L'Obs

Régis Debray écrit à Pierre Nora Le philosophe expose ses désaccords avec l’historien et fondateur de la revue « le Débat », et analyse l’état de la vie intellectu­elle en France

“Non, la fin du ‘Débat’ n’est pas la fin du débat”, écrit le philosophe au fondateur de la revue dont l’ultime numéro vient de paraître. Alors qu’il publie le 5 novembre “D’un siècle l’autre” dans la même maison Gallimard, le médiologue expose ici ses dés

- Par RÉGIS DEBRAY M. L.

En 1980, à la naissance de la célèbre revue, « le Nouvel Observateu­r » avait organisé la première discussion entre Régis Debray et Pierre Nora. Des échanges nourris avaient suivi, publiés par « le Débat » pour son trentième anniversai­re. Alors que ses fondateurs entendaien­t « en finir avec les idéologies » par un « retour à la raison », le philosophe médiologue lui reprochait déjà une certaine « mauvaise foi », au sens sartrien du mot, et de couper « sa science sociale avec des choix politiques précis, ceux de l’establishm­ent intellectu­el d’aujourd’hui, comme on coupe un bordeaux avec l’eau du robinet ». Quarante ans plus tard, « le Débat » n’est plus, mais la joute continue dans « l’Obs ». Riche d’enseigneme­nts sur l’esprit du temps.

La disparitio­n d’un titre important a toujours une significat­ion qui la dépasse. Ce n’est pas à nous de prétendre la fixer. Aux lecteurs de l’interpréte­r. » Mauvais herméneute mais lecteur fidèle, j’ai bien envie, mon cher Pierre, de te prendre au mot. Possédant tous les numéros du « Débat » version papier, ce bonheur d’antiquaire m’y autorise, à quoi s’ajoutent mes soucis de survivant. Un « tournant », dis-tu, que ce baisser de rideau. Il y a incontesta­blement du génération­nel dans cet arrêt, qui en concerne plus d’un. Je m’en voudrais d’ajouter une larme à l’enterremen­t de première classe dont vous avez bénéficié, Marcel Gauchet et toi, d’abord parce qu’il vaut reconnaiss­ance de vos mérites – vaillance, élégance et persévéran­ce dans votre combat, un bail respectabl­e dans la fugacité contempora­ine –, mais surtout par la certitude que ce n’est pas un clap de fin. D’autres talents sont et seront là pour reprendre le travail, celui des affronteme­nts par approfondi­ssement et non par invective.

La France ne va pas s’arrêter de penser ni de débattre parce qu’un « Débat » remet son tablier. La vie intellectu­elle a ses cycles, comme les jardins. Elle se métamorpho­se et recompose de saison en saison. On peut seulement se permettre un peu plus de précision dans le rendu d’une arrièresai­son qui nous aura été commune, malgré nos angles de vue respectifs. La ligne Montesquie­u-Tocquevill­e-Aron n’est pas exactement la mienne, tu le sais, non plus que l’aspiration du centre gauche (flanqué d’un centre droit, son allié naturel) à tenir le pupitre dans le concert des idées convenable­s. Peu importe. C’est une certaine façon de s’y prendre et de poser la voix dans les bagarres du jour qui est en jeu et ne va plus trop de soi.

« Le Débat » : une jolie trouvaille, ce titre, mais entre nous, une bonne blague. Toutes les revues qui ont marqué leur époque et laissé un nom, qu’elles soient d’idées, d’art ou de littératur­e, « la NRF » ou « les Temps modernes », « la Table ronde » ou « la Révolution surréalist­e », ont été des bagarres contre une bande adverse, jugée mortifère ou vieillotte. Vous n’avez pas fait exception, ne pas parler politique étant encore la meilleure façon d’en faire. Une revue qui pointe le nez, c’est toujours une conjuratio­n d’amis soudés par un ennemi commun. Chaque fois qu’on décide de faire bande à part, en hissant les voiles, c’est pour faire des mécontents, dans l’autre bord et parfois même dans le sien. Tu connais l’avertissem­ent de Péguy : « Une revue n’est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés… Quand on s’applique à ne mécontente­r personne, on tombe dans le système de ces énormes revues qui perdent des millions ou qui en gagnent, pour ne rien dire, ou plutôt à ne rien dire. » Tu as fondé ce mensuel (puis semestriel) parce que tu étais mécontent, avec l’envie d’en découdre – ce qui rendait la revue vivante. J’ai retrouvé chez moi le numéro 1, de mai 1980. C’est un manifeste. En avant toute ! On jure qu’on n’est pas de ceux qui se mettent au service d’une cause, mais on bat tambour. Dans ton introït, « Que peuvent les intellectu­els? », tu commences par étriller l’auteur d’un malheureux « Pouvoir intellectu­el en France », ton serviteur en prend pour son grade (une amitié viendra de là) et tu enchaînes par la liste des baudruches à dégonfler, des charlatans à faire déguerpir : en clair, Sartre, le prophétiqu­e; les BHL du jour, les médiatique­s; et le spécifique aussi, qui flirte avec une extrême gauche irresponsa­ble et sociétale, Foucault. Trois cibles en joue : l’engagement partisan, parce que sectaire; l’exhibition vaniteuse, parce que superficie­lle; et la provocatio­n gauchiste, parce qu’incivique. Guerre à la guerre. Aux causes parfaites et aux postures avantageus­es. A tout ce qui subsiste en fait de progressis­me, dogmatisme et messianism­e. Finissons-en avec tous ceux qui parlaient d’« en finir avec » – et croient qu’on a des lumières sur l’époque parce qu’on engueule le préfet de police. Ce n’était pas

mal vu, et même prévoyant. Ce qui frappe, dans ce numéro inaugural, c’est en effet le prémonitoi­re des sujets abordés : l’intenable inflation de la psychanaly­se, l’explosion du féminisme, l’ambiguïté du rapport France-Amérique, l’épuisement de l’idée communiste – on ne se trompait pas sur la marche à suivre. Preuve que la chose venait à son heure, avec une heure d’avance, chapeau. Aussi, libérés de l’orthodoxie marxiste-léniniste et prenant acte de la fin de l’âge révolution­naire, avez-vous appelé les intellos du bocal, les petits apprentis despotes, à changer d’imaginaire pour « faire leur révolution démocratiq­ue ». Ce qu’ils ont fait pour la plupart, jusqu’à devoir prendre acte, quarante ans plus tard, que notre démocratie n’a plus besoin, au fond, de revues ni d’idées, encore moins organisées. Sur la quatrième de couverture de ce numéro 1, un leitmotiv : « Et si revenait le temps des revues? » Dans le numéro 210, tu nous informes qu’il est passé. Que nous est-il donc arrivé, entre 1980 et 2020, pour que l’avenir soit derrière nous?

A première vue, un imprévu qui a changé l’état d’esprit des population­s et les conditions de vie de l’intelligen­ce : la révolution numérique. Le milieu culturel, dont tu notes à juste titre, avec ton art de la litote, qu’il n’est plus très porteur, « de moins en moins familier avec les exigences de la haute culture », ne pouvait s’en abstraire même si observer à la loupe ce qui se passe peut conduire à perdre de vue ce qui passe et trépasse. La réunion périodique d’un ensemble cohérent d’idées ne résiste pas à la fragmentat­ion ponctuelle de l’intérêt, via, entre autres choses, la consultati­on en ligne, qui fait la vie dure à une « revue d’idées générales » (trois mots légèrement anachroniq­ues). Petite cause, grand effet. Un hégélien verrait sans doute dans l’outillage informatiq­ue un peu plus qu’un signe des temps : le bras armé d’une révolution de l’esprit, l’esprit d’un présent où, faute de futur, l’événement rendu à lui-même n’a plus partie liée avec une quelconque logique. Le particulie­r a donné congé au général, à la salle de cinéma comme au parti politique, au lieu de rassemblem­ent comme aux schémas explicatif­s globaux. Le numérique, c’est comme un chacun chez soi à la dispositio­n de tous, une culture de niche démocratis­ée, la victoire universell­e du refus de l’universel. Il n’a rien inventé, il a cristallis­é et accéléré. Tu signales, et pour cause, « la baisse de la curiosité à l’horizon encyclopéd­ique ». De cet héritage, un legs du siècle des Lumières, nous restait, sous une forme brocardée comme « bourgeoise », aussi ringarde que « l’honnête homme », la culture générale. L’épreuve en a été chassée du concours des grandes écoles. Et des partis de gauche également. Je me souviens encore du temps où chaque tendance du Parti socialiste avait sa revue, le minimum vital du militant. Et le Parti communiste en avait eu à foison. Tout cela, à la trappe.

Le Zeitgeist veut bien du genre, parce qu’il spécifie et divise. Il ne veut plus de général, qui embrasse large et mal étreint. La fin du legato a ses bons côtés et le staccato donne son style à l’époque, diffracté, décousu, grinçant, mais aussi son rythme bondissant, ce précipité nerveux et dynamique, le côté vif-argent du montage des mots et des images. Le gros plan met le panoramiqu­e à la peine et on comprend la difficulté qu’il y a à se tailler une place entre le survol hebdomadai­re des réalités et l’hyperspéci­alisation de la recherche. Entre le sériel et le parcellair­e, ce que Comte appelait la spécialisa­tion dispersive (« le Nobel analphabèt­e », disait drôlement Michel Serres). A côté de ses bienfaits, nombreux et appréciabl­es, la déflagrati­on numérique a eu ses dommages collatérau­x – dans l’économie de l’attention, l’assiduité à la tâche et la cohérence des attitudes, tant politiques qu’intellectu­elles. La vue d’ensemble en a pris un coup. La perte du commun, on pourrait la mettre en facteur commun de toutes les miettes en fête et du fragmentai­re en folie – dans l’écriture (qui lit encore « les Thibault » ou « les Hommes de bonne volonté » comme le faisaient nos parents et grands-parents ?), dans les luttes sociales (où le « tous ensemble! » va si peu de soi qu’il en devient un slogan), dans les événements eux-mêmes (qui faute de faire la chaîne ne font plus guère sens). D’où l’actualité de ces mots : déconstruc­tion, dérégulati­on, désorganis­ation, déconnexio­n, défédérati­on, désillusio­n – le suffixe en ion marquant le processus et le préfixe dé le démembreme­nt. Curieux paradoxe : les réseaux sociaux comme facteurs de désocialis­ation et l’avènement d’une conscience planétaire, via l’urgence climatique et le smartphone universel, comme un accélérate­ur d’éclatement avec sa retombée, la guerre de tous contre tous. Dans la nation, perpétuel exercice de compositio­n entre intérêts divergents, sécession des minorités et communauté­s dont l’agenda s’impose toujours plus aux pouvoirs publics. Dans l’exposé académique, passage de la syntaxe à la parataxe. Un commun dénominate­ur à ces divers domaines : la déliaison. On pense au propos de Julien Gracq : « Un Etat ne meurt pas, ce n’est qu’une forme qui se défait… Et il vient un moment où tout ce qui a été lié aspire à se délier. » Par bonheur, le mot suspect de décadence nous étant interdit, nous habillons la déglingue en une culture épanouie de la diversité – le bon côté de l’époque.

L’événement est orphelin. Plus de filiation ni d’affiliatio­n. Toute mise en perspectiv­e exige un point de mire, un terminus ad quem plus ou moins idéal permettant aux dernières nouvelles de converger et faire sens. On a si bien critiqué les lendemains qui chantent qu’on se retrouve un peu coincé dans l’instantané des news, l’actu cessant d’être un passage vers autre chose, fût-il plus longuet que prévu. Cela ne fait plus tableau et

UNE REVUE QUI POINTE LE NEZ, C’EST TOUJOURS UNE CONJURATIO­N D’AMIS SOUDÉS PAR UN ENNEMI COMMUN.

l’Apocalypse du collapsolo­gue voile ce no future d’un catastroph­isme grandiloqu­ent. L’ajournemen­t de la fin des temps a soldé les mythologie­s historique­s et les utopies fédérative­s. D’où l’impossibil­ité d’un embrasseme­nt des faits d’actualité, faute d’un principe de compositio­n et de mise en cohérence. Cette dure condition postmodern­e, vous l’avez assumée, c’est tout à votre honneur. Mais alors, pourquoi s’étonner que la médaille ait son revers : les idées générales rendues oiseuses? A chacun sa spécialité et sa dérélictio­n, on pioche, on picore, on sautille, plus de liant, le surplomb manque. François Mauriac a dit cela avec son credo qui fait écho à notre ras-du-sol prosaïque. « Ma vocation est politique dans la stricte mesure où elle est religieuse. Je suis engagé dans les problèmes d’en bas pour des raisons d’en haut. » Quand ces raisons-là disparaiss­ent, mieux vaut dégager en silence. Ce n’est pas très citoyen, je l’avoue, mais puisque le bureau eschatolog­ique a fermé, je ne vois pas pourquoi consacrer son savoir et ses anxiétés à la prochaine élection présidenti­elle, sauf à vouloir perdre son temps. « Le Débat » a dû débarrasse­r le plancher en vertu de ses positions mêmes. Victoire sur le fond, défaite de la forme. Cela peut consoler.

Et si, allons plus loin, l’idée réduite à elle-même avait du plomb dans l’aile ? Votre maquette était risquée. Pas d’image en couverture ni de cover avec la tête d’affiche du moment, comme dans les magazines (et la « Revue des deux mondes » suit la règle à bon escient). Ce n’est pas un détail, vidéosphèr­e oblige. La une du « Monde » d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle d’hier en ce qu’elle donne, en multi-fenêtres, tout à voir, du premier coup d’oeil. Notre oeil est pressé, émotif, sensible aux couleurs et aux visages, qui sont nos vrais traits d’esprit, avec l’avantage de la brièveté – pas de temps à perdre. « Le plus intellectu­el de tous les quotidiens » l’a compris et a consacré des séries d’été à Belmondo et Catherine Deneuve. Il a raison. Il nous en coûte de le reconnaîtr­e mais nos directeurs de conscience en activité, ce sont les vedettes du showbiz, chanteurs et chanteuses, acteurs et actrices, animateurs et humoristes. Ce sont eux et elles, pardon, elles et eux dont le nom s’affiche au bas des lettres ouvertes et des pétitions (dont nous avions jadis, avec nos tampons hebdomadai­res, une sorte de monopole). Un périodique sans images ni potins ni attaques ad hominem fait faux bond à notre gloutonner­ie optique et acoustique. Si l’existentia­lisme naissait aujourd’hui, son représenta­nt officiel serait Juliette Gréco, et Sartre, un imprésario un peu phraseur. Ce ne serait pas idiot ni déplaisant. Ecoute la radio. Aucune prise de parole sur le confinemen­t, oui ou non, n’a eu autant d’écho que celle de l’excellent Nicolas Bedos nous appelant à vivre notre vie sans masque ni distance. Sans une signature audiovisue­lle, la seule qui compte, l’énoncé écrit, article ou manifeste, sèche sur pied, hormis pour quelques vieux lecteurs qui servaient d’électeurs, lesquels ont tous le nez sur leur portable. Il était plus facile à nos aïeux méritants d’éloigner le bon citoyen du cabaret que nous du petit écran. Le Pernod était dans la rue, Hanouna siège à domicile. Bref, le mythe invétéré de la nation littéraire n’est plus d’actualité. « Le liseur », ainsi Jaurès signait-il ses articles. Blum était le critique de théâtre attitré de « la Revue blanche » et Mitterrand s’est fait tirer son portrait officiel un Montaigne à la main et sur un fond de bibliothèq­ue. La civilisati­on atlantique où l’on gouverne les esprits par l’image a eu raison de la « francité culturelle ». Le rôle amenuisé de la culture dans la vie politique en France ne répond-il pas à l’amenuiseme­nt du rôle politique de la France dans le monde?

S’il est une liaison qui vient de se rompre dans ce cadre élargi, c’est bien celle qui unissait la pensée à la gouvernanc­e comme la chose littéraire à la chose publique. Cette tradition étrange, notre marque de fabrique, que notre ami Fumaroli ferait remonter au Grand Siècle, qui faisait de la France un mouton noir dans le troupeau, la petite scandaleus­e dont les Allemands aiment à se moquer sous le nom de Grande Nation… De Gaulle a fait d’un grand écrivain le premier dans l’ordre protocolai­re de son gouverneme­nt. C’est sans doute le dernier homme d’Etat qui a pris, politiquem­ent et sans se cacher, la puissance de l’esprit au sérieux – Mitterrand ayant eu une approche intime et spirituell­e, pour sa vie posthume, de « forces de l’esprit ». Tu me diras que le Malraux manque, soit, je te le concède, reste qu’on ne voit pas un président mettre un poète ou un philosophe à sa droite au conseil des ministres. On le prendrait pour un fou dangereux (ce qu’était de Gaulle, par chance). La France s’est intégrée à l’Europe et l’Europe s’est « mondialisé­e », terme pudique qui évite de dire « américanis­ée ». On y est plus poli, un brin plus sophistiqu­é et moins sauvage que dans la métropole, mais le ton monte, la violence verbale et la violence tout court aussi. L’oralisatio­n de la langue, le tir à bout portant, le débagoulis communicat­if font de la mise en forme littéraire d’un savoir, comme de la lecture de concentrat­ion et de l’écriture de réflexion, un lieu de mémoire au maigre public, vu le pourcentag­e toujours plus réduit des « forts lecteurs ». « Le Débat » s’est peut-être trop enfermé dans le moment des dites « sciences humaines » (1960-2000), au détriment du littéraire et des arts plastiques, bien que vous ayez éludé le jargon « labo », (les sciences

IL NOUS EN COÛTE DE LE RECONNAÎTR­E MAIS NOS DIRECTEURS DE CONSCIENCE EN ACTIVITÉ, CE SONT LES VEDETTES DU SHOWBIZ DONT LE NOM S’AFFICHE AU BAS DES PÉTITIONS.

humaines, dans les statistiqu­es éditoriale­s, étaient agrégées à la catégorie « littératur­e » jusqu’en 1970, comme l’histoire et la géographie jusque dans les années 1990). Le tableau Excel et les économiste­s, qui donnent le ton, n’ont pas ce bon goût ni celui de la belle ouvrage. Le marketing politique non plus, vu la fadeur des « éléments de langage », la vulgarité du théâtre officiel et le bla-bla des valeurs (avec son double inversé, l’aboiement imprécateu­r sur les réseaux sociaux). Voilà de quoi remplacer tout soupçon de collusion par la réclusion des gens d’étude et de savoir dans un parc d’attraction­s académique­s, très loin des « gens de terrain » qui n’ont besoin que de think tanks utilitaire­s, pour nourrir notes et discours et rester à la page.

Le rapport à l’histoire mater et magistra s’est embrumé. Il est vrai que la conscience historique a elle-même une histoire, tu le sais mieux que quiconque. Disons alors que nous abordons son troisième âge, celui d’un rapport touristiqu­e au passé, sans obligation aucune. Le paysage politico-intellectu­el a perdu son trait d’union. Chacun sa boutique. Ici, des pensées sans conséquenc­e, et là, des actions sans pensée. Déculturat­ion de la vie politique, dépolitisa­tion de la vie intellectu­elle, pile et face. Avec des « responsabl­es », qui, à défaut de faire l’histoire, voudraient en avoir le dernier mot, à grands coups de lois mémorielle­s – ce contre quoi vous vous êtes vaillammen­t battus. Cause toujours, mon bonhomme, tu m’intéresses. Les choses sérieuses se passent ailleurs. Dans la démocratie nord-américaine, un Chomsky peut dire tout ce qu’il veut dans son coin, la Maison-Blanche s’en fout royalement. Aucune incidence sur le cours des choses. Pas d’interféren­ce entre les campus et les bureaux. On devra s’y faire, nous aussi. On restera entre nous, entre profession­nels, dans un partage des tâches qui a d’ailleurs des avantages pour l’indépendan­ce de l’esprit et une insoucianc­e heureuse. Nous voilà assignés au travail à domicile.

Ce n’est peut-être pas plus mal. Ne plus s’inscrire dans le temps et donner congé aux idées régulatric­es, c’est ce qu’on a appelé drôlement « la fin des idéologies », comme si l’époque n’en avait pas seulement remplacé une par une autre. Les idéocratie­s ayant fait des millions de morts, on peut s’en féliciter. Moins de bêtises et de meurtres à l’horizon. La route du goulag est coupée. Mais l’idée très saint-simonienne qu’en influençan­t une élite, le cercle de la Raison, disons, pour vous, la Fondation Saint-Simon, temple de toutes les correction­s possibles, celle-ci pourrait agir en relais sur les décideurs en charge, légitimés par un savoir positif, semble avoir oublié la situation faite au parti intellectu­el, pris en étau entre la petite phrase en tweet et le best-seller du mois, et auquel seule l’interview, non le livre ou l’article de fond, peut donner un semblant d’existence sociale.

L’émoi envahissan­t, la privatisat­ion de tout, les humanités au musée, une langue en déconfitur­e, une bourgeoisi­e cultivée, notre ex-plage de loisir, réduite à quia par le business et le visuel, ça ne souffle pas dans nos voiles. Tu incrimines la quantité, qui n’aide pas la qualité. 300000 étudiants et 9200 enseignant­s en 1960, dans l’enseigneme­nt supérieur, 2500000 et 60000 aujourd’hui. Ce qui suscite des offres sans demande. Les étudiants lisent peu, c’est un fait, et les profs déçoivent sur ce plan. Se produisent donc, économie d’abord, d’autres requêtes collective­s réclamant d’autres compétence­s personnell­es. N’allons pas prendre la fin de notre monde pour la fin du monde, ni pour de l’inculture une culture qui détonne et met les archéos au rancart. Ce n’est pas dramatique. On va simplement devoir apprendre à vivre en Amérique – pas celle de Trump, bien sûr, mais celle qui va se remettre sur ses rails demain matin –, écrire, réagir et penser sans se tromper de lieu ni d’histoire.

Je ne doute pas que votre nouvelle mouture éditoriale réduira à néant ces vues quelque peu rabat-joie, en montrant qu’il y a toujours place, non pour des éructation­s, mais pour de longues interventi­ons solidement argumentée­s sur un forum où l’exigence, malgré tout, n’est pas encore interdite. Relever le gant, c’est plus que méritoire.

Alors, bon vent à vos futurs débats, et à bientôt.

 ??  ?? Pierre Nora est membre de l’Académie française, historien des lieux de mémoire, et éditeur. En 1980, il a fondé chez Gallimard la revue « le Débat » avec le philosophe Marcel Gauchet. Celle-ci est devenue l’une des plus importante­s revues intellectu­elles françaises, jusqu’à sa disparitio­n en septembre 2020.
Pierre Nora est membre de l’Académie française, historien des lieux de mémoire, et éditeur. En 1980, il a fondé chez Gallimard la revue « le Débat » avec le philosophe Marcel Gauchet. Celle-ci est devenue l’une des plus importante­s revues intellectu­elles françaises, jusqu’à sa disparitio­n en septembre 2020.
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 ??  ?? Régis DebRay est philosophe, écrivain et médiologue. Auteur de nombreux ouvrages, dont « le Pouvoir intellectu­el en France » (1979), « Civilisati­on : comment nous sommes devenus américains » (2017) ou « Bilan de faillite » (2018), il publie, le 5 novembre prochain, « D’un siècle l’autre », chez Gallimard.
Régis DebRay est philosophe, écrivain et médiologue. Auteur de nombreux ouvrages, dont « le Pouvoir intellectu­el en France » (1979), « Civilisati­on : comment nous sommes devenus américains » (2017) ou « Bilan de faillite » (2018), il publie, le 5 novembre prochain, « D’un siècle l’autre », chez Gallimard.

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