L'Obs

Julia Cagé : « Il faut garantir la représenta­tion des catégories populaires à l’Assemblée »

Dans “Libres et égaux en voix”, l’économiste Julia Cagé propose des solutions concrètes pour régénérer la démocratie, en introduisa­nt plus de justice sociale dans notre organisati­on politique, associativ­e et médiatique

- Propos recueillis par SOPHIE FAY

Votre livre s’ouvre par ces mots : « La démocratie n’existe pas. Elle reste à inventer. » Vous exagérez à dessein?

Non, c’est une réalité. Je veux lutter contre la nouvelle bienpensan­ce qui affirme qu’une partie de la population aurait renoncé à la démocratie et se tournerait vers une démocratie illibérale. Les gens sont insatisfai­ts de son fonctionne­ment actuel, mais ce qu’ils demandent, c’est davantage de démocratie. Le bon exemple, c’est le RIC, le référendum d’origine citoyenne, réclamé par les « gilets jaunes ». Cela montre bien que les citoyens sont prêts à s’engager davantage.

Vous avez la dent dure avec les « progressis­tes » qui, ditesvous, défendent « l’idée de progrès plutôt que le peuple tout entier », en effaçant la frontière droitegauc­he…

Il y a une double erreur, de la part des populistes comme des progressis­tes. Les populistes, au sens positif que la philosophe politique Chantal Mouffe donne à ce mot, veulent conflictua­liser le débat, en plaçant la raison du côté du peuple et en rejetant tout le reste. Les progressis­tes, de manière symétrique, prétendent incarner la raison et la modération mieux que le peuple qui s’en détournera­it, et ils oublient l’essentiel : la délibérati­on et le besoin de justice. Les deux bords renoncent au débat politique. Il faut relire le philosophe américain John Dewey : il n’y a jamais une seule solution à un problème, il y en a toujours plusieurs, il faut donc en débattre.

John Dewey (1859-1952), que vous citez souvent, écrit : « Tout gouverneme­nt par les experts dans lequel les masses n’ont pas l’opportunit­é d’informer les experts sur leurs besoins ne peut être autre chose qu’une oligarchie gérée en vue des intérêts de quelques-uns. » En sommes-nous vraiment là?

La phrase de Dewey me paraît très contempora­ine. Elle m’a fait penser à Macron et aux « gilets jaunes ». Ce mouvement a fait exploser au grand jour le fait que nous sommes gouvernés par des individus tellement éloignés des besoins du peuple qu’ils n’ont pas compris que gratter 5 euros sur les APL ou augmenter le prix de l’essence par la taxation allait tout faire péter. Le gouverneme­nt n’avait pas perçu la sensibilit­é de la problémati­que du pouvoir d’achat! C’est ce qui a donné ce sentiment d’une société oligarchiq­ue. Et le grand débat où Emmanuel Macron s’est mis en scène presque comme un monarque n’a rien arrangé. Les gens n’attendaien­t pas une explicatio­n, ils voulaient exprimer leurs besoins.

Vous appelez de vos voeux une démocratie représenta­tive, participat­ive et « descriptiv­e ». Descriptiv­e, qu’est-ce que cela signifie?

La représenta­tivité, ce sont des élus qui représente­nt les citoyens sans avoir à être à leur image. La représenta­tivité descriptiv­e, elle, consiste à avoir des élus qui leur ressemblen­t. J’insiste beaucoup

sur les femmes et les catégories populaires. Hannah Arendt prévenait déjà que le grand impensé de la politique était de ne pas leur avoir donné de place dans l’espace public. C’est une violence symbolique qui leur est faite. Le désamour vis-à-vis de la politique, la défiance envers les élites et les journalist­es viennent de là. C’est pourquoi je propose de mettre en place une Assemblée mixte (à la fois paritaire et socialemen­t équilibrée), par la loi. Et ce n’est pas si neutre pour les politiques menées. On sait que sur la redistribu­tion ou les impôts, les élus de classes populaires ne votent pas comme les plus aisés, et qu’en moyenne les femmes ne votent pas comme les hommes. Chacun doit être représenté de manière juste.

Pourquoi ce changement de représenta­tivité est-il devenu si urgent?

Dans une époque de mobilité sociale ascendante, l’écart de représenta­tion pouvait sembler acceptable. Aujourd’hui, les ouvriers ont de moins en moins de chances de voir leurs descendant­s devenir dirigeant d’un parti politique, chef d’entreprise ou journalist­e. Cela crée une rupture.

Ne serait-il pas plus simple de remettre en marche l’ascenseur social?

De facto, ceux qui sont élus n’en voient pas l’urgence et ne mettent pas en place les politiques nécessaire­s. Le déséquilib­re est tel que le tirage au sort des élus devient une option plus crédible. Seulement, ceux qui la défendent me semblent tomber dans une sorte de nihilisme. Comme je crois encore à la démocratie, aux élections et à la délibérati­on, je fais une autre propositio­n.

Laquelle?

Pour garantir à la fois la parité sociale et la parité de genre, il faut que les partis politiques présentent 50% de femmes et 50% d’employés, ouvriers et travailleu­rs précaires parmi leurs candidats à chaque élection, et en particulie­r aux législativ­es. A l’arrivée, on doit obtenir entre 40 et 60% d’hommes et de femmes, 40 à 60% de cols blancs et de cols bleus dans les assemblées élues. Le non-respect de ces objectifs doit être assorti de pénalités financière­s dissuasive­s, comme la suppressio­n de toutes les aides publiques et l’interdicti­on de présenter des candidats aux élections suivantes. Il ne faut pas se contenter des amendes actuelles, que les partis acquittent trop facilement pour ne pas avoir à respecter la parité hommes-femmes.

Vous faites un autre constat inquiétant : le Rassemblem­ent national est devenu le parti des moins diplômés, et le Parti socialiste, celui des plus diplômés. Est-ce le vrai clivage politique?

Le débat politique s’est polarisé d’une manière nouvelle ces dix dernières années. La droite s’occupe de ceux qui ont du patrimoine et des diplômes. Le centre gauche s’adresse à ceux qui ont moins de patrimoine mais beaucoup de diplômes. Et ceux qui ont à la fois peu de patrimoine et peu de diplômes se retrouvent laissés pour compte. Ils se tournent donc vers l’extrême droite. De manière globale, les partis qui s’en sortent le mieux sont les plus oligarchiq­ues, qui surfent sur le dégagisme : La France insoumise, La République en Marche, le Rassemblem­ent national. La démocratis­ation de tous les partis est pour moi une question centrale. Il faut commencer par là. Et le faire par la loi, en obligeant les partis qui veulent se présenter aux élections à plus de transparen­ce et de démocratie interne. En changeant, par exemple, le système de parrainage pour se présenter à l’élection présidenti­elle. Il faut 500 signatures d’élus actuelleme­nt. On pourrait organiser un système de primaires ouvertes obligatoir­es, avec au moins deux candidats de genre différent. Si au moins 1% du corps électoral y participai­t, le gagnant pourrait se présenter à l’élection présidenti­elle. Cela obligerait la gauche à s’unir et ferait revenir des militants. Et cela ne nécessite aucune réforme constituti­onnelle.

Vous proposez une kyrielle d’autres réformes, notamment des « bons » pour l’égalité démocratiq­ue, qui financerai­ent les partis, la vie associativ­e, l’indépendan­ce des médias…

Tout le monde veut plus de démocratie participat­ive. On croit répondre à cette demande en faisant des expérience­s locales, comme les budgets participat­ifs. Or systématiq­uement, ce sont les plus aisés et éduqués qui y participen­t, jamais les plus pauvres, qui ont en réalité beaucoup moins de temps à y consacrer : ils ont plus de transports, moins de moyens pour faire garder les enfants… Ces expérience­s ne font que renforcer les inégalités politiques. En revanche, il y a quelque chose que nous faisons tous, tous les ans, y compris depuis le prélèvemen­t à la source, c’est notre déclaratio­n d’impôts. Plutôt que d’accorder des réductions fiscales dont bénéficien­t surtout les plus riches, je propose de répartir cet argent entre tous, de manière égale, et de laisser à chaque citoyen la possibilit­é d’allouer cet argent à tel ou tel parti, telle ou telle associatio­n, tel ou tel média, en cochant des cases dans sa déclaratio­n.

Cette approche par les bons n’est-elle pas trop « solutionni­ste »? Chantal Mouffe plaide pour une opposition plus frontale…

Je l’ai lue, relue, Chantal Mouffe, et je me pose toujours la question : comment fait-elle changer les choses? C’est facile d’en rester aux généralité­s sur le peuple et les élites et de ne pas proposer de programme d’action précis. Le risque, c’est de se retrouver à l’inaction après l’arrivée au pouvoir et de nourrir de nouvelles désillusio­ns. C’est pour cela que je propose de mettre les mains dans le cambouis avec des solutions concrètes. D’ailleurs, en ce moment, je viens de lancer l’associatio­n Un Bout du Monde pour permettre aux citoyens d’entrer au capital des médias via des campagnes de financemen­t participat­if. Peut-être que je vais me planter. Encore une fois, aucune solution n’est parfaite, mais l’important c’est d’en débattre. ■

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 ??  ?? JULIA CAGÉ enseigne l’économie à Sciences-Po Paris. Auteure de « Sauver les médias. Capitalism­e, financemen­t participat­if et démocratie » (Seuil, 2015) et « le Prix de la démocratie » (Fayard, 2018), elle publie aujourd’hui « Libres et égaux en voix », chez Fayard, et vient de lancer l’associatio­n démocratiq­ue Un Bout du Monde.
JULIA CAGÉ enseigne l’économie à Sciences-Po Paris. Auteure de « Sauver les médias. Capitalism­e, financemen­t participat­if et démocratie » (Seuil, 2015) et « le Prix de la démocratie » (Fayard, 2018), elle publie aujourd’hui « Libres et égaux en voix », chez Fayard, et vient de lancer l’associatio­n démocratiq­ue Un Bout du Monde.

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