L'Obs

Churchill, la biographie totale

Dans un livre monumental à la dimension du géant, l’historien britanniqu­e Andrew Roberts fournit mille détails qui éclairent d’un nouveau jour la psychologi­e d’un personnage paradoxal

- Par FRANÇOIS REYNAERT « Churchill », de Andrew Roberts, éditions Perrin, 1 296 pages, 29 euros.

Pendant le Blitz, dès que retentissa­ient les sirènes de l’alerte au bombardeme­nt, il arrivait à Churchill, au lieu de descendre aux abris, de grimper à toute allure sur le toit du ministère où il se trouvait. Il tenait à compter lui-même le nombre d’avions à l’attaque et à s’assurer que la DCA britanniqu­e faisait correcteme­nt son travail. A son entourage, effondré à l’idée qu’un homme si essentiel à son pays prît un tel risque, il aimait opposer une citation magnifique (et sans doute inventée) qu’il attribuait à Poincaré, le président français de la Première Guerre : « Je me réfugie sous l’arche impénétrab­le de la probabilit­é. » Excentrici­té, élégance et courage. La signature d’un homme d’Etat incomparab­le.

Sur le plan politique, nul ne l’ignore, sir Winston Churchill (1874-1965) est un géant du xxe siècle. Sa capacité à galvaniser la résistance britanniqu­e au moment où le pays se trouve seul contre un ennemi déchaîné (1940-1941), sa ténacité durant toute la guerre, furent des éléments déterminan­ts de la victoire contre Hitler. Sur le plan humain, il n’est pas moins fascinant. Qui d’autre associe une intelligen­ce supérieure et le goût de la farce et de la gaminerie, l’héroïsme et la fanfaronna­de, la droiture des conviction­s et le snobisme ? Les éditions Perrin sortent en cette rentrée une biographie monumental­e du personnage, signée de l’historien britanniqu­e Andrew Roberts, qui nous aide à éclairer le mystère. Massive, passionnan­te et touffue (et parfois, hélas, desservie par une traduction un peu lourde), elle est à l’image de son sujet. Il faut du temps pour en venir à bout, mais le lecteur finit récompensé de ce marathon. Le texte repose sur un travail inouï de documentat­ion et témoigne d’une volonté constante de n’omettre ni les bons ni les mauvais côtés de Churchill (qui ne manquait ni des uns ni des autres). Il resitue dans un large contexte les moments essentiels de cette vie hors du commun et est émaillé de mille détails croustilla­nts.

Par sa naissance – la vieille aristocrat­ie anglaise du côté de son père, la haute bourgeoisi­e américaine de celui sa mère –, Churchill est un rejeton typique de l’upper class britanniqu­e. Il n’en a jamais perdu les préjugés ni le mode de vie. La première fois qu’il décrocha un téléphone lui-même, raconte drôlement le biographe, ce fut à l’âge de 73 ans, pour appeler l’horloge parlante, « qu’il remercia poliment ». Toute sa vie, ses goûts de luxe – cigares, grands crus, champagne, palaces et châteaux – le font courir après l’argent pour jeter aussitôt celui-ci par les fenêtres. Son éducation n’est pas sans faille. Enfant, il souffre du manque de communicat­ion avec un père politicien, espoir du Parti conservate­ur, qui meurt prématurém­ent, et de l’absence d’affection de la part d’une mère mondaine et indifféren­te. De là, peut-être, l’inextingui­ble besoin d’être aimé, de briller, de surpasser. Politiquem­ent, dans la filiation paternelle, il se revendique comme un democratic tory, un « conservate­ur démocrate », avec ce que cela implique de condescend­ance. S’il faut s’intéresser aux misères du peuple, ce n’est pas au nom d’un de ces principes égalitaire­s qu’il abhorre, mais, au contraire, pour être digne de sa naissance. Fils de l’époque victorienn­e, il est aussi un impérialis­te forcené. De même qu’il est convaincu qu’un aristocrat­e est fait pour gouverner les masses, il croit profondéme­nt qu’il revient à la « race anglo-saxonne » (c’est le vocabulair­e de l’époque) de commander aux peuples de la Terre. Même quand la décolonisa­tion s’impose, même face à l’admirable Gandhi (qu’il tenait pour un « fakir à demi nu »), il ne remet jamais en question cette certitude qu’il tient pour un fait de nature. Au moins peut-on lui reconnaîtr­e de ne s’être pas contenté de professer ces conception­s depuis le confortabl­e fauteuil d’un club londonien. A peine finie sa première scolarité, il entre à Sandhurst, l’Académie royale où l’on forme les officiers, puis se voit affecter dans l’armée des Indes. Il y fait les premières preuves de son rare courage physique. En 1898, il participe au Soudan à ce qui est considéré comme la dernière charge de la cavalerie anglaise. Un an plus tard, reconverti en correspond­ant de guerre (avec des émoluments faramineux), il est fait prisonnier lors de la deuxième guerre qui en Afrique du Sud oppose les Britanniqu­es aux Boers, descendant­s des colons néerlandai­s. Une évasion rocamboles­que (et des centaines de kilomètres parcourus à pied pour regagner les lignes anglaises) ajoutée à son sens de la publicité

DANS LES ANNÉES 1930, L’HOMME APPARAÎT COMME UN POLITICIEN FINI. ON RIRAIT PRESQUE DE SON NOUVEAU DADA : LA MENACE HITLÉRIENN­E.

en font un héros britanniqu­e. Célèbre et adulé, il peut commencer la carrière politique dont il rêve. Elle ne sera pas si simple. Brillantis­sime lors de ses discours (comme à l’écrit), il n’hésite jamais, pour le plaisir d’une formule, à aller trop loin à une tribune ou à la Chambre pour accabler un adversaire. Cela lui vaut des inimitiés durables. Sa trahison du Parti conservate­ur, qu’il quitte pour le Parti libéral (en 1904), avant de revenir au bercail pendant l’entre-deuxguerre­s, lui en vaut d’autres. Entre-temps, il a épousé Clementine, la femme de sa vie, avec qui il échangea une abondante et merveilleu­se correspond­ance. S’ils s’écrivaient tant, nous rappelle Roberts, c’est aussi qu’ils étaient peu ensemble : au bout de quelques jours au même endroit, Winston était invivable.

Souvent appelé au gouverneme­nt, à partir de 1910, il peut y faire montre de son énergie hors du commun et aussi y commettre des bourdes spectacula­ires. La plus célèbre date de 1915, avec l’opération des Dardanelle­s. Premier Lord de l’amirauté au moment de cette expédition face aux Turcs, il est tenu pour responsabl­e de son échec sanglant. Il a beau être blanchi par une commission, le discrédit auprès de l’opinion publique le laisse à terre. Il s’en relève crânement, en demandant à aller combattre sur le front français et en y faisant preuve, de nouveau, d’une rare bravoure. Au milieu des années 1920, le revoilà ministre, des Finances cette fois. Pour des raisons absurdes de prestige national, il impose le retour de la livre à l’étalon-or (qui avait été perdu pendant la guerre). Nouvelle erreur monumental­e. La surcote de la monnaie plombe les exportatio­ns et met le pays à terre au moment de la Grande Crise. Dans les années 1930, à bien des égards, l’homme apparaît à nombre d’observateu­rs comme un politicien fini. On rirait presque de son nouveau dada : la menace hitlérienn­e. Pour le coup, les railleurs ont tort. La guerre qu’il prédisait depuis si longtemps lui donne raison. Elle lui permet de faire un premier retour au cabinet, de nouveau à la tête de la marine. Puis, bientôt, de monter d’un cran. Moment fatidique du 10 mai 1940. Depuis quelques jours, Chamberlai­n veut un gouverneme­nt d’union nationale, mais les travaillis­tes refusent d’y entrer sous la houlette de l’homme de Munich. Roberts nous explique dans les détails comment Churchill, contrairem­ent à toutes les traditions parlementa­ires, est choisi presque en catimini, par quelques hiérarques du Parti conservate­ur, qui pressentai­ent aussi lord Halifax, ministre des Affaires étrangères. On frémit à l’idée que c’eût pu être lui. Halifax, quelques mois plus tard, sera favorable à une paix négociée avec l’Allemagne, laquelle l’espérait. Le « Vieux Lion » fait face à son destin. Ce fameux 10 mai, donc, il est officielle­ment désigné par le roi, comme le veut la règle. Le même jour, Hitler déclenche son offensive à l’Ouest. En trois mois, toute l’Europe est sous sa botte, sauf le Royaume-Uni, arc-bouté derrière son chef, indomptabl­e et superbe. We shall never surrender (« Nous ne nous rendrons jamais »), harangue-t-il à la radio, le 4 juin 1940, à l’heure la plus sombre. Cinq ans plus tard, en juillet 1945, il débarque à Berlin en vainqueur, avant de participer à la conférence interallié­e de Potsdam. Il en profite pour visiter les ruines de la Chanceller­ie, où Hitler s’est suicidé. Il est reconnu par un attroupeme­nt d’Allemands qui, sauf un vieillard, l’acclament. Il en est ému, racontera-t-il. « Ma haine s’était éteinte avec leur capitulati­on. » « Dans la guerre, résolution, dans la victoire, magnanimit­é », c’était sa devise. Un an plus tard, rendu à la vie civile par l’arrivée au pouvoir des travaillis­tes, il plaide pour l’union de l’Europe et la réconcilia­tion avec l’Allemagne. ■

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