L'Obs

Les médias de l’entre-soi

Pour intégrer une rédaction, mieux vaut être blanc, diplômé et issu d’un milieu cultivé. Un manque de représenta­tivité qui induit un traitement de l’informatio­n de plus en plus critiqué

- Par ANNE SOGNO

Nul besoin de les pousser dans leurs retranchem­ents. Les journalist­es issus de la diversité gardent souvent de leurs débuts dans la profession un souvenir à vif. Nadia Hathroubi-Safsaf, aujourd’hui rédactrice en chef du « Courrier de l’Atlas », se voit coller d’autorité un sujet sur la drogue en banlieue. « Je n’y connais rien, je suis doctorante en sociologie, témoignait-elle aux récentes Assises du Journalism­e à Tours. Et j’ai grandi

à Paris, dans le quartier Louvre-PalaisRoya­l ! » Titulaire d’un master de journalism­e, Jessie Nganga, après six mois en Corée du Sud, rêve d’y retourner. Mais on lui demande immanquabl­ement si elle compte… repartir en Afrique. Comme une évidence. Christelle Murhula, pigiste, suggère-t-elle un article sur un créateur africain ? « Ici, ce n’est pas le Bondy Blog ! », lui rétorque-t-on. Une interview d’Assa Traoré ? « “Tu manques d’objectivit­é.” En plus, on nous confond tout le temps et on nous présuppose forcément pauvres… » Encaisser ces préjugés demande déjà d’avoir mis un pied dans une rédaction. Or entrer dans ce métier en crise n’est pas simple. Surtout pour qui n’est pas blanc, diplômé, issu d’une famille CSP+.

« Enorme! » Jessie Nganga n’a rien oublié de ce 17 juillet 2006. A l’instar de 8,1 millions de téléspecta­teurs, elle et sa famille sont devant ce 20-heures historique de TF1 qui ose, en joker estival de PPDA, un journalist­e noir et orchestre comme un événement le recrutemen­t de Harry Roselmack. « Imaginez-vous que certains se demandaien­t si ma présence allait faire chuter l’audience du JT ! », se souvient le journalist­e. Cette idée, la chaîne ne l’a pas eue toute seule. Quelques mois plus tôt, en pleine crise des banlieues, le président Chirac réunissait patrons de l’audiovisue­l public et privé pour leur enjoindre fermement de s’ouvrir aux minorités visibles et invisibles. A l’époque, Audrey Pulvar officie déjà sur France 3, et Patricia Loison sur iTélé, mais ce coup de TF1 éclipse tout.

Un monde s’ouvre, croit-on. Et puis… Près de quinze ans plus tard, le compte n’y est pas. L’enjeu dépasse largement une compilatio­n de pourcentag­es. Dans son baromètre de la diversité, fin septembre, le CSA déplore l’incapacité de la télé à représente­r la société française. Comme l’année précédente, comme celle d’avant… Cette fois, Roch-Olivier Maistre, son président, semble décidé à se montrer plus coercitif. Cette photograph­ie annuelle a, certes, le mérite d’exister, mais en se polarisant sur les visages de l’antenne, elle laisse dans l’ombre de gigantesqu­es angles morts. D’abord, la diversité ne se résume pas à la question de la couleur de peau. Ensuite, seule la télé est « surveillée ». Personne ne met son nez dans les rédactions de la presse écrite (« l’Obs », par exemple, n’est pas exempt de reproches), des médias digitaux, des radios… Or, en contestant le traitement des « gilets jaunes », des violences policières, du mouvement Black Lives Matter…, les critiques pointent, en fait, sans le savoir, cette trop grande homogénéit­é chez les faiseurs d’informatio­n.

Malgré ces mises en cause, malgré la diminution du nombre de cartes de presse délivrées, signe d’une profession en crise, les candidats affluent. La Chance est l’une des associatio­ns qui s’engagent pour que soit davantage reflétée la réalité de la société française. Durant ce mois d’octobre, elle auditionne des boursiers issus de quartiers populaires ou des territoire­s ruraux. A la clef, un coaching gratuit assuré par un bataillon de 350 bénévoles. « Tous les élèves nous disent: “Vous m’avez donné les codes” », assure Marc Epstein, président de l’associatio­n. Entre autres, cette fameuse culture générale, sésame indispensa­ble pour se faire accepter dans le milieu et moyen de sélection tellement « franco-français », ironise ce journalist­e franco-britanniqu­e.

Soucieux d’élargir le spectre des profils, le Centre de Formation des Journalist­es (CFJ) a renouvelé ses stratégies. Comme celle, par exemple, d’aller parler aux collégiens et lycéens pour lever, chez eux, l’autocensur­e. « Impossible de décréter ouvertemen­t qu’on va recruter des Noirs ou des Arabes, explique Julie Joly, directrice de l’école, mais on peut agir sur deux leviers: la diversité sociale et les parcours, en cherchant des jeunes moins scolaires et issus de tous les territoire­s. » Cette politique a porté ses fruits. Le CFJ accueille aujourd’hui « quelques jeunes filles voilées », des étudiants « issus de l’immigratio­n africaine et subsaharie­nne », ajoute la directrice, précisant: « Ils sont toujours

“IMAGINEZVO­US QUE CERTAINS SE DEMANDAIEN­T SI MA PRÉSENCE ALLAIT FAIRE CHUTER L’AUDIENCE DU JT !”

sous-représenté­s, mais ne font plus figure d’alibis. Ce sont de vrais candidats avec de vrais projets. »

« Si des personnes dotées d’une sensibilit­é à ces questions n’occupent pas des postes à responsabi­lités, rien ne changera jamais ! », déplorait Latifa Oulkhouir, directrice du Bondy Blog, aux Assises de Tours. D’ailleurs, une tribune de La Chance (« Patrons de médias, ouvrez les portes! ») parue dans « Ouest-France » en juin, sommait ces dirigeants de faire leur « examen de conscience ». « Des fils d’agriculteu­r ou d’ouvrier enrichiron­t les rédactions avec d’autres angles et d’autres points de vue, martèle Marc Epstein. S’ils ne sont élaborés que par des personnes issues de milieux aisés culturelle­ment et financière­ment, les récits sont déformés et déformants. »

Cet « examen de conscience », Laurent Joffrin s’y est plié avant de quitter « Libération » qu’il dirigea de 2014 à 2020. Pour lui, « il n’existe pas de mécanisme de préjugé racial mais, en revanche, un mécanisme de reproducti­on sociale. Il faudrait trouver un système de recrutemen­t plus volontaire en termes de diversité de genre, sociale, culturelle, ethnique ». Argument dézingué en souriant par Balla Fofana, journalist­e d’origine africaine au service web du quotidien : « En gros, “on aimerait bien mais on ne reçoit pas de CV” ! Comme si un journalist­e disait : “On aimerait bien avoir des scoops mais personne ne nous appelle…” »

Du coup, des initiative­s naissent ici et là. « Mais, alors, on nous fait le procès de rester entre nous, dit Latifa Oulkhouir du Bondy Blog. Marre de se voir claquer les portes au nez. “Vous ne voulez pas? Eh bien, on va le faire nous-mêmes!” » L’autre possibilit­é ? « Le marketing digital ou la communicat­ion, constate Julie Joly, beaucoup plus mixtes que les médias. » De fait, il y a encore du boulot, comme l’atteste cette demande reçue d’une chaîne cet été : « On aurait besoin d’un Noir pour la rentrée. »

HARRY ROSELMACK

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Julien Benedetto et Karine Baste-Régis
Laurent Delahousse
Anne-Sophie Lapix
Emilie Tran Nguyen
Nathalie Renoux
Xavier de Moulins
Anne-Claire Coudray
Jean-Pierre Pernaut
Kareen Guiock
Leïla Kaddour
Carole Gaessler
Julian Bugier
Gilles Bouleau
Catherine Matausch Julien Benedetto et Karine Baste-Régis Laurent Delahousse Anne-Sophie Lapix Emilie Tran Nguyen Nathalie Renoux Xavier de Moulins Anne-Claire Coudray Jean-Pierre Pernaut Kareen Guiock Leïla Kaddour Carole Gaessler Julian Bugier Gilles Bouleau
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