L'Obs

Pour l’amour de Zaza

LES INSÉPARABL­ES, PAR SIMONE DE BEAUVOIR, AVANT-PROPOS DE SYLVIE LE BON DE BEAUVOIR, L’HERNE, 176 P., 14 EUROS.

- ÉLISABETH PHILIPPE

La première fois que Sylvie vit Andrée, elle la trouva franchemen­t insolente. Elle avait 9 ans et s’étonna fort des manières de sa nouvelle condiscipl­e du cours Désir, scandalisé­e par son irrévérenc­e et subjuguée par l’assurance de cette petite brune aux joues creuses. Et puis il y avait cette blessure à la cuisse qui la rendait unique : « On ne rencontre pas tous les jours une petite fille qui a brûlé vive. » Très vite, ce fut Sylvie qui se mit à brûler d’amour pour Andrée, enfant marquée dans sa chair du sceau de la tragédie. A la rentrée suivante, elle crut mourir en ne retrouvant pas son amie à ses côtés. Mais Andrée revint et plus jamais elle ne quitta

Sylvie. Les demoiselle­s du cours Désir les surnommaie­nt « les inséparabl­es ». Elles grandirent. Alors que Sylvie s’émancipait, rompant avec son éducation bourgeoise, Andrée restait prisonnièr­e du sourire « piège » de sa mère, catholique militante qui n’envisageai­t que deux avenirs pour ses filles : le couvent ou le mariage. Eprise de Pascal Blondel, un étudiant en philosophi­e, luttant en vain contre sa famille, Andrée finit par succomber, emportée par une encéphalit­e.

Elle avait 22 ans. Sylvie, c’est Simone de Beauvoir. Andrée, Elisabeth Lacoin, dite « Zaza ». Et Pascal Blondel, Maurice Merleau-Ponty. Zaza fut le premier amour de l’auteure du « Deuxième Sexe ». Beauvoir ne se remit jamais de sa mort et il lui fallut des années et de nombreux essais avant de pouvoir exorciser ce fantôme et venger l’amie sacrifiée. La nouvelle inédite « les Inséparabl­es » écrite en 1954 est l’une de ces tentatives cathartiqu­es. Insatisfai­te, Beauvoir ne la publia pas. Mais avec ce texte, qui esquisse et condense les « Mémoires d’une jeune fille rangée » parus en 1958, Beauvoir s’autorisait enfin à dire « je ». Elle ne pouvait parler de Zaza qu’en parlant d’elle-même tant leurs destins furent liés. Par la littératur­e, elle ressuscita l’être aimé et abolit l’ultime séparation. Inséparabl­es à jamais.

 ??  ?? Elisabeth Lacoin (à gauche) et Simone de Beauvoir en 1925.
Elisabeth Lacoin (à gauche) et Simone de Beauvoir en 1925.

Newspapers in French

Newspapers from France