L'Obs

Des insectes pour nourrir la planète

Ynsect, start-up qui vient de finaliser une belle levée de fonds, est doublement futuriste : par son produit – les protéines de demain – mais aussi par sa politique sociale et environnem­entale. Reportage

- Par MORGANE BERTRAND Photos ARNAUD FINISTRE

Parce que toute avancée technologi­que n’est pas forcément un progrès, parce que des incertitud­es vertigineu­ses planent sur le sort de notre civilisati­on, « l’Obs » a lancé l’opération « 2049 », qui se décline en une collection d’articles dans le magazine, une rubrique dédiée sur notre site, une série de soirées-rencontres à Paris et en régions, et en un numéro spécial. L’objectif ? Explorer les scénarios du futur à travers des regards d’experts, de chercheurs, de philosophe­s ou de sociologue­s. Et penser un progressis­me à visage humain, pour un monde ouvert, tolérant, créatif, dans lequel science, technique et économie sont réellement au service du citoyen et de l’intérêt général pour résoudre les grands problèmes de l’humanité.

Le Tenebrio molitor est un insecte grégaire. L’isolement stresse ce ver de farine, alors il forme des amas grouillant­s avec ses congénères. « C’est un réflexe évolutif. Quand ils sont en groupe comme ça, les oiseaux ont peur et s’en détournent », explique Antoine Hubert, 37 ans, cofondateu­r et PDG d’Ynsect, l’un des fleurons français de l’élevage d’insectes, créé en 2011. En l’occurrence, les larves beiges sont massées dans l’angle d’un bac de plastique rouge, sous un néon de laboratoir­e. Les mêmes cagettes sont empilées sur 18 mètres de hauteur dans la pièce adjacente. Tous les deux jours, elles sont sorties de leur emplacemen­t par un robot géant qui les dépose sur un tapis roulant. Dans une atmosphère stabilisée à 26 °C, les insectes partent au « nourrissag­e » : un tuyau déverse sur eux une plâtrée de son de blé, dans laquelle ils s’égaient avant de passer au tri. Nos vers sont alors tamisés, pour séparer les petits des gros, les moribonds des biens portants, les oeufs de leurs géniteurs. Les plus gros, de 5 % à 10 % du « cheptel », deviennent des reproducte­urs, pendant que les autres prennent le chemin de la bouilloire, qui les réduit en chair inerte, ensuite pressée, centrifugé­e, séchée. Le molitor n’a pas eu mal, assure Antoine Hubert, qui a fait plancher des philosophe­s de la Sorbonne sur la sou rance de l’insecte. Mais il ne reste de lui qu’une farine grisâtre et une huile bien jaune.

SUBSTANCES PEU RAGOÛTANTE­S MAIS PRÉCIEUSES

Des substances peu ragoûtante­s peut-être, mais précieuses. Car, dans le ver, rien ne se perd. Transformé en farine, il représente

une nourriture de choix, bourrée de protéines pour les animaux carnivores et, peut-être un jour, pour nous autres humains. Quant à ses déjections, elles constituen­t un excellent compost bio pour les terres agricoles. De l’élevage à la transforma­tion, c’est une étape clé de la chaîne alimentair­e qu’Ynsect a structurée – et une contributi­on de taille à notre souveraine­té alimentair­e. De quoi susciter bien des convoitise­s.

Environ 1 000 tonnes de ces matières – un tiers de protéines, deux tiers d’engrais – sortent chaque année de l’usine pilote de Dole (Jura), un bâtiment hyper-automatisé de 3 000 mètres carrés construit en 2016 pour roder une technologi­e protégée par une trentaine de brevets. Les investisse­urs se sont laissé convaincre : ils ont apporté à Ynsect ces derniers mois 316 millions d’euros. C’est l’investisse­ment le plus important jamais réalisé en dehors des Etats-Unis dans l’agricultur­e. Il permet à la start-up d’associer à son aventure, à côté de la banque publique Bpifrance, des investisse­urs français, asiatiques ou américains comme le fonds Upfront Ventures, qui l’aidera à implanter des usines dans les plaines céréalière­s de l’Upper Midwest, ou encore l’acteur Robert Downey Jr., le fameux Tony Stark d’« Iron Man », en quête d’investisse­ments « à impact ».

« Grâce à cette levée de fonds, nous sommes capables de devenir rentables, se réjouit Antoine Hubert. Nous visons 100 millions de chi re d’a aires dès 2023. » Pour honorer ces commandes, le PDG et les trois autres cofondateu­rs d’Ynsect, qui compte aujourd’hui 130 salariés, ont lancé la constructi­on d’une deuxième usine de 35 mètres de haut à Poulainvil­le, près d’Amiens (Somme). « La plus haute ferme verticale du monde », assure Antoine

Hubert, ingénieur agronome de formation. Plantée à proximité de champs de blé, dont elle récupérera le son pour nourrir ses bestioles, elle devrait produire en 2022 quelque 100 000 tonnes de protéines et fertilisan­ts, et le double en 2023, avec 500 emplois directs et indirects à la clé, sur un territoire qui se remet à peine des fermetures de Goodyear et Whirlpool. A terme, Ynsect vise la constructi­on d’une trentaine d’usines dans le monde.

« Nous avons vu dans ce projet la possibilit­é de résoudre un vrai problème de sécurité alimentair­e, avec une solide base scientifiq­ue et un produit di érent de tout ce qui existe par ailleurs », explique Yves Sisteron, associé chez Upfront Ventures. Plusieurs clients ont déjà sauté le pas. Angibaud, filiale de Veolia, Torres, le plus grand vignoble espagnol, et la marque de jardinerie Compo, se sont engagés à acheter de l’engrais YnFrass. Mais le

marché le plus prometteur est celui des animaux carnivores. Aujourd’hui, il s’agit de la nourriture pour chiens et chats, et plus que tout pour poissons, pour lesquels ce régime alimentair­e a été autorisé en 2017 en Europe. « Le marché de l’aquacultur­e est énorme, souligne Ariane Voyatzakis chez Bpifrance. Nous consommons de plus en plus de poissons. Plus de la moitié provient d’élevages, où ils sont nourris avec de la farine d’autres poissons. Pour la produire, on surpêche des espèces comme les anchois. Cette ressource ne cesse de diminuer. »

“LES POISSONS NOURRIS AUX INSECTES GRANDISSEN­T PLUS VITE”

Alors que son concurrent français, InnovaFeed, qui élève des mouches soldats, a passé un accord avec la firme américaine Cargill l’an dernier, Ynsect a signé avec un autre géant de l’alimentati­on animale : le norvégien Skretting. « Des études indépendan­tes montrent que les poissons nourris aux insectes grandissen­t plus vite : avec 25 % d’aliments en moins, on obtient trois truites ou trois crevettes au lieu de deux, détaille Antoine Hubert. Et on observe une baisse de la mortalité de 10 % dans les élevages de saumon, de 25 % pour

le bar… » Ynsect n’a pas prévu de s’arrêter en si bon chemin. Egalement président de l’Ipi (Internatio­nal Platform of Insects for Food), lobby européen des producteur­s d’insectes, le jeune PDG déploie son influence à Bruxelles pour obtenir l’autorisati­on de nourrir les volailles et les porcs, qui représente­nt, en volume, plus de la moitié du marché mondial de l’alimentati­on animale. Il espère un arbitrage favorable en 2021, suivi rapidement d’un autre en faveur… de l’alimentati­on humaine : « Une étude allemande a montré que les farines d’insectes réduisent le taux de cholestéro­l de souris obèses. On ira sur ce marché quand on sera certain des bénéfices pour la santé ou pour les performanc­es sportives. »

« Il existe déjà aujourd’hui des production­s artisanale­s d’insectes dans le monde. Tout l’enjeu pour Ynsect est d’automatise­r cette production pour proposer un produit moins cher que la farine de poisson », résume Yassine Soual, qui a accompagné la dernière levée de fonds au sein de Bpifrance. Mais le sujet qui préoccupe le plus les fondateurs d’Ynsect, ce n’est pas tant de baisser ses prix que de « créer des chaînes alimentair­es résiliente­s ». La FAO considère que la consommati­on de protéines animales aura augmenté de 52 % entre 2007 et 2030, au risque de fragiliser encore plus des écosystème­s mal en point. Face à ce risque, Ynsect réintrodui­t les insectes dans le régime des carnivores en excluant tout recours à la chimie ou aux manipulati­ons génétiques. Une « contributi­on à plus de naturalité », assortie d’impacts négatifs réduits au minimum. « Avec notre système, on produit plus de protéines en consommant 98 % de terres en moins qu’une ferme traditionn­elle, moins d’eau aussi, en ne générant aucun déchet et en émettant moins de gaz à e et de serre, détaille le PDG. On sait déjà que le site d’Amiens aura une empreinte carbone négative. C’est le résultat le plus important pour moi. »

“ÉCOLOGIE INDUSTRIEL­LE”

Non seulement Ynsect conçoit un produit novateur, mais elle est aussi une entreprise novatrice. Pour prouver que cette « écologie industriel­le » n’est pas une utopie, la start-up s’est dotée il y a un an d’un départemen­t « Impacts », qui pèse autant sur les décisions que sa direction financière. « Au lieu de traiter avec des euros, on traite avec d’autres unités : les tonnes de CO2, qu’on suit quasiment en temps réel, notre e et sur la santé des sols, des humains… », explique Jean-Gabriel Levon, l’un des cofondateu­rs, polytechni­cien, sorti d’HEC et fan de Lego, qui en a pris la tête. Ynsect s’est ainsi appuyé sur une associatio­n, l’Afaf (Associatio­n française d’AgroForest­erie), pour développer l’agroforest­erie et ne plus dépendre seulement, pour acheter bientôt plus de 100 000 tonnes de son de blé par an, de la monocultur­e intensive qui appauvrit les sols. La certificat­ion B Corp, label internatio­nal qui valide le haut niveau d’exigences sociétales, environnem­entales et de gouvernanc­e d’une entreprise rentable, devrait couronner ces e orts d’ici à la fin de l’année – comme Patagonia, les glaces Ben & Jerry’s ou Danone avant elle.

Et parce que l’impact social n’est pas oublié, Antoine Hubert veille à promouvoir les femmes aux postes à responsabi­lités – l’une d’elles, Françoise Lesage, tient les finances – et veille à la stricte égalité salariale. Le PDG a aussi décidé d’instaurer, après la naissance de son premier fils, un congé paternité de dix semaines pour les salariés… deux ans avant l’initiative du gouverneme­nt. Et il a d’autres idées sous le coude, qui pourraient faire école de la même façon. Patience.

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 ??  ?? Les bureaux d’Ynsect, près de Dole, dans le Jura. Ci-contre, les larves et leur transforma­tion en engrais et protéines.
Les bureaux d’Ynsect, près de Dole, dans le Jura. Ci-contre, les larves et leur transforma­tion en engrais et protéines.
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Antoine Hubert, 37 ans, PDG d’Ynsect, fleuron français de l’élevage d’insectes.

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