“LES GRANDS CORPS , UN LOBBY DE L’OMBRE”
Peut-on réformer la haute administration, dont Jean-Pierre Jouyet est une incarnation ?
La France traverse une crise démocratique dont certains aspects sont bien connus, et d’autres beaucoup moins. Le rôle des hauts fonctionnaires dans nos processus de décision et d’action publique est de ces sujets orphelins, souvent oubliés ou mal compris. A tort, car l’administration est une courroie de transmission des décisions politiques, elle permet de les mettre en oeuvre et donc de traduire la volonté populaire en actes concrets. Un rôle tout sauf anodin. Or, nous le constatons quotidiennement: entre la décision et l’action, entre l’annonce d’une réforme et son arrivée dans le quotidien des Français, il y a souvent un gou re. Comme si nos dirigeants s’évertuaient à tourner un volant qui n’était plus relié aux roues du véhicule France.
Sans doute un certain nombre de fonctionnaires – quelques centaines – bénéficient de privilèges indécents. C’est vrai. Mais cela su t-il à résumer le problème ? Non. En réalité, c’est toute la manière dont nous fabriquons les élites de l’Etat et dont elles fonctionnent qui doit être questionnée. Quand certaines décisions politiques ne sont simplement pas appliquées. Quand des erreurs ne sont jamais sanctionnées. Quand le jeu des réseaux, constitués au sein des « grands corps », fonctionne comme un lobby de l’ombre, bien plus puissant que ceux à qui l’on demande de s’inscrire sur un registre pour promouvoir la transparence… autant de dysfonctionnements qui peuvent nuire à l’e cacité de l’action publique ou au fonctionnement démocratique.
On pourra répliquer que l’inertie de la haute administration n’a rien d’un phénomène neuf. Que de Gaulle ou Mitterrand eux-mêmes s’en sont plaints, en leur temps. C’est sans compter l’extraordinaire a aiblissement de la sphère politique depuis quelques années. Fini les politiques forts, ancrés dans un territoire, arrimés à une compétence technique polie par le contact du terrain, les campagnes et les claques successives. Les politiques d’aujourd’hui se savent frappés de défiance, voire haïs. Ils savent que les dégagistes d’hier seront probablement les dégagés de demain. Ils se succèdent toujours plus vite à la tête des ministères et dans les bureaux de l’Assemblée. Et face à eux, les hauts fonctionnaires restent. Il n’est donc pas étonnant que le rapport de force penche de plus en plus en faveur de ces derniers.
Il ne s’agit pas ici de céder à quelques facilités populistes. Il existe des politiques compétents et dévoués – et souvent mal payés – et des hauts fonctionnaires qui ne méritent manifestement pas le pouvoir conséquent qui leur est donné. Et inversement. La di érence entre les premiers et les seconds, c’est que le peuple sanctionne et congédie les politiques de plus en plus vite, alors que la haute fonction publique ne connaît guère de sanction, même lorsqu’elle dysfonctionne gravement ou entrave la volonté du gouvernement – donc du peuple qui lui a confié son destin. Dans la haute fonction publique, la rétrogradation est rare ; l’éviction encore plus.
Il y a donc là un problème qui ne se limite pas à la bureaucratie qui nuit à l’e cacité de l’action publique, ce que l’on soulève souvent en matière économique, mais qui concerne notre fonctionnement démocratique dans son ensemble. Dès lors qu’il n’est pas possible d’attendre de la haute fonction publique qu’elle se réforme elle-même, ni même que les politiques soient assez forts pour la réformer de force – et Nicolas Sarkozy le premier s’y est cassé les dents –, il est urgent que les citoyens se saisissent du sujet, qu’un débat ait lieu et qu’il soit enfin tranché – sans caricature ni populisme – lors des prochaines élections sur le fonctionnement de l’Etat et le statut de ses élites.
A défaut, nous connaissons la suite : les vagues dégagistes se succéderont, encore et encore, mais chaque purge électorale laissera aux électeurs le même goût amer, celui d’avoir changé les politiques mais de ne toujours pas avoir réussi à changer LA politique.
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