Albert Dupontel, l’ami public n° 1
Dans son nouveau CARTOON SOCIAL, “ADIEU LES CONS”, Albert Dupontel part en cavale avec Virginie Efira et dynamite le système. ENTRETIEN avec un éternel révolté
Le cinéma d’Albert Dupontel n’a pas changé, c’est le monde autour qui a empiré. Il y a quatorze ans, dans « Enfermés dehors », un policier se jetait dans un fleuve en laissant un mot d’excuse : « Pardon, je n’en peux plus. » Aujourd’hui, dans son dernier film, deux désespérés se suicident face à une horde de flics en lançant à la cantonade : « Adieu les cons! » Depuis un quart de siècle qu’il se met en scène dans des divertissements survoltés, l’acteur-réalisateur a imposé un ton, cartoonesque et grinçant, et s’est forgé une place unique au sein du cinéma français. Celle d’un franc-tireur, rétif aux ors du métier, qui a su ouvrir son univers à un public de plus en plus large sans renier son esprit frondeur, en rogne contre l’ordre établi et ses absurdités. Volubile et intransigeant, cet insatisfait chronique nous reçoit dans son QG, un hôtel particulier vaste et désaffecté du 17e arrondissement parisien, classé monument historique – dont les conditions de location très avantageuses, en 2017, firent l’objet d’une vague polémique –, qui lui sert de bureau de production, de studio de tournage et de salle de montage.
Comment vous est venue l’idée d’orchestrer la rencontre entre une femme condamnée par la maladie, qui cherche à rencontrer son enfant né sous X, un geek esseulé qui perd son travail et rate son suicide et un aveugle qui a la phobie des flics ?
Un peu comme dans « Neuf Mois ferme », où je mettais en scène une juge austère, rigide et rigoureuse qui se découvre enceinte d’un apparent psychopathe, je cherchais à faire se rencontrer quelqu’un qui veut vivre mais ne le peut plus avec quelqu’un qui peut vivre mais ne le veut plus. Ces personnages, je les ai rencontrés. Le type inhibé, incapable de dire « je t’aime », je l’ai été. La maladie environnementale dont souffre Suze, des proches exposés à des produits chimiques dans leur travail en ont été victimes. Et j’ai ajouté l’élément « brazilien », kafkaïen, cette aberration administrative qu’est l’aveugle préposé aux archives. Lui, je l’ai inventé, mais je suis sûr qu’il doit exister.
Dans tous vos films, il est question d’enfance meurtrie, de progéniture déplacée ou mal aimée. D’où cela vient-il ?
Je suis convaincu que mes déviances d’adulte viennent de l’enfance. Je le dis avec d’autant plus d’audace que j’ai été aimé, éduqué, et que j’ai eu la chance d’évoluer dans un milieu socialement aisé. Je sais qu’il y a eu des abandons dans la généalogie familiale, peut-être est-ce un gène qui revient ? Etre privé d’amour et d’identité est la plus grande fragilité que l’on puisse connaître. Le professeur Henri Laborit disait que ceux qui pensent élever parfaitement leurs enfants sont dans l’erreur totale.
Fort de cette conviction, intuitive à l’époque de « Bernie », plus affirmée aujourd’hui et plus étayée, c’est une névrose que j’assume. Quand mon père a vu « Bernie », il m’a demandé : « Qu’est-ce que je t’ai fait? » Je lui ai dit : « Désolé, papa. Cela n’a rien à voir avec nous, c’est une chimère, une angoisse que je promène. » Dans le scénario que je suis en train d’écrire, le décorum est celui du
pouvoir et de la politique, mais mon héros va être vissé à une histoire de ce type. Quand on remonte l’histoire des gens, on comprend mieux les choses. Prenez Hitler : c’était un enfant battu. La première chose qu’il a connue de la vie, c’est la haine.
A propos d’identité, vous appelle-t-on encore Philippe, votre vrai prénom ?
Très peu de gens, mes proches surtout. Il faut bien comprendre l’origine de ce changement de nom : j’ai 22 ans, j’arrête l’école de médecine, je suis en rupture d’études, perdu, je pousse par hasard la porte d’un cours de théâtre. Je suis fasciné par ce que je découvre et, quand on me demande mon nom, je sors ce qui me passe par la tête pour ne pas que mon père soit au courant. Mon père sortait d’une ferme rustique des Côtes-d’Armor. Sa fierté, c’était d’être devenu médecin et d’avoir offert un autre destin social à mes frangines et moi. J’ai une soeur pharmacienne, une autre avocate. Sauf que moi, je suis parti ailleurs.
Pourquoi Albert Dupontel ?
Je ne sais pas, j’ai dit n’importe quoi. Vous connaissez mon vrai nom grâce à Wikipédia, que je surnomme « WikiPétain ». Quel besoin de savoir ces choses-là? J’ai pris un avocat, nous avons demandé à ce que ce soit retiré, et on nous a répondu que l’information était sortie au «Journal officiel». On m’a refilé une distinction dont je me fous, genre chevalier des Arts et Lettres, et là-dessus mon état civil est sorti. Or, Wikipédia étant une plateforme juridique « offshore », on ne peut pas intervenir légalement. C’est dramatique. Que je veuille protéger mes enfants, qui portent mon vrai nom, ils s’en foutent.
Les personnages que vous interprétez dans vos films sont des déclinaisons du même archétype, celui du type asocial, inadapté. Votre Charlot à vous ?
Le nez rouge a été un peu effacé numériquement, mais le fond reste le même : c’est quelqu’un de perdu dans le monde qui l’environne. Comme moi. Je fais mienne la réponse de Cocteau au questionnaire de Proust : « Que direz-vous à Dieu quand vous le verrez? – Remboursez-moi, je n’ai rien compris. » On se débat comme on peut dans un truc complètement absurde. C’est ce que j’essaie d’exprimer tout en étant distrayant.
Je suis un auteur limité, très redondant. L’histoire d’« Adieu les cons » est furieusement identique à celle de « Bernie ». Dans « Bernie », je me protégeais en jouant un fou, ce personnage de clown que j’avais créé sur scène. Les personnages d’«Adieu les cons » sont plus troublants parce qu’ils sont identifiables : ce sont des gens en burn-out qui fonctionnent selon de fausses valeurs. Cela peut être vous dans votre boulot, moi dans le mien.
Vous dites faire toujours le même film, mais on a le sentiment que celui-ci est plus « bipolaire », très noir ou très sentimental, sans systématiquement en passer par le rire.
Il y a moins de pudeur, mais ce n’est pas volontaire. Moi, je fais le contour du dessin en noir et blanc, je choisis les acteurs, et ce sont eux qui amènent les couleurs. Virginie [Efira] a beaucoup donné dans l’émotion, Nicolas [Marié], dans le burlesque. On est moins dans l’énergie foldingue de « Bernie ». En vingt-quatre ans, j’ai eu le temps de nuancer un peu ma palette.
Bertrand Blier avait pour habitude de vous appeler après avoir vu chacun de vos films pour vous dire : « Tu n’auras jamais le césar. » Le fait-il encore depuis que vous l’avez eu ?
Les récompenses au cinéma n’ont aucune valeur pour moi. « The best of », « le meilleur » sont des mots qui sont en train de faire fondre la planète. Pourquoi aussi ne pas élire le meilleur entre Van Gogh et Picasso? Toutes proportions gardées, j’ai vu tellement de grands films, de chefs-d’oeuvre du cinéma français, que je trouve gênant d’être désigné comme le meilleur. Et puis je préfère qu’on soit contre moi que pour moi. Contre moi, je peux réagir. Pour moi, je ne sais plus quoi faire.
Ce principe de compétition est très anglo-saxon et destructeur : quand il y a un meilleur, il y a des perdants. Je crois beaucoup à la phrase de Laborit : « L’intelligence se fout de la compétition. » Non que je trouve les César nuls et cons. C’est très bien que ça existe, cela fait plaisir aux gens de l’équipe, mais qu’on tolère que je ne veuille pas boursoufler ma vanité en y participant.
« Adieu les cons » parle de notre aliénation par la technologie. On y retrouve l’idée de détourner de leur fonction première les gadgets modernes qui nous isolent pour recréer du lien entre nous, également au centre du récent « Effacer l’historique » et des « Deux Alfred », de Bruno Podalydès, qui sortira en décembre…
Sachez que mon film a été supervisé par deux hackers, qui m’ont confirmé être capables de faire tout ce qu’on y voit les doigts
“Je préfère qu’on soit contre moi que pour moi”
dans le nez. Pirater l’ordinateur central d’un ascenseur, ils l’ont expérimenté dix fois. Ils ont même pris le contrôle de l’écran d’affichage d’un parking pour insulter des flics qui se trouvaient devant. Ça, c’est gaulois, potache, mais il n’y a pas longtemps, à l’étranger, des hackers ont fait un mort en coupant l’électricité d’une clinique pour rançonner la direction. Ce n’est pas un hasard si Terry Gilliam est venu faire un petit coucou dans mon film : « Adieu les cons » est un dommage collatéral de « Brazil » [sorti en 1985], qui m’a bouleversé quand j’avais 20 ans. Le film de Gilliam racontait déjà cet univers hyperconnecté, où tout le monde est fiché ou sur écoute.
Tenez, il n’y a pas longtemps, je fais une pétanque improvisée avec des potes et, le lendemain, sur YouTube, on ne me propose que des trucs de pétanque. Inquiétant tout de même ! Je n’invente rien dans mes films, j’enfonce des portes ouvertes.
Vous les défoncez même.
Voilà. Avec beaucoup d’enthousiasme.
“La grande immaturité poLitique de macron…” Vous êtes plus « lampe à huile » ou plus « 5G », comme dirait Emmanuel Macron ?
Je recommanderais à Macron de regarder « Witness », de Peter Weir, ce grand cinéaste dont tous les films parlent du combat entre la folie et la sagesse humaines. « Witness » raconte comment un flic en phase avec l’époque suicidaire des années 1980 se retrouve mêlé au milieu amish. Lequel baigne dans un folklore dont on peut sourire, mais qui véhicule des valeurs hautement altruistes, pacifistes et écologistes.
A travers cette phrase sur la lampe à huile et les Amish, Macron témoigne de son inculture, de sa soumission aux gens de la finance qui l’ont mis en place et d’une grande immaturité politique. Le drame, c’est qu’il ne s’en rend même pas compte, il a été formé pour agir comme il le fait. Que notre système ait généré des bons élèves à côté de la plaque comme Emmanuel Macron ou des sociopathes comme Donald Trump devrait nous pousser à nous interroger. Comment nos démocraties occidentales, qui se targuent pourtant d’être en avance, ont-elles pu aboutir à de telles erreurs de casting? Cette question, qui m’obsède, est au centre de mon prochain projet.
Film ou série ?
Film. Mais qui sait quel sera l’avenir du cinéma français ? D’où viendra l’argent dans deux ans ? De très bonnes séries circulent. Il y a vingt ans, j’ai adoré « A la Maison Blanche », écrite par Aaron Sorkin. C’est l’idée que je me fais de la politique, rooseveltienne, kennédyenne. Plus proche de nous, j’ai adoré « The Night Of » et la première saison de la série allemande « Babylon Berlin ». L’Europe a tout le réservoir intellectuel et artistique pour produire des séries mondialement diffusées sans se faire bouffer par Netflix. Faites une Europe culturelle, et vous l’aurez votre Europe.
Quand j’étais môme, l’Europe culturelle existait, on allait voir des films franco-italiens, franco-allemands, franco-espagnols, je savais qui était Marcello Mastroianni. Aujourd’hui, j’aurais du mal à citer des acteurs italiens, et mon gamin encore plus. Quand des Italiens ont voulu acheter « Neuf Mois ferme » pour en faire un remake, j’ai refusé en leur disant : « Sortez l’original en Italie. » Il n’y a plus de culture européenne; par contre, le pognon circule à toute blinde. Les marchands ont gagné, le Monopoly a battu le Trivial Pursuit.
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