Le Rhin et les coeurs
FANTAISIE ALLEMANDE, PAR PHILIPPE CLAUDEL, STOCK, 178 P., 18 EUROS.
★★☆☆ Rien de moins fantaisiste que cette « Fantaisie allemande ». on y entend plutôt, obsédante et sournoise, une petite musique tragique. dans ce recueil de cinq nouvelles, qui se répondent pour constituer in fine un bref roman, le lorrain philippe Claudel, frontalier d’un pays à « l’haleine de gouffre » (dixit thomas Bernhard), fait sortir du bois et du siècle précédent la bête immonde. un bourreau, prénommé Viktor, pèse de tout son poids de haine sur chacun de ces textes. officier nazi, il matraquait les déportés dès l’entrée des camps de la mort et tirait à bout portant sur les femmes et les enfants, qui tombaient, nus, dans les charniers. après la chute d’hitler, il a échappé à la purge, au procès, à la condamnation, et a vieilli, tranquille, impotent et sourd, dans un hospice de l’allemagne réunifiée, où il s’est éteint en chantonnant l’hymne des Sa, cette berceuse de mort.
le romancier des « ames grises » dessine une ronde macabre autour de Viktor. un soldat, qui a servi sous ses ordres, fuit ou déserte dans la nuit hivernale. il s’est débarrassé de tous ses attributs militaires – plaque, galons, livret –, se demande en marchant sous la pluie s’il est plus ou moins responsable que son supérieur, s’il aurait pu ou dû désobéir, s’il existe seulement une hiérarchie de la culpabilité, et croit trouver refuge dans une usine désaffectée, où il est électrocuté. plus tard, une fillette tombera par hasard sur le corps carbonisé et, ailleurs, une adolescente, pour qui « la guerre, c’était le Moyen Age », dérobera à l’hospice l’argent et la nourriture du vieux Viktor, afin de le punir de lui avoir volé sa jeunesse.
dans ce livre hanté par deux guerres mondiales, « les corbeaux raclent le ventre des nuages », les fantômes lapent de la soupe de pommes de terre, une symphonie de haydn berce les souvenirs de veuves égarées, et les portefeuilles des plus âgés contiennent des photos en noir et blanc de garde-chiourme, chiens-loups en laisse, souriant au pied des wagons plombés. des historiens y prétendent aussi que le peintre expressionniste Franz Marc, tué en 1916 par un éclat d’obus près de Verdun, aurait survécu dans un asile psychiatrique, avant d’être exécuté, en 1940, au nom de l’aktion t4, cette campagne eugéniste conduite par le régime nazi pour exterminer les handicapés physiques et mentaux. romancier de l’effroi et de l’infamie, philippe Claudel sait décrire, comme personne, la nuit et le brouillard où l’histoire se fond et se perdent les hommes qui, longtemps après, en héritent.