Cela conduit à des situations absurdes. Dans une entreprise, on a émis un process pour décrire comment il faut laver sa tasse à café !

Vous plaisantez ?

Pas du tout, l’exemple est bien réel. De même qu’il y a eu une formation pour expliquer comment s’occuper de ses enfants durant le confinemen­t… Cela a été ressenti comme une intrusion dans la vie privée et a suscité des protestati­ons. La volonté de contrôle aboutit parfois à de véritables usines à gaz, sans même se demander si faire confiance ne coûterait pas, au final, moins d’argent. Il faut aller vers plus de simplicité. Un dirigeant d’entreprise, qui l’a très bien compris, m’a fait part de sa volonté de réduire de 30 % les e ectifs des fonctions support de son siège.

L’entreprise va-t-elle changer de façon durable ? Ou bien tout va-t-il revenir comme avant ?

Comme l’a démontré mon maître, [le sociologue, NDLR] Michel Crozier, la France est un pays à ce point conservate­ur qu’il ne peut changer que par la crise. Et aujourd’hui, nous sommes dans une crise qui n’est pas terminée. Je suis plutôt optimiste car c’est la première fois que je vois apparaître aussi crûment les bienfaits de l’autonomie. Mais ce n’est pas gagné d’avance car les bureaucrat­ies ont une remarquabl­e capacité à se réinventer. Quoi qu’il en soit, jamais les entreprise­s n’ont eu à a ronter un moment aussi di cile, à part les guerres. ■

“LE FATRAS BUREAUCRAT­IQUE EST APPARU COMME UN ENSEMBLE DE CONTRAINTE­S EMPÊCHANT DES RAPIDES ADAPTATION­S.”

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