Les bateaux se cachent pour mourir
Ces vingt dernières années, quatre navires sur cinq utilisés pour le transport maritime ont fini leur existence sur une plage d’Asie du Sud-Est, démontés en toute opacité. Un vrai scandale écologique
Camilla », c’était son nom, a bravé durant vingt-deux ans les mers de la planète. Un monstre d’acier long comme deux terrains de foot, qui a transporté de port en port des dizaines de milliers de « conteneurs », ces boîtes métalliques rectangulaires qu’il est ensuite très facile de charger sur un camion et devenues l’un des symboles de la mondialisation. Peut-être que « Camilla » a transporté votre jean, votre canapé ou votre ordinateur – au moins 80 % du commerce mondial transite par la mer. Enfin, « Camilla »…, on aurait pu l’appeler aussi « CCNI Anakena », « CSAV Livorno », « Camilla Rickmers » ou « NileDutch President ». Autant de patronymes bien réels pour le même engin. Car ce bateau a changé neuf fois de nom entre sa mise à l’eau, en 1996, et sa démolition, en 2018. Et six fois de « pavillon », le pays dans lequel le navire est enregistré et dont le droit s’applique à bord : le « Camilla » a ainsi été successivement allemand, luxembourgeois, allemand de nouveau avant d’être enregistré onze ans aux îles Marshall, à Gibraltar, puis enfin, avant son tout dernier voyage, aux Palaos, un archipel de Micronésie d’à peine 21 000 habitants.
Comme si les choses n’étaient pas su samment complexes pour perdre celui qui aurait eu l’étrange idée d’essayer de comprendre qui se cachait derrière le bateau, son propriétaire légal était une société immatriculée à Gibraltar avec ce seul navire pour actif, elle-même filiale d’une entreprise cette fois panaméenne et dotée d’une adresse postale en Grèce. Ouf ! Face à cet entrelacs de sociétés, de paradis fiscaux et de pavillons de complaisance donnés par des micro-Etats à la législation au mieux très souple, tout pourrait laisser penser que le « Camilla » a été utilisé par des pirates des temps modernes, du calibre du sulfureux businessman russe qui exploitait le bateau-poubelle moldave dont la cargaison de nitrate d’ammonium a provoqué l’explosion de Beyrouth en août dernier. Eh bien même pas ! Car le « Camilla », tout au long de sa vie, a été exploité par les plus grands armateurs mondiaux. Comme le leader mondial du secteur, le danois Maersk, et le japonais MOL. Ou encore, durant cinq mois en 2018, par le géant français du transport maritime CMA CGM, fierté du capitalisme hexagonal avec ses 30 milliards de dollars de chi re d’a aires et dont la Banque publique d’Investissement détient 6 % du capital. Juste avant que le « Camilla » ne finisse échoué, en novembre 2018, sur une plage du Bangladesh, pour être démoli dans les pires conditions qui soient.
INDE, PAKISTAN, BANGLADESH
« Lors des vingt dernières années, 80 % des bateaux de marine marchande de grande taille envoyés à la casse ont été démembrés sur une plage d’Asie du Sud-Est. En Inde, au Pakistan, et surtout au Bangladesh », résume Guillaume Vuillemey, chercheur à HEC, qui vient de compiler un nombre colossal de données historiques sur le transport maritime ces vingt dernières années. Les conclusions de son étude sont e arantes. « C’est un monde très secret, où les coûts sont toujours plus tirés vers le bas et la responsabilité des armateurs sans cesse diluée pour limiter les dommages, si jamais ils venaient à connaître un sinistre. »
A Chittagong, au Bangladesh, où le « Camilla » a fini sa vie, démonter un navire coûte infiniment moins cher que dans la cale sèche d’un chantier naval occidental : l’équipage laisse le bateau s’échouer sur la plage à marée haute – les spécialistes parlent de beaching –, avant que des travailleurs locaux ne viennent, à marée basse, en découper des bouts pour les recycler
sur le marché local. Le problème, c’est que ces navires sont souvent bourrés d’amiante, de PCB (ces produits chimiques hautement cancérigènes), mais aussi de métaux lourds, de peinture au plomb, et de quantité d’hydrocarbures dans les réservoirs, les moteurs ou les systèmes de canalisation. Autant de produits toxiques qui se retrouvent dans le sol. Ou que la marée haute finit par emporter. Tout cela réalisé dans des conditions de travail plus que sommaires. « Au moins 400 personnes sont mortes ces dix dernières années en Inde, au Pakistan et au Bangladesh sur des chantiers de démolition navale, raconte Nicola Mulinaris, de l’ONG bruxelloise Shipbreaking Platform, spécialisée sur le sujet. C’est considéré comme l’un des métiers les plus dangereux du monde par l’Organisation internationale du travail. »
En 2016, au moins 39 Pakistanais sont ainsi morts dans l’explosion du supertanker encore bourré de pétrole qu’ils étaient en train de découper sur la plage de Gadani, où les travailleurs sont souvent des réfugiés de l’intérieur, venus de la frontière afghane. Et au Bangladesh, où le « Camilla » a été découpé, des universitaires locaux ont estimé que 13 % des ouvriers des chantiers navals de Chittagong étaient des enfants. Mais tout a été prévu pour qu’en cas de problème, pollution gravissime ou accident mortel, les propriétaires de bateaux soient à l’abri de poursuites. Le chercheur Guillaume Vuillemey a ainsi mis en lumière, grâce à ses données, que 60 % des grands navires partant à la casse changeaient de propriétaire juste avant leur dernier voyage, chose qui n’existait absolument pas voilà quinze ans : les bateaux sont en fait cédés à ce moment-là à des sociétés spécialisées baptisées cash buyers, qui se chargent elles-mêmes de les vendre au poids aux chantiers navals indiens, pakistanais ou bangladais.
CHANGEMENTS DE PAVILLON
Des intermédiaires bien pratiques pour se dédouaner par la suite de toute responsabilité en cas de souci : ce n’est pas moi, c’est le cash buyer… D’autant qu’à ce moment-là, les bateaux changent bien souvent de pavillon pour adopter le drapeau des pays les plus laxistes sur le sujet du recyclage des navires : l’archipel des Palaos, les Comores ou Saint-Kitts-etNevis. « Il su t d’un e-mail et de quelques milliers de dollars pour qu’en moins de 24 heures vous ayez un nouveau lieu d’immatriculation », raconte Nicola Mulinaris, de Shipbreaking Platform. Des changements de pavillon que l’industrie du transport maritime maîtrise parfaitement, et pas seulement pour la fin de vie
des bateaux. « Aujourd’hui, selon mes calculs, 82,3% du tonnage global des navires porte-conteneurs est enregistré sous un pavillon de complaisance », contre à peine 19,6 % en 1980, souligne Guillaume Vuillemey. De quoi, encore une fois, limiter les risques encourus en cas de soucis, tout en réduisant les impôts payés à des niveaux plancher…
« Nous, nous sommes à l’inverse convaincus que l’industrie du transport maritime mute profondément dans le sens d’une plus grande responsabilité sociale et environnementale. » Voilà ce qu’on explique en haut lieu chez CMA CGM quand on interroge l’armateur français sur les dérives constatées dans le secteur. Et le groupe de mettre en avant la mise à l’eau de son premier porte-conteneurs à propulsion au gaz naturel liquéfié, bien moins émetteur de dioxyde de carbone (CO2) que la motorisation traditionnelle au fioul lourd – le transport maritime est à l’origine de 3 % des émissions mondiales de gaz à e et de serre, presque autant que l’aviation. Chez CMA CGM, on explique aussi que 60 % de ses 189 navires en propriété arborent un pavillon européen (français, portugais ou maltais) et que les autres sont enregistrés sous des latitudes respectables. Le problème, c’est qu’en moyenne CMA CGM exploite quelque 500 navires sur les mers du monde et donc, pour compléter sa flotte, en loue plus de 300 à d’autres armateurs. Des bateaux comme le « Camilla », qui peuvent finir leur existence sur une plage du Bangladesh et qui sont très souvent logés par leur propriétaire réel dans une filiale où c’est le seul actif – 90 % des sociétés possédant des bateaux de marine marchande n’en ont qu’un seul… « Grâce à ce système, en cas de sinistre, les dédommagements ne pourront pas dépasser les faibles moyens de la filiale », estime Guillaume Vuillemey.
Reste que même avec ses bateaux en pleine propriété, CMA CGM n’est pas forcément exemplaire. Ainsi de l’histoire d’un de ses navires baptisé en fin de vie « Singapore » et parti à la casse en août 2019 sur la plage indienne d’Alang. Dans sa brochure de papier glacé consacrée à sa politique de développement durable, CMA CGM explique avoir « le plus haut niveau d’exigence pour la déconstruction des navires » et faire appel « aux chantiers de démantèlement a chant les standards exigés par la convention de Hongkong en matière de santé, sécurité et environnement », un traité international signé en 2009 sous l’égide de l’ONU, fustigé par quantité d’ONG pour son manque d’ambition (pas d’interdiction du beaching) et pas su samment ratifié par des Etats à ce jour pour entrer en vigueur. Et l’armateur français d’expliquer qu’il « audite lui-même ces chantiers » et « fait appel à un organisme tiers pour suivre quotidiennement leur déroulement ».
“LISTE BLANCHE”
Ce que CMA CGM ne dit pas dans sa brochure, c’est que pour la démolition du « Singapore » – l’un des trois navires en propriété que le groupe a envoyés à la casse en 2019 –, la société a utilisé les services d’un cash buyer anglais, qui est devenu le propriétaire légal du bateau juste avant sa démolition : sans surprise, à ce moment-là, le porte-conteneurs a été doté du pavillon des Palaos… Ce que CMA CGM ne dit pas non plus dans sa brochure, c’est que le «Singapore» avait encore en décembre 2018 un pavillon maltais et que, ce mois-là, le groupe l’a enregistré non plus en Europe, mais au Liberia. Or le 1er janvier
82,3 % DU TONNAGE DES PORTE CONTENEURS EST ENREGIS TRÉ SOUS PAVILLON DE COMPLAI SANCE.”
GUILLAUME VUILLEMEY, CHERCHEUR
2019, une nouvelle réglementation européenne entrait en vigueur et oblige désormais les navires ayant le pavillon d’un des Etats membres de l’Union d’être démolis dans un des chantiers navals certifiés par Bruxelles – cette « liste blanche » compte aujourd’hui 41 sites en Europe, aux Etats-Unis et en Turquie.
Les plus modernes des chantiers navals indiens d’Alang, comme celui où CMA CGM a envoyé le « Singapore », ont bien tenté d’obtenir la certification leur permettant d’intégrer la liste européenne, mais en vain jusqu’ici : les auditeurs ont trouvé que la gestion des produits toxiques était encore trop lâche, jugé les hôpitaux locaux trop loin et pas suffisamment équipés, et constaté des dommages environnementaux. « Jusqu’ici, le coût social et environnemental du secteur a été externalisé pour obtenir les prix de transport les plus bas et favoriser l’explosion des échanges commerciaux, conclut Guillaume Vuillemey, d’HEC. Si ces coûts-là étaient intégrés, c’est le concept même de mondialisation qui s’en trouverait interrogé. »
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