L'Obs

Tout n’est pas pardonné

L’hebdo satirique et le leader des “insoumis” ont longtemps fait cause commune. Mais la critique de l’islamophob­ie et le communauta­risme d’une partie de ses troupes ont transformé le chef de parti. Récit d’une guerre intestine de la gauche

- Par RÉMY DODET

C’est une bataille à coups de tweets vengeurs, d’éditos et de caricature­s. Tout commence à la fin août, quand « Valeurs actuelles » grime la députée de La France insoumise (LFI) Danièle Obono en esclave. Dans le concert unanime de réactions indignées, la voix de Jean-Luc Mélenchon dissone. Le chef des « insoumis » compare l’hebdo de droite dure à « Charlie Hebdo » et à « Marianne », coupables selon lui d’un « harcèlemen­t nauséabond » à l’encontre de l’élue. Stupeur dans les rangs de LFI. « J’étais sur le cul », raconte une figure du mouvement. « Faut arrêter les conneries ! “Charlie” n’est pas “Valeurs” », conteste l’eurodéputé Emmanuel Maurel, ex-socialiste devenu un allié. Stupeur aussi à la rédaction bunkérisée de l’hebdo satirique. Dans un édito, dès le lendemain, le rédacteur en chef, Gérard Biard, déplore un « amalgame répugnant » et presse Mélenchon de « changer de fournisseu­r ». Le conflit n’en reste pas là.

Deux numéros plus tard, « Charlie » a che à sa une Mélenchon flanqué d’Edwy Plenel et de Tariq Ramadan, écouvillon dans le nez, avec cette question : « Plutôt Charlie ou Kouachi ? On attend les résultats ! » Manière de le renvoyer dans le camp de ceux supposés complaisan­ts avec l’islamisme. Dans « la Provence », Mélenchon rend les coups : « Qu’ai-je à voir avec Tariq Ramadan ou les intégriste­s religieux ? Ce “Charlie”-là, ce n’est plus celui de mes amis Charb ou Cabu. Ils facilitent l’escalade zemmourist­e. » A son tour, le leader de LFI partage sur les réseaux sociaux une caricature. « C’est dur d’être aimé par des cons », se disent dans un cimetière Charb, Cabu, Tignous en pensant à ceux qui se revendique­nt aujourd’hui de l’esprit Charlie, Manuel Valls, Caroline Fourest et Zineb El Rhazoui.

Terrible concomitan­ce. Au moment où les rescapés revivent le massacre au procès des attentats de janvier 2015, les anciens amis de Charb se livrent à une violente querelle idéologiqu­e. D’un côté, Riss, le directeur du journal, le rédacteur en chef, Gérard Biard, l’avocat, Richard Malka, la DRH, Marika Bret ; de l’autre, Jean-Luc Mélenchon, chef de parti à l’image dégradée et en quête d’un nouveau récit pour sa troisième présidenti­elle. Deux gauches autrefois côte à côte mais désormais face à face.

CAMARADES DE LUTTE

Qu’il semble loin ce 16 janvier 2015 où ils communiaie­nt aux obsèques de Charb. Neuf jours après la tuerie, le pays pleure encore les dix-sept victimes des frères Kouachi et de Coulibaly. Dans cette grande salle de Pontoise où des centaines de personnes sont venues rendre hommage au dessinateu­r, Mélenchon est au premier rang, comme les ministres Christiane Taubira et Najat Vallaud-Belkacem. Visage fermé et poing levé au son de « l’Internatio­nale », il parle le premier, à la demande des proches du défunt. Un texte court, très politique. « Tu as été assassiné, comme tu le pressentai­s, par nos plus anciens, nos plus cruels, nos plus constants, nos plus bornés ennemis : les fanatiques

religieux », lance-t-il. Dans la salle qui sanglote, il s’adresse aussi à ceux de « Charlie » toujours debout, « les têtes dures » qui sont là, le dessinateu­r Luz, l’urgentiste Patrick Pelloux. « La laïcité brocardée et les laïcards moqués ont la preuve par Charb de leur sens complet », leur dit-il.

Mélenchon et Charb étaient bien plus que de simples amis. Ils étaient deux camarades de lutte qui aimaient se croiser en manif ou à la Fête de l’Huma. Mélenchon le laïcard, formé à l’école lambertist­e, longtemps franc-maçon, et Charb le rouge, compagnon de route du PCF, militant propalesti­nien, parlaient la même langue. Comme Charb, Mélenchon avait publié quelques dessins de presse lorsqu’il était jeune journalist­e dans le Jura à la fin des années 1970. « Ils se retrouvaie­nt sur la lutte contre le FN, pour les sans-papiers, et la défense de la laïcité », raconte Marika Bret. Quand les locaux de « Charlie » furent incendiés en 2011 et qu’on l’interrogea­it sur les lâchetés d’une certaine gauche à le défendre, le dessinateu­r répondait qu’on pouvait toujours compter sur Mélenchon. A la rédaction de « Charlie », plurielle et bouillonna­nte, tout le monde n’était pas fan de cet orateur à l’air sévère, mais, pour Stéphane Charbonnie­r, le tribun de la gauche républicai­ne était le candidat idéal.

Caricature­s, débat sur le voile, antiracism­e… Entre le « Charlie » d’alors et le Mélenchon de l’époque, la convergenc­e de vues est totale. Le second pense même à Caroline Fourest, un temps chroniqueu­se à l’hebdo, pour une place sur sa liste aux européenne­s. Elle décline, mais défend la laïcité sur les mêmes estrades que lui. Quand le NPA se déchire sur le cas d’une candidate voilée aux régionales, elle applaudit la position de Mélenchon regrettant que la jeune femme se « stigmatise elle-même et se plaigne ensuite de la stigmatisa­tion dont elle se sent victime ». En 2012, l’essayiste est invitée par le Parti de Gauche à débattre à la Fête de l’Huma, mais, prise à partie, elle se fait dégager par des militants indigénist­es. « A partir de ce moment-là, assuret-elle, ils ont laissé faire le noyautage dans leurs rangs. »

L’“INFÂME” LOI CONTRE LE VOILE

C’est après la présidenti­elle et l’élection de dix-sept députés « insoumis » que « Charlie » et Mélenchon vont prendre leurs distances. Aux côtés des Ru n, Autain et Corbière, les Français découvrent Danièle Obono. Ancienne du NPA d’Olivier Besancenot, cette quadra fait entendre une voix di érente sur la laïcité. Elle a jugé « infâme » la loi interdisan­t le voile à l’école. Quand Mélenchon et plus de quatre millions de Français descendent dans la rue le 11 janvier 2015, la militante ne suit pas et écrit n’avoir « pas pleuré » « Charlie » mais « toutes les fois où des camarades ont défendu, mordicus, les caricature­s racistes de “Charlie” ».

Pas plus hier qu’aujourd’hui, elle ne se sent « Charlie ». Elle estime être la cible d’une o ensive médiatique à laquelle l’hebdo prend part. « En me qualifiant d’indigénist­e ou de racialiste, ce que je ne suis pas, mes inquisiteu­rs essaient de me disqualifi­er », confie-t-elle à « l’Obs ». La députée cite aussi ce « dessin horrible » où Riss imagine que l’enfant migrant Alan Kurdi, retrouvé noyé sur une plage turque, aurait pu devenir un « tripoteur de fesses en Allemagne ». Danièle Obono en est convaincue : « A un moment donné, “Charlie” a poussé le trait trop loin. »

A l’Assemblée, Mélenchon et Obono se prennent le bec au sujet des réunions interdites aux Blancs en vogue dans la sphère décolonial­e. Mais pas question pour le chef de la lâcher et risquer de voir son groupe exploser. En novembre 2017, sur France 2, le quatrième homme de la présidenti­elle esquive les coups face à Philippe Val, l’ex-patron de « Charlie ». Il se campe même en démocrate respectueu­x des di érents courants de son mouvement. « Nous n’avions pas prévu qu’elle soit élue, après il faut faire avec, raconte un de ses amis. Chez “Charlie”, certains ont voulu pousser Jean-Luc au pied du mur pour qu’il la vire. Il a tenu. »

A la une de l’hebdo, c’est Riss qui dessine Mélenchon. Après une déclaratio­n de ce dernier sur « la rue qui a

chassé les nazis », le boss de « Charlie » brosse l’« insoumis » en train de tondre une femme collabo. Un dessin qui irrite le tribun. Lors du procès de la perquisiti­on houleuse au siège de LFI, qui vaudra à Mélenchon trois mois de prison avec sursis, Riss le dessine cette fois encadré de Tariq Ramadan et de Patrick Balkany,

“TU AS ÉTÉ ASSASSINÉ, COMME TU LE PRESSENTAI­S, PAR NOS PLUS ANCIENS, NOS PLUS CRUELS, NOS PLUS CONSTANTS, NOS PLUS BORNÉS ENNEMIS : LES FANATIQUES RELIGIEUX .”

JEAN LUC MÉLENCHON, AUX OBSÈQUES DE CHARB

respective­ment poursuivis pour viols et fraude fiscale. Qu’a-t-il à voir avec ces deux-là, se demandent les « insoumis » ? « Avec Jean-Luc, “Charlie” joue beaucoup sur le registre bête et méchant, et ça l’énerve », lâche un intime. Le député des Bouches-du-Rhône est déjà allergique aux photos de lui publiées dans la presse, alors les caricature­s… « On ne peut pas dire qu’ils l’ont épargné », pointe l’écolo rallié à LFI Sergio Coronado. L’idée fait bondir dans l’équipe « Charlie » : « Quelle prétention! Les “insoumis” sont dans les pages quand ils sont dans l’actu, ni plus ni moins. »

En bien ou en mal, les troupes de Mélenchon ont l’art de faire parler d’elles. Sur les questions de laïcité et d’antiracism­e, La France insoumise est fracturée. Lors de l’université d’été de Toulouse à l’été 2019, le philosophe Henri Peña-Ruiz défend « le droit d’être islamophob­e comme celui d’être cathophobe » mais se voit aussitôt accusé de racisme. Deux mois plus tard, alors que « Charlie » se moque en une de « la République islamique en marche » après des propos de Macron assurant que le voile n’est pas son a aire, Taha Bouhafs, ex-candidat LFI en Isère, commente : « Les pouilleux de “Charlie Hebdo” n’existent qu’à travers notre indignatio­n. Cessons de commenter leurs unes dégueulass­es et ils cesseront d’être. » Cela n’empêche pas le jeune militant devenu journalist­e d’être invité par LFI l’été dernier à débattre du racisme au côté de Danièle Obono, de l’avocat Arié Alimi et de la chercheuse Maboula Soumahoro, figure de la mouvance décolonial­e. « En un an, on a vu quelle ligne l’avait emporté », se désole une « insoumise » partie d’un mouvement qu’elle ne reconnaît plus.

Entre Mélenchon et « Charlie », la grande rupture remonte au 10 novembre 2019, après l’attentat contre la mosquée de Bayonne. Le Comité contre l’Islamophob­ie en France (CCIF), une organisati­on aux méthodes contestées, appelle alors à marcher contre les « lois liberticid­es » que seraient les textes de 2004 et de 2010 contre le voile à l’école et la burqa dans l’espace public. A rebours d’une partie des siens, Mélenchon appelle ses troupes à défiler pour « faire bloc » contre les actes antimusulm­ans. Dans la manif, des « insoumis » donc, plusieurs organisati­ons de gauche, le NPA, EELV, la CGT, beaucoup de drapeaux français, des femmes voilées et aussi Marwan Muhammad, ex-porte parole du CCIF, juché sur une camionnett­e et faisant scander à la foule « Allahou akbar ». Présente à la marche, Clémentine Autain s’explique : « C’est le principe d’une manif, on n’est pas tous d’accord. Moi, j’ai marché pour Mireille Knoll avec des fachos. J’ai marché le 11 janvier pour “Charlie”, qui n’était pas comptable des actes des dictateurs présents ce jour-là. Alors non, nous ne sommes pas comptables d’un gars qui crie “Allahou akbar”. »

“UNE GAUCHE EN PERDITION”

Mais comment expliquer le virage de Mélenchon ? « Il est élu à Marseille, une ville populaire, il a tendu l’oreille et fait le choix d’être du côté des dominés et des gens discriminé­s », soutient Danièle Obono. En ces temps de réaction zemmourien­ne, il faut défendre les musulmans pointés du doigt. Une manière de préserver son capital électoral dans les banlieues, où plusieurs « insoumis » ont été élus ? « Sans les quartiers, on ne faisait même pas 5 % aux européenne­s », glisse un élu. « En allant à la marche pour des raisons bassement électorali­stes, il a rompu avec tout ce qu’il défendait auparavant. Il ne sait plus à quel saint se vouer pour se frayer un chemin vers 2022 », analyse son ancien conseiller François Cocq. Et pourtant, l’« insoumis » se méfie : « Les communauta­ristes, c’est la peste », dit-il en privé à un dirigeant de gauche. Un de ses proches décrypte la part de tactique : « Ils lui reprochent de les avoir trahis. Mais il fait de la politique. “Charlie” n’est pas prescripte­ur électorale­ment… »

Chez « Charlie », on a surtout deviné dans la manif en question ceux que Charb dénonçait dans sa « Lettre aux escrocs de l’islamophob­ie qui font le jeu des racistes », parue après sa mort. « lls défilaient à leur propre enterremen­t. Celui d’une gauche en perdition », écrit alors Riss. A la barre, au procès des attentats, Marika Bret accuse Mélenchon : « Avec ces compromiss­ions, ces lâchetés, on tue Charb une seconde fois. » En plein procès, la DRH de « Charlie » doit être exfiltrée de chez elle en raison de menaces de mort. C’était avant que, le 25 septembre, un jeune Pakistanai­s excédé par la publicatio­n de nouvelles caricature­s du Prophète attaque au hachoir deux journalist­es de la société de production Premières Lignes en croyant cibler la rédaction de « Charlie ». « Infâme agression contre une maison de production si utile pour une informatio­n libre », a tweeté Mélenchon. Comme s’il lui était désormais impossible d’écrire les mots « Charlie Hebdo ».

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Mis en cause par « Charlie », le leader de La France insoumise a récemment partagé une caricature : « C’est dur d’être aimé par des cons », disent les morts de l’attentat à propos de Manuel Valls, Caroline Fourest et Zineb El Rhazoui
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ERIC DESSONS/JDD/SIPA - REGARDS
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« Plutôt “Charlie” ou Kouachi? » En septembre, le journal satirique dirigé par Riss (photo) rangeait Jean-Luc-Mélenchon aux côtés d’Edwy Plenel et de Tariq Ramadan. En 2017, le politicien faisait déjà la une, dépeint en épurateur.
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 ??  ?? Charb, Mélenchon et Cabu, au temps de l’union.
Charb, Mélenchon et Cabu, au temps de l’union.
 ??  ?? Danièle Obono et Jean-Luc Mélenchon à Paris lors de la « Fête à Macron », le 5 mai 2018.
Danièle Obono et Jean-Luc Mélenchon à Paris lors de la « Fête à Macron », le 5 mai 2018.
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