Musée du quai Branly Emmanuel Kasarhérou président !
Fils d’un couple mixte de Nouvelle-Calédonie, il a été nommé fin mai président de l’emblématique Musée du Quai-Branly par Emmanuel Macron. Descendant d’un peuple colonisateur et d’un peuple colonisé, il porte en lui la complexité du monde
Il est 3 heures du matin, fin mai, à Nouméa quand « le Monde » ébruite la nouvelle : Emmanuel Macron s’apprête à faire turbuler le système en nommant Emmanuel Kasarhérou président du Musée du Quai-Branly, à Paris. Kasarhérou ? L’intéressé égrène : « Premier Kanak, premier Calédonien, premier Océanien, premier ultramarin à un poste de ce niveau… Sacrée charge… » Et sacré symbole ! Ceci, à la veille du deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie (ce 4 octobre). A mesure que le soleil réveille les îles, les réactions déferlent de toute l’Océanie. « J’ai mis un mois à répondre à tout le monde, s’amuse l’impétrant, pour les Calédoniens, j’étais calédonien ; pour les Kanaks, kanak ; pour les Tahitiens, océanien. Ça résonnait chez chacun. » Une sorte de fierté collective déjà très palpable au Festival international du Film océanien, quelques semaines plus tôt, à Tahiti, alors qu’il n’était que candidat. Edouard Fritch, président de la Polynésie, s’enflammait : « Voir un cousin calédonien diriger cette institution muséale de premier ordre constituerait un geste fort à l’égard des cultures et des civilisations dont certaines pièces sont conservées au sein des collections. » En présence de la ministre des Outre-mer de l’époque, Annick Girardin, c’était plus que des bonnes ondes envoyées au « cousin », un message pour Paris.
A l’o cialisation de la nouvelle, « ma mère, raconte-t-il, ne touche plus terre ». Qui mieux qu’elle peut apprécier le chemin parcouru ? Deux objets qu’il chérit en disent long sur son fils, assure-t-elle : une miniature sur ivoire de généraux napoléoniens et la photo d’un poilu calédonien en 1914. Autrement dit, ses ancêtres maternels et paternels. « J’ai un intérêt identique pour les deux histoires que je n’oppose pas, dit-il, je les vois comme constitutives d’une histoire plus globale. »
Emmanuel Kasarhérou est le premier-né, en 1960, d’un des – très – rares couples mixtes du Caillou. Auteure d’un travail sur « l’Origine du subjonctif chez Bède le Vénérable », un moine du Moyen Age, Jacqueline de La Fontinelle vient de Neuilly-sur-Seine, d’un milieu mélomane, où le passage de l’art figuratif au cubisme enfièvre son père, peintre animalier, et ses copains artistes. Elle rencontre Hippolyte Kasarhérou à Paris : il a décroché la première bourse attribuée à un Kanak pour aller apprendre, dans la capitale, le métier de tailleur. En 1959, ils s’envolent – onze escales ! – pour la Nouvelle-Calédonie. Le Code de l’indigénat qui avait privé les Kanaks du droit de vote a beau être aboli depuis une dizaine d’années, il est toujours dans les têtes.
Le contexte hostile pour la jeune épousée finira par donner raison aux cassandres, comme elle en témoigne dans l’émission « Terre d’histoire(s) et de partage(s) ». Inoubliable, la réaction de cette salle d’hommes blancs, à Bourail, devant leur couple : « Ils se sont arrêtés, m’ont regardée, m’ont littéralement violée du regard : cette Blanche avec un Noir, c’était impossible, répugnant, méprisant. » Et pour les Noirs, « je vais devenir une sale Blanche ». Le divorce, poursuit-elle, n’est pas dû à « un amour rompu. C’est une histoire politique, je suis devenue un vrai problème “insolvable” pour mon mari ».
Elle repart en France avec ses trois marmots. Emmanuel a 10 ans. Dans son bureau aux murs végétaux signés Jean Nouvel, les sensations d’alors remontent par flashs : « Le froid, la ville, grise, minérale… Pas de feuilles aux arbres… Le carrelage blanc des tunnels du périph… Le langage des corps, très di érent… Une cité au milieu de nulle part, sans repères… » 17 000 kilomètres le séparent désormais de son père : « Il avait fait le choix très fort de nous dire qu’on avait plus de chance avec notre mère qu’avec lui, c’est déchirant. » Mais la famille reste liée à la vallée natale du Houaïlou : Jacqueline de La Fontinelle lui consacre sa thèse, qui lui ouvre la chaire du département Pacifique aux Langues O’.
L’ado a une quinzaine d’années quand il réalise des choses « qui [le] font monter au plafond » : les réserves où ses grands-parents, son père, étaient parqués ; l’impôt de capitation qui les obligeait à travailler gratuitement sur des terres dont ils avaient été spoliés, « une forme de servage ». 1975, c’est précisément – aussi – le moment où ça bouge, là-bas. Le leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou crée le Festival Mélanésia 2000, premier rassemblement culturel kanak. Cet « acte de décolonisation des têtes » galvanise le jeune homme bien que son père milite, lui, aux côtés de Jacques Lafleur, l’opposant caldoche de Tjibaou. Aujourd’hui encore, il est fasciné par « la formidable puissance de résistance de cette culture qui ne se pose pas en victime. Le message de Tjibaou et d’autres était simple : oui, on sort d’une page compliquée et triste. Mais c’est comme ça. Maintenant, vous, les gars, allez à l’école, bossez ! Il y a des postes à prendre, prenez-les ! Bougez-vous ! »
TRADUIRE LA VISION DE TJIBAOU
Alors, Emmanuel Kasarhérou se bouge, aiguillonné par l’« envie d’être utile ». Après des études d’histoire et d’archéologie, le voilà bombardé à la tête du Musée de Nouvelle-Calédonie. Il a 25 ans et va « à reculons » dans cette survivance de l’époque coloniale. Les Kanaks y sont présents à travers les collections mais ne le fréquentent pas et n’ont d’ailleurs pas voix au chapitre. Il se prend de passion pour le patrimoine immatériel, la tradition orale, dans cette île aux 28 langues.
Mais l’aventure exaltante, c’est l’invention, à partir d’une page blanche, d’un grand centre culturel, prévu par les accords de Matignon de 1988. Qu’y mettre ? Il écrit le projet scientifique et culturel, régulièrement mis en pièces durant sa gestation par un comité d’experts d’Australie, Nouvelle-Zélande, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Suisse, France : « Je me faisais descendre ! Un projet flottant ou une intention vague étaient pulvérisés. Ce grand oral m’obligeait à défendre une ligne, argumenter, aller au fond. » Inauguré en 1998, neuf ans après l’assassinat de Tjibaou, le centre, à l’architecture époustouflante, saluée par le prestigieux prix Pritzker pour Renzo Piano, présente une belle collection d’art contemporain « car la culture kanak – certes millénaire – a quelque chose à dire dans le monde actuel ». « Avec sa liberté, sa génération, son temps, analyse Walles Kotra, directeur régional de France Télévisions, Emmanuel a essayé de traduire dans les faits la vision de Jean-Marie », qui avait fait de la revendication culturelle sa bataille mère. Sa réputation déborde désormais l’Océanie.
Septembre 2013. Le mot « kanak » est placardé dans tout Paris pour l’exposition « Kanak, l’art est une parole ». La dernière fois que ces citoyens étaient « à l’honneur », c’était en 1931 quand l’Exposition coloniale internationale les exhibait comme des sauvages cannibales. Une impressionnante délégation a fait le voyage. Après la cérémonie de bénédiction devant le Musée du Quai-Branly, les chefs coutumiers s’élancent au son des chants, si ets, harmonicas pour installer les esprits dans ce lieu, où sont réunis flèches faîtières, masques, bâtons à fouir, planches à rêve… Au-delà de l’aspect festif, on retient la narration à deux voix des co-commissaires. Emmanuel Kasarhérou a tenu la plume pour raconter, à la première personne du pluriel, la conception qu’ont les Kanaks de leur représentation ; comme en écho, l’ethnologue Roger Boulay en décrit la réception – emplie de présupposés – par les Européens. « Il y avait une pensée, une vision. Cette expo a
marqué », se souvient-on dans la maison. L’année suivante, il intègre pleinement l’établissement comme adjoint au directeur du patrimoine et des collections.
Est-ce la vieille injonction – « Il y a des postes à prendre : prenez-les ! » – qui le décide ? En ce début 2020, la présidence du Musée du Quai-Branly, pour la première fois mise en jeu après les vingt ans de règne de Stéphane Martin, excite toutes les convoitises. En haut lieu, on en pince pour Nathalie Bondil, directrice des Beaux-Arts de Montréal, mais les discussions auraient achoppé sur le salaire. « J’étais dubitative sur les chances d’Emmanuel, confie une bonne connaisseuse des coulisses, à cause de la double tutelle du musée : le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui dégomme les conservateurs de musée, et celui de Culture, qui foudroie les chercheurs. A la fin, logiquement, un énarque ramasse la mise. » Et puis non… Emmanuel Macron en décide autrement et, en souvenir de Jacques Chirac, initiateur de ce lieu qu’il arpentait régulièrement avec son petit-fils en dehors des heures d’ouverture, il en informe personnellement Claude Chirac. « Le Quai-Branly n’est pas du tout classique !, s’exclame cette dernière. Il porte le message politique de l’égale dignité de toutes les cultures, sans hiérarchie. Jacques Chirac aurait été très heureux de ce choix. » Car, complète l’ancienne ministre de la Culture Christine Albanel, membre du conseil d’administration du musée, « au regard de son parcours et des enjeux actuels, la nomination d’Emmanuel Kasarhérou fait totalement sens ».
RECONSTITUER L’HISTOIRE
Descendant d’un peuple colonisateur et d’un autre colonisé par le premier, le nouveau président porte en lui la complexité du monde. « Quand on me voit, on m’identifie moins à un Parisien qu’à un exotique. » Et puis « mon point de vue décentré permet d’engager des discussions sur un mode un peu différent ». Le dossier sensible des restitutions, sur lequel Stéphane Martin se raidissait, est au coeur de l’actualité. En 2017, Emmanuel Macron s’engageait à ce que « d’ici à cinq ans […] les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain à l’Afrique ». Ce qui suppose, à chaque fois, une loi. Ainsi, le 6 octobre, les députés ont planché sur la restitution au Bénin de 26 objets pillés par des troupes coloniales françaises. Une procédure lourde et contestée : l’activiste Mwazulu Diyabanza Siwa Lemba comparaissait la semaine dernière devant le juge pour avoir descellé un poteau funéraire du xixe siècle exposé au Musée du Quai-Branly en criant : « C’est notre patrimoine, je le ramène à la maison. » Rien de bien grave, mais le signe d’une impatience.
Ce musée se trouve donc en première ligne pour reconstituer l’histoire de certains objets, leurs conditions d’acquisition, et confronter le pays à des pages peu glorieuses. « Se poser ces questions, assure le nouveau président, fait partie de l’éthique d’un musée. » Les Kanaks, eux, avaient jugé prioritaire l’inventaire de leur patrimoine. Pendant des années, le conservateur Kasarhérou et le chercheur Boulay ont arpenté les musées du monde entier et leurs réserves, tissant des liens de confiance avec leurs responsables. 17 000 objets manipulés, 5 000 fichés ! En Nouvelle-Calédonie, « les anciens » ne s’arc-boutaient pas sur l’idée de propriété. Mieux, ils avaient théorisé le concept « d’objets-ambassadeurs qui nous représentent, ailleurs, dans des lieux où ils sont valorisés ».
GUÉRIR LA MÉMOIRE
Comment ignorer que la nomination d’Emmanuel Kasarhérou coïncide avec une autre actualité, celle de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie ? L’île, qu’on connut à feu et à sang, a disparu de l’actualité en métropole, mais « Vous verrez, monsieur le Premier ministre, a prévenu Edouard Philippe lors de la passation de pouvoir à Jean Castex, à Matignon, on parle beaucoup de Nouvelle-Calédonie ». C’est que deux des trois référendums prévus, en 1998, par l’accord de Nouméa traversent le mandat Macron. Avant le premier de 2018, clos sur un résultat bien plus serré que prévu même si le « non » à l’indépendance l’a emporté, Emmanuel Macron était venu sur place. Pas pour parler du nickel (un quart des réserves mondiales) ou de la position stratégique de l’île dans le Pacifique… Non, il était venu guérir la mémoire. En remettant aux autorités l’acte officiel d’annexion du territoire par la France, en 1853, et, surtout, en allant à Ouvéa, premier président à s’y rendre. Se tenant en retrait pendant que les familles déposaient des gerbes de fleurs trente ans après la mort de 19 indépendantistes. Avant le deuxième référendum du 4 octobre (où le « non » l’a de nouveau emporté à 53,26 %), il a joué un nouveau symbole inscrit, cette fois, dans le temps présent. « Il n’y avait plus eu de promotion d’un Calédonien à un tel niveau depuis Roger Frey [baron gaulliste, président du Conseil constitutionnel de 1974 à 1983, NDLR] », assure Walles Kotra. Il suffisait juste d’être patient…
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