L'Obs

La mode, cet art impliqué

Frappée de plein fouet par la crise, la mode n’a jamais autant parlé du monde qui l’entoure. L’urgence écologique, le mouvement #BlackLiveM­atters, mais aussi l’impact de la distanciat­ion sociale, ont été au coeur de cette fashion week si particuliè­re

- Par Sophie Fontanel

Les collection­s printemps-été 2021, pensées pendant le confinemen­t et montrées en ce début octobre, le plus souvent sur des écrans, illustrent presque toutes une phrase de Pierre Cardin, prononcée il y a des années : « La mode, ça sert à modifier. » Aux devins qui prophétisa­ient qu’on se contentera­it à l’avenir des besoins de base, la mode vient de rappeler qu’elle EST un besoin de base : le besoin de changement.

Tout a bougé dans les fashion weeks cette saison. Déjà parce que l’on est passé de sept défilés par jour à… un ou deux. C’est à la fois la fin d’une hystérie que personne ne va regretter, le début d’une précarité et une occasion inespérée de proposer aux gens d’autres expérience­s que ces êtres humains marchant au pas cadencé. Les idées, de fait, ont fusé. Il s’agit de choses si diverses qu’il est difficile d’en tirer une théorie. J’ai détaillé au quotidien chaque expérience dans un « Journal humain de la mode », que l’on peut retrouver sur le site de « l’Obs » – et je vais simplement ici donner les exemples les plus éloquents.

Que fait Isabel Marant, qui maintient un vrai défilé, dans les jardins du Palais-Royal un soir ? Eh bien, elle invite (La)Horde, jeune collectif de danse, à venir courir en tous sens sur son catwalk et s’enlacer à des courts instants au milieu des mannequins qui défilent. Bien sûr, en amont, des règles sanitaires draconienn­es ont été prises, des tests ont été faits, mais justement, durant seize minutes, ces mesures rendent possible une totale insoucianc­e, tandis que défilent des tenues colorées d’un rose vif qu’on n’avait pas revu depuis longtemps. Un jour, nous pourrons revivre ainsi, c’est ça que ça dit. En attendant, seul un show de mode nous l’aura montré. Les grincheux grinchent que c’est un appel à l’indiscipli­ne. Non, c’est un rappel.

De la rue à la moDe

Que fait Francesco Risso chez Marni? L’Italie a vécu le traumatism­e que l’on sait. Premier confinemen­t d’Europe, et radical. Et ce Francesco répond à tout cela par une complète démarche d’ouverture. Il a envoyé les 48 modèles de la collection dans plusieurs villes du monde (Dakar, Tokyo…), où des gens de toutes sortes s’en sont emparés, en se filmant eux-mêmes ou en se faisant filmer par des proches. Ça s’appelle le « Marnifesto », ça dit bien qu’on est ici dans l’action. Et cela se matérialis­e en un documentai­re d’où s’échappe bien plus de vie que durant un show. Marni remet la mode dans la vie, la rue, et d’ailleurs, une semaine plus tard à Paris, c’est aussi ce que font deux marques que presque tout oppose : Balenciaga et Chloé.

Dans le cas de Balenciaga, c’est un court film de Walter Stern, qui montre des gens marchant dans la rue, la nuit à Paris. 93,5% des looks sont en matière recyclée ou upcyclée et tout, dans cette para-collection est… vivant. Des habits d’intérieur ont été repensés pour être portés en extérieur. C’est le confort sans l’ennui. C’est de l’énergie, malgré les circonstan­ces.

Chez Chloé, on est là, sur nos sièges espacés, sur l’esplanade du Palais de Tokyo: le show commence et… aucun mannequin ne défile. Les jeunes femmes habillées par Natacha Ramsay-Levi sont toutes sur les bords de la Seine ou plus loin sur l’avenue, indifféren­tes à nous, en train de papoter, « à leur vie », pour ainsi dire. On les voit, habillées en Chloé, sur des écrans géants. Elles finiront par nous passer sous le nez, au bout de dix minutes. Ce n’est pas « de la mode à la rue », c’est « de la rue à la mode ». Changement d’axe. Brillant.

Dans tous ces shows où nous allons physiqueme­nt, un effort est fait pour sortir les défilés d’une espèce d’ornière dans laquelle, pardon, ils étaient depuis bien avant le confinemen­t. D’autant que, la plupart du temps, tout est dehors, pour éviter toute sensation d’inconfort. On est sur une péniche pour le show Ami, à regarder défiler des Parisienne­s et des Parisiens sur une berge de la Seine. On voit mal, même avec le zoom de l’iPhone la photo est pathétique, mais je trouve que ça dit l’époque, la folie « d’en être ». Finalement, ceux qui sont restés chez eux voient bien mieux les jolies baskets violettes, les pulls à col camionneur, bicolores, les trouvaille­s simples et constantes.

Je ressens aussi tant de choses chez Kenzo. Je m’étonne de l’absence de Kenzo Takada, toujours fidèle à ce défilé. On apprend sa mort quelques jours plus tard, emporté par le Covid. On est dans les jardins de l’Institut national des jeunes Sourds. Quelqu’un s’effraie des abeilles, c’est vrai qu’il y en a beaucoup. Et qui ouvre le défilé ? Une jeune femme en tenue d’apiculteur. Enfin, une tenue revue par Felipe Oliveira Baptista. Ces grands chapeaux, ces grandes voilettes – donc des masques inopérants, qui ne serviront au printemps qu’à se protéger d’abeilles inoffensiv­es – racontent notre espérance, celle de pouvoir se permettre des voilettes. On a tort de ne considérer la mode que comme un art appliqué, elle est un art impliqué.

Impliquée, Maria Grazia Chiuri l’est à sa manière, bien à elle, chez Dior. Des tenues presque innombrabl­es, dont les détails sont tous plus subtils et beaux les uns que les autres, défilent dans un show tout ce qu’il y a de plus traditionn­el. Là aussi, un confort est recherché, il est même une obsession digne de louanges. Mais c’est accompagné par un choeur de femmes corses chantant une plainte de deuil…

Un jour, nous pourrons revivre ainsi, c’est ça que ça dit.

Impliqués, le sont Mossi, Kenneth Ize et Thebe Magugu, nouveaux venus dans le calendrier, comme on dit. Mossi mène conjointem­ent sa marque et la direction d’une école de haute couture dans le Val-de-Marne, Les Ateliers Alix, en milieu défavorisé. Kenneth Ize vit au Nigeria : quand il raconte ses habits somptueux, on voit que tous naissent d’une histoire douloureus­e, pourtant ils ne portent que de la lumière. Et Thebe Magugu, coincé à Johannesbo­urg, a fait le film le plus créatif de la saison : un faux documentai­re Netflix sur des espionnes qui ont fait tomber des politiques en Afrique du Sud. Ces trois créateurs, surdoués, ont émergé avant le mouvement #BlackLives­Matter, important de le préciser. Ils ne sont pas là parce que, soudain, c’est le moment. Ils sont là parce que leur approche est totalement différente de ce à quoi on est habitué. La mode a vu ça en amont d’une gigantesqu­e prise de conscience. Et Grace Wales Bonner, Anglo-Jamaïcaine dont le film est aussi une merveille, se révèle précurseur d’une ouverture qui n’a pas fini de nous surprendre.

l’habit miraculeux

Créer du lien, beaucoup s’y essaie. Ils ont bien compris que, sans emmener les gens, la mode perdait plus que des client(e)s, elle perdait sa raison d’être. Jonathan Anderson, chez Loewe et dans sa propre marque (JW Anderson), invite à jouer, comme un gosse. Il propose aux gens de découper des silhouette­s du lookbook et de les placer dans le décor qu’on veut. C’est beau parce que ce n’est pas digital : il faut des doigts et des ciseaux. Ainsi que de l’imaginatio­n et l’envie de participer. Cette envie de participer, c’est la clé de l’histoire d’amour que la mode peut avoir avec nous.

Bien sûr, il y a encore quelques défilés traditionn­els, et c’est très bien comme ça. Dolce & Gabbana travaille le patchwork, et réunit les pièces de tissu aussi bien que les amis. Giorgio Armani accepte enfin de nous refaire les petits costumes qu’on adore, et ça lui réussit ce retour à ses origines. Hugo Boss, marque qui défilait il y a huit mois à Milan le jour où toute la catastroph­e à venir allait être annoncée, fait comme avant (un jogging très chic montre que tout le monde était donc bien confiné), et j’ai la conviction que ceux qui veulent rester dans la norme doivent le faire. C’est beau aussi. Chez Paco Rabanne, trois tout petits shows avec peu de gens. Et la main de Julien Dossena de plus en plus en forme, malgré les restrictio­ns.

Chanel rêvait de revenir à un show classique et le fait. Les tenues par où l’air (et tant de délicatess­e) passe, se suivent. Et c’est en regardant sur le site de la marque ou sur les réseaux sociaux que l’on découvre ces mêmes habits mis en situation, dans des saynètes qui créent un tel désir que bientôt, ça devient viral… Ces vidéos sont d’Inez & Vinoodh, et prouvent qu’on peut avoir le show et le chant du show, de deux manières.

« De deux manières » semble être la solution. Le show de Prada filmé en huis clos est bel et bien un show, sans public, mais avec deux détails fous: il est filmé prodigieus­ement et les mannequins soutiennen­t notre regard en passant devant la caméra. Première collection de l’associatio­n Raf Simons/ Miuccia Prada… et ça passe par un eye contact !

Je voudrais terminer par Louis Vuitton. Que fait Nicolas Ghesquière en nous réunissant physiqueme­nt à la Samaritain­e pour en réalité nous filmer, par une astuce technique, comme si nous étions dans le film culte de Wim Wenders « les Ailes du désir » ? Dans le monde entier, des invités suivent le show, à leur place virtuelle, d’où ils voient très tranquille­ment leurs voisins et voisines. C’est comme une téléportat­ion inespérée dans ce monde sans voyage. Et les vêtements qui défilent ! J’ai l’impression que Nicolas Ghesquière nous envoie ses anges à lui, pour qui il a conçu des habits colorés, puissants, ultramoder­nes: jeunes. Il répond à l’époque en berne par l’habit miraculeux. Tout cela donne furieuseme­nt envie de vivre. ■

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pErforMANc­E du collEctIf (lA)HordE lorS du défIlé ISAbEl MArANt.
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chez Loewe, Jonathan anderson invite à découper des images de son Lookbook.
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incrustati­on D’effets spéciaux chez louis vuitton.
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GiorGio arMani revient à ses oriGines : les costuMes.
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Défilé traDitionn­el pour Dolce & Gabbana.

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