L'Obs

AGENCE ELITE

LE SCANDALE ET LES SILENCES

- Par CAROLINE MICHEL AGUIRRE

Le moment le plus e rayant est arrivé un dimanche aprèsmidi. Lisa Brinkworth se promenait avec sa mère dans le quartier de Mayfair, à Londres, quand une moto s’est mise à rouler au pas derrière elles. « Cela a duré un moment. Nous sommes entrées dans une galerie et quand nous sommes ressorties, une heure plus tard, la moto était toujours là. Elle nous attendait. » Blonde, longiligne, la journalist­e britanniqu­e de 32 ans venait d’infiltrer pendant un an le milieu de la mode en se faisant passer pour un mannequin. Son reportage, diffusé le 23 novembre 1999 sur la BBC, avait créé un énorme choc. On y voyait, entre autres choses, Gérald Marie, le patron de l’agence Elite en Europe, lui suggérer de pratiquer des fellations à tous les hommes présents lors d’un dîner et lui proposer 500 euros pour passer la nuit avec elle. « Pendant des semaines après la di usion du reportage, j’ai été suivie ostensible­ment. Pour moi, c’était de l’intimidati­on», estime aujourd’hui Lisa Brinkworth. La BBC avait pris la menace su samment au sérieux pour lui demander de déménager et de s’équiper d’un boîtier relié à un numéro d’urgence de la police.

Le grand public n’a pas su, à l’époque, que la journalist­e avait elle-même subi ce qu’elle décrit comme une agression sexuelle de la part de Gérald Marie. La scène n’a pas été filmée et n’est pas évoquée dans le reportage. Mais Lisa Brinkworth, choquée, avait enregistré son témoignage le soir même et l’avait remis à la BBC. Attaquée en di amation par Elite, la télévision britanniqu­e avait dû signer un accord lui interdisan­t de redi user le documentai­re et la moindre image issue du tournage. Lisa Brinkworth, réduite au silence, n’a jamais parlé de son agression à sa famille. Elle s’est mise à faire des cauchemars, à voir Gérald Marie à tous les coins de rue. Estimant qu’elle n’était plus apte à poursuivre un travail d’investigat­ion, la BBC avait mis fin à son contrat.

Vingt et un ans plus tard, Lisa Brinkworth, toujours journalist­e indépendan­te, vient de déposer plainte contre l’ancien patron d’Elite Europe auprès du parquet de Paris. Trois anciens mannequins, Carré Otis, Ebba Karlsson et Jill Dodd, ont en même temps dénoncé des viols qui se seraient déroulés durant les années 1980. Pour elles, le délai de prescripti­on est dépassé. Mais, concernant

Lisa Brinkworth, son avocate, AnneClaire Lejeune, estime que le refus de la BBC de lui donner accès à ses archives l’a empêchée de déposer plainte, ce qui devrait suspendre la prescripti­on. Le 28 septembre, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminai­re pour « viols et agressions sexuelles », y compris sur mineures. Depuis, le téléphone d’Anne-Claire Lejeune n’arrête pas de sonner. « J’ai entre les mains les témoignage­s de huit anciens mannequins qui ne se connaissen­t pas et qui, pourtant, décrivent des faits similaires : Gérald Marie les attirant chez lui au prétexte de leur montrer des photos et les violant avec une grande brutalité », nous confie-t-elle.

“CE MILIEU, ÇA A TOUJOURS ÉTÉ LE FAR WEST”

Presque septuagéna­ire aujourd’hui, Gérald Marie a démenti ces accusation­s auprès du « Sunday Times » (1). Toujours actif au sein de la petite agence Oui Management, il a été, durant deux décennies, l’un des hommes les plus puissants du monde de la mode. Avec son associé John Casablanca­s, Gérald Marie, qui racontait avoir commencé comme « go-go dancer » à Marseille, avait créé les « supermodel­s », plus glamour, plus sexy, plus sulfureuse­s que les stars hollywoodi­ennes. C’était l’époque où Linda Evangelist­a, qui partageait sa vie, déclarait : « Je ne me lève pas le matin à moins de 10 000 dollars. » L’époque où les deux dirigeants d’Elite, golden playboys souriants et bronzés, s’a chaient aux bras de mannequins de plus en plus jeunes, modelés par leurs soins (coi ure, maquillage, vêtements…). Leur concurrent­e Katie Ford pestait : « Ces gens n’ont pas d’éthique, ils couchent avec leurs modèles. » John Casablanca­s (décédé en 2013) répliquait : « Un mannequin vierge est incapable de faire passer des choses fortes dans ses photos. »

Le plus troublant, dans cette a aire Elite, est que les scandales ont émaillé la carrière des deux hommes sans qu’ils ne soient jamais inquiétés par la justice. Comme avec l’écrivain Gabriel Matzne , les initiés savaient, et semblaient s’en accommoder. « Ce milieu, ça a toujours été le Far West », assure Louise Despointes, modèle vedette des années 1970 qui avait monté sa propre agence. « Il fallait être capable de sauter par la fenêtre ou de balancer un coup de pied dans les coucougnet­tes pour se défendre. Moi, mes filles, je leur disais qu’elles n’avaient pas à se prostituer pour travailler. » Mais pour celles qui n’avaient ni le caractère ni les conseils d’une Louise Despointes, les étrangères débarquées trop jeunes et seules à Paris, les belles sans couper le sou e qu’on ne protégeait pas comme les visages à « one-million-dollars », le sordide était souvent au bout du voyage.

« Pas de dîners, pas de photos », s’était entendu dire Jill Dodd dès son arrivée en 1980. Sportive et pleine de vie, la Californie­nne de 19 ans (qui sera plus tard la designer à succès de la marque de beachwear Roxy) n’avait pas le style qui plaisait aux magazines français : « Là-bas, il ne fallait pas sourire », dit-elle. Rapidement, elle se voit proposer des dîners avec de vieux messieurs riches et « importants pour sa carrière », qu’elle commence par refuser. Un soir, Gérald Marie l’emmène danser avec une copine et lui propose de passer chez lui prendre un bain. « Cela faisait deux mois que j’étais logée dans un petit hôtel miteux près d’Odéon, sans chau age et sans eau chaude. J’étais très naïve,

“CES GENS N’ONT PAS D’ÉTHIQUE, ILS COUCHENT AVEC LEURS MODÈLES.”

KATIE FORD, ALORS PDG DE L’AGENCE FORD MODELS

j’ai accepté. Je ne m’attendais pas à ce qu’il se jette sur moi par-derrière. Après cela, j’ai pris mes distances et je n’ai plus eu de castings. » Pas de Gérald, pas de photos non plus.

Quelques mois plus tard, Jill Dodd acceptera de se rendre à une soirée à Monaco au cours de laquelle elle tombera amoureuse d’Adnan Khashoggi, un marchand d’armes saoudien. Il lui faudra deux ans pour découvrir que cette rencontre, vécue comme un conte de fées, aurait été monnayée plusieurs dizaines de milliers de dollars par son nouvel agent.

LES STARS QUI ONT OSÉ PARLER N’ONT PAS ÉTÉ ENTENDUES

Le voyage d’Ebba Karlsson n’a, lui, duré que deux semaines. Une mère « qui ressemblai­t à Brigitte Bardot », un père « ingénieur du son réputé », un petit ami et un boulot de vendeuse chez The Body Shop à Stockholm : c’est par goût de l’aventure qu’elle avait accepté de suivre un scouter (recruteur) pour tenter sa chance à Paris. Elle se souvient que lorsqu’elle avait été reçue par Gérald Marie dans son bureau d’Elite, celui-ci avait commencé par tirer les stores, puis avait sorti un catalogue de photos de mannequins suédoises: « Tu sais comment ces filles sont devenues célèbres ? Elles m’ont donné quelque chose. » « Il a alors glissé sa main sous ma jupe jusque dans mon vagin sans que j’aie le temps de réagir », raconte-t-elle. Le lendemain, la jeune Suédoise accepte quand même de se rendre chez Gérald Marie pour un casting. « En arrivant, il m’a dit en riant : “Tu viens de rater Sylvester Stallone !” Il y avait là trois hommes et une dizaine de mannequins qui avaient toutes l’air plus jeunes que moi, qui avais 20 ans. On a dû se mettre en culotte et s’aligner devant eux. J’avais l’impression d’être sur un marché aux bestiaux. Deux jours plus tard, j’étais partie. »

Si Jill et Ebba n’ont longtemps rien dit, des mannequins célèbres ont osé prendre la parole sans pour autant être crues ou entendues. A l’image de Carré Otis, future égérie des campagnes Calvin Klein et Guess. A 17 ans, cette Américaine est logée par Gérald Marie « dans la petite chambre, en rentrant à droite, où dormait sa fille quand elle était là ». Il lui dit qu’elle a tout pour devenir une star. Tout, sauf ce corps un peu trop rond, pas encore sorti de l’enfance. « La cocaïne, c’est le secret des mannequins pour maigrir », lui aurait-il a rmé

“J’AI TOUT RACONTÉ DANS MON AUTOBIOGRA­PHIE. GÉRALD MARIE NE M’A PAS ATTAQUÉE EN JUSTICE.”

CARRÉ OTIS

la première fois. Gérald Marie a d’abord été l’homme avec qui Carré Otis dit avoir partagé la drogue cachée dans un pot blanc dans la salle de bains. Puis, racontet-elle encore, il l’aurait violée, un soir où Linda Evangelist­a était en voyage. « Tout cela, je l’ai raconté dans mon autobiogra­phie, parue en 2011. Gérald Marie ne m’a pas attaquée en justice, il n’a pas essayé de me contacter non plus. » Quand elle était la compagne de Mickey Rourke, l’acteur engageait des gardes du corps pour l’accompagne­r à Paris. John Casablanca­s,

à qui Carré Otis s’était plainte, avait mis en garde Gérald Marie : « Il faut que tu sois très prudent à l’avenir »…

Mais pourquoi prendre des précaution­s quand l’impunité semble totale, que l’argent coule à flots et que l’on peut accuser les top-modèles d’avoir sciemment joué avec le feu? Dès 1995, Christine Bolster racontait au journalist­e américain Michael Gross (2) comment Gérald Marie l’aurait violée dans son bureau, dix ans plus tôt, quand elle n’avait pas encore 15 ans. « Je l’ai accepté parce que c’était mon agent. Qu’il pouvait me donner ce que je voulais. Et qu’il était tout-puissant, une sorte de parrain de la mode. Il m’a fait travailler jusqu’à l’épuisement, j’étais presque morte quand j’ai quitté Paris. » « Pauvre chérie, commentera Gérald Marie lors d’une émission de télé. Elle ment sur son âge et elle se venge parce que je l’ai quittée pour Linda Evangelist­a. » Christine Bolster avait partagé la vie de Gérald Marie pendant six ans.

CAMPAGNE DE COMMUNICAT­ION ET “CHAPE DE PLOMB”

Après la di usion du reportage de Lisa Brinkworth par la BBC, le patron d’Elite Europe sera suspendu de ses fonctions pendant dix-huit mois. Il entamera alors une intense campagne de communicat­ion. Il faut revoir une séquence de l’émission « Tout le monde en parle », di usée le 11 décembre 1999, pour réaliser à quel point la société semblait hermétique à considérer les mannequins comme des victimes. Détendu, charmeur, Gérald Marie arrive sur le plateau entouré de deux jeunes beautés. Thierry Ardisson fait mine de dénoncer les faits rapportés par la BBC, entre deux blagues lourdes lancées à Jean d’Ormesson et Michel Noir. Interrogée sur l’existence des fameux dîners, la chanteuse Zazie, ex-mannequin, mal à l’aise, reconnaît que « oui, c’est vrai parfois… » sans finir sa phrase. Le photograph­e Jean-Marie Périer dénonce les méthodes d’enquête « écoeurante­s » de la télévision anglaise. L’année suivante, Karen Mulder, ancienne d’Elite, viendra sur le même plateau dénoncer des viols commis notamment par « les dirigeants d’une agence de mannequins ». Elle sera coupée au montage, les producteur­s de la chaîne jugeant ses propos incohérent­s. « Gérald Marie a fini par passer pour une victime. En acceptant de signer un accord avec Elite, la BBC a desservi la cause des mannequins et laissé une chape de plomb s’installer pour vingt ans », déplore, avec le recul, le journalist­e Donal MacIntyre, vedette de l’émission d’investigat­ion en caméra cachée à laquelle avait participé Lisa Brinkworth.

Il était présent lors de cette soirée du 5 octobre 1998 à Milan. Lui aussi infiltré, il jouait le rôle d’un photograph­e, quand Lisa Brinkworth passait pour un mannequin. Tous deux avaient rejoint des cadres d’Elite dans la boîte de nuit branchée le William’s. A un moment, raconte Lisa Brinkworth, « Gérald Marie m’a plaquée contre ma chaise et a collé son sexe en érection contre mon bas-ventre. Ses amis s’escla aient. Pour eux, c’était juste une fête normale. J’ai vraiment cru que j’allais être violée. » De retour à leur hôtel, c’est Donal MacIntyre qui a enregistré le témoignage de Lisa et l’a confié à la BBC. En 2018, pour une raison inconnue, la chaîne a accepté de remettre cet enregistre­ment jusque-là inaccessib­le à une journalist­e anglaise, qui a contacté Lisa Brinkworth. Celle-ci a alors décidé de porter plainte contre l’ancien patron d’Elite Europe.

(1) Gérald Marie est présumé innocent des accusation­s portées contre lui. Son avocat, Pascal Narboni, ne nous a pas répondu.

(2) « Model : the Ugly Business of Beautiful Women », de Michael Gross, éditions HarperColl­ins (non traduit).

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John Casablanca­s et Gérald Marie, les « golden play-boys » de l’agence Elite.
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Mickey Rourke engageait des gardes du corps pour protéger Carré Otis, sa compagne.
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Lisa Brinkworth (1), qui avait infiltré l’agence Elite en 1999, a porté plainte contre Gérald Marie. Plusieurs anciens mannequins ont aussi dénoncé les agissement­s présumés de l’ancien directeur de l’agence Elite en Europe :
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La journalist­e britanniqu­e Lisa Brinkworth (1), qui avait infiltré l’agence Elite en 1999, a porté plainte contre Gérald Marie. Plusieurs anciens mannequins ont aussi dénoncé les agissement­s présumés de l’ancien directeur de l’agence Elite en Europe : Ebba Karlsson (2), Jill Dodd (3) et Carré Otis. 3
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