L'Obs

La France rurale face au Covid : entretien avec Salomé Berlioux

Dans “Nos campagnes suspendues” (l’Observatoi­re), Salomé Berlioux montre que la France rurale et périphériq­ue a aussi été frappée de plein fouet par la crise du Covid-19

- Propos recueillis par MAËL THIERRY

La crise du Covid, plus aiguë dans les métropoles, signe-t-elle une revanche de la France rurale ou périphériq­ue, dans laquelle les Français rêveraient désormais de vivre ?

Cette idée me fait bondir. Non seulement on n’a pas parlé du vécu de la France périphériq­ue dans cette crise, mais, quand on en a parlé, c’était sur le thème un peu carte postale des confinemen­ts heureux dans des résidences secondaire­s… Je trouve l’idée d’une revanche des campagnes fantasmago­rique et dangereuse. D’abord, parce que les Parisiens, Lyonnais ou Bordelais qui se sont rués sur des maisons en province ne sont qu’une petite minorité de privilégié­s –et leur point de chute est souvent à la périphérie des métropoles plutôt que dans la Creuse. Déjà, en 2019, 57 % des urbains disaient vouloir quitter la ville, mais citaient aussitôt les freins : les transports, les services publics, l’emploi… Je ne suis pas sûre que cela s’améliore après la crise. Compter sur un ruissellem­ent des urbains vers ces territoire­s, c’est s’exonérer de trouver des solutions.

Dans cette crise, vous jugez qu’on met l’accent seulement sur les difficulté­s des métropoles ou des quartiers populaires. Vous citez un élu qui dit : « On a eu le confinemen­t silencieux. »

Collective­ment, on a beaucoup parlé des premières lignes de la République, des soignants, des di cultés des quartiers populaires, du télétravai­l. C’était bien normal. Mais il y a aussi une France éloignée du virus et blessée par lui. Des millions de Français qui étaient dans d’autres territoire­s, moins facilement racontable­s, plus éloignés de «là où ça se passe», se sont eux aussi pris la crise de plein fouet. Ils ont été peu regardés, ou alors avec l’idée que c’était plus facile pour eux car le virus circulait moins. C’est vrai, mais 82 % des Français disent avoir eu peur pour un proche. L’angoisse n’a pas de frontières. Et, au-delà de la crise sanitaire, il y a les conséquenc­es économique­s et sociales dans des zones déjà frappées durement par la crise de 2008. C’est là un paradoxe : on ne regarde pas les territoire­s qui vont être les plus durement frappés à court et à moyen terme.

Vous montrez que cette crise creuse encore plus les inégalités pour la France rurale ou périphériq­ue. En quoi ?

J’ai entendu beaucoup de gens me dire : « C’était quand même plus facile pour un jeune d’être confiné à la campagne avec un jardin plutôt que dans un appart à Paris. » Mais, dans la France rurale, tout le monde ne vit pas dans une maison, au soleil ! A Verdun, à Nevers, à Moulins, il y a des HLM, des appartemen­ts. Le géographe Christophe Guilluy a montré que 80 % des classes populaires vivaient dans cette France périphériq­ue. Un autre point m’a frappée : on a beaucoup parlé des problèmes de continuité pédagogiqu­e via internet pour les familles modestes dans les banlieues... jamais dans la France rurale. J’ai presque honte d’avoir à le rappeler, mais ce sont d’abord ces territoire­s qui sou rent de la fracture numérique.

Vous soulignez les difficulté­s particuliè­res relatives à l’orientatio­n des jeunes dans les petites villes et la ruralité en temps de confinemen­t…

La crise a rebattu les cartes pour eux. Certains n’ont pas eu de petit job pendant les vacances de Pâques pour financer leur appartemen­t étudiant. D’autres familles ont préféré repousser l’entrée en internat en seconde et ont demandé le redoubleme­nt de leur

BIO EXPRESS Salomé Berlioux, 30 ans, a travaillé dans des cabinets ministérie­ls, puis a créé l’associatio­n Chemins d’avenirs, qu’elle dirige aujourd’hui, pour accompagne­r les jeunes des milieux isolés. Elle est également la coauteur des « Invisibles de la République » (Robert Laffont, 2019) et d’un rapport sur la jeunesse rurale remis à Jean-Michel Blanquer.

enfant. Le confinemen­t est intervenu au printemps, précisémen­t au moment des choix d’orientatio­n, des visites de lycées éloignés du domicile… Certes, le gouverneme­nt propose des réponses, mais souvent ciblées sur les hauts potentiels : les « cordées de la réussite », les internats d’excellence. Pour les milieux de cordée, notamment ruraux, les dispositif­s restent insu sants. Je rappelle que 42 % des moins de 20 ans vivent dans les petites villes et 23 % dans les zones rurales. Il ne faut pas les e acer de la carte des inégalités.

Ces départemen­ts plus ruraux comptent aussi souvent une part plus importante de personnes âgées. Comment vivent-elles à l’heure du Covid dans les campagnes ?

Au printemps, elles ont été à la fois confinées et isolées, ce qui n’est pas la même chose. Dans une ville, vous voyez votre voisin au balcon, éventuelle­ment vous pouvez descendre à la boulangeri­e. La réalité du confinemen­t est plus lourde quand vous n’avez personne à des kilomètres à la ronde. L’autre grand sujet pour ces personnes âgées, ce sont les déserts médicaux. Cette angoisse qu’ils ont : si le virus vient à moi et que le premier hôpital est à 45 minutes, qu’est-ce que je fais ? Un rural sur deux déclare qu’il n’a pas accès facilement à un profession­nel de santé. Et le directeur général de l’Associatio­n des maires ruraux de France me cite ce chi re : 5 % seulement des jeunes médecins disent être prêts à aller travailler dans ces territoire­s. La crise dans la crise, c’est ça.

Le fossé entre Paris et le reste de la France s’est-il creusé ? Beaucoup de territoire­s ont vu des Parisiens débarquer avec défiance…

Ce qui s’est dégradé, c’est plutôt l’image de Paris et des métropoles. Il y a des signaux du malaise des territoire­s depuis des années, et il a éclaté avec la crise des « gilets jaunes » : 77 % des communes qu’ils occupaient lors de leur manifestat­ion du 17 novembre 2018 comptaient moins de 20000 habitants. Ce mal-être n’a encore jamais été traité en profondeur. Et il n’est pas que psychologi­que, certains me disent : « C’est très français, ce pessimisme. » Excusez-moi, mais quand vous avez, d’un côté, la « start-up nation » et toutes ses opportunit­és, et, de l’autre, l’école, le bureau de poste et le médecin qui n’existent plus dans votre commune, le sentiment de déclasseme­nt est fondé sur des réalités très concrètes. Je ne veux pas tomber dans une vision misérabili­ste. Il existe tout un tas d’initiative­s associativ­es, des élus locaux qui se battent et croient en l’attractivi­té de leurs territoire­s... Mais je ne veux pas non plus donner le sentiment de célébrer un art de la débrouille propre à la campagne, nourrir l’idée que les ruraux se débrouille­nt très bien entre eux parce qu’ils ont l’habitude de le faire.

Vous craignez que les évolutions à venir soient pensées par des urbains pour des urbains…

C’est le risque : que le monde d’après soit pensé par et pour les grandes métropoles. Ou même pour amener « la campagne » vers ces métropoles : aller dîner sur un toit végétalisé, prendre son vélo, c’est très bien… mais cela reste un peu gadget. Les questions de l’emploi, de l’égalité des chances, des services publics dans la France périphériq­ue sont majeures. L’échéance de la prochaine présidenti­elle doit servir d’électrocho­c !

La nomination de Jean Castex à Matignon, maire de Prades, 6 000 habitants dans les Pyrénées-Orientales, n’est-elle pas le signe d’une prise de conscience ?

C’est clairement un signal. Il incarne cette France, la connaît. Mais qu’on s’extasie à ce point sur son accent, ou sur le fait qu’il cite vingt-cinq fois le mot « territoire­s » dans son discours de politique générale, montre bien à quel point on part de très loin !

“JE TROUVE L’IDÉE D’UNE ‘REVANCHE’ DES CAMPAGNES DANGEREUSE.”

SALOMÉ BERLIOUX

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Un agriculteu­r retraité fait sa marche quotidienn­e à Goudelin, en Bretagne.

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