L'Obs

Tous babas du rhum vieux

Si les Français n’ont longtemps consommé que du rhum blanc, ils se découvrent depuis peu une passion pour la version brune, plus corsée et plus subtile. Les raisons de ce succès

- Par AnnA TopAloff

En cette fin d’après-midi, deux bouteilles de rhum brun millésimé attendent sagement sur la table: un Hampden Estate et un Plantation cuvée 2003. Deux « sublimes créatures jamaïcaine­s » que JoeyStarr s’apprête à déguster avec son équipe pour fêter la fin de l’enregistre­ment de la troisième saison de son podcast, « Gang Stories ». Entre le rappeur et le rhum, c’est une vieille histoire d’amour. « Je suis des Antilles. Chez nous, c’est génétique ! » lâche-t-il dans un éclat de rire guttural. S’il a longtemps été un consommate­ur de rhum blanc – « parce que ça envoie bien ! » –, il s’est récemment converti au plaisir plus subtil du rhum vieux. « J’ai bu beaucoup de rhum dans ma vie, mais ça ne fait pas longtemps que j’en bois du bon », précise-t-il.

Et il n’est pas le seul: pour la grande majorité des Français, qu’ils soient des îles ou de métropole, le rhum était forcément blanc – et le plus souvent servi sous forme de mojito ou de ti-punch, noyé sous le Perrier ou écrasé par beaucoup trop de sucre. Mais, ces dernières années, la version brune – vieillie en fûts pendant au moins trois ans et qui se déguste sans le moindre accompagne­ment – connaît un étonnant succès. En 2019, selon une étude de l’agence Nielsen, les ventes de rhums vieux ont ainsi grimpé de 20% par rapport à 2018, tandis que celles du «blanc» perdaient 1%. Résultat : « La France s’impose comme le leader mondial du rhum de dégustatio­n», assure Alexandre Vingtier, consultant en spiritueux et cofondateu­r de « Rumporter », le tout premier magazine dédié au breuvage favori des marins. « Il se passe aujourd’hui avec le rhum la même chose qu’avec le whisky il y a quelques années: une montée en gamme, avec l’arrivée d’une offre premium et le développem­ent de nouvelles habitudes de consommati­on. Autrement dit, le rhum, comme le whisky avant lui, est sorti des boîtes de nuit. Il est désormais davantage dégusté pour son goût que pour son taux d’alcoolémie », souligne Alexandre Vingtier dans un sourire.

Pour comprendre le phénomène, rappelons qu’en matière de spiritueux tout est affaire de génération. A l’adolescenc­e, on s’initie avec ce qu’on trouve dans la cave, le bar ou le frigo de ses parents. Jeune adulte, on cherche sa propre voie et, plus tard, on

trouve quelque chose qui nous convient vraiment. « En France, ceux qui ont aujourd’hui la cinquantai­ne ont majoritair­ement bu du whisky. Leurs enfants lui préfèrent le rhum, un alcool peu connu des génération­s précédente­s (en tout cas celles vivant en métropole). Avec le temps, ils ont eu envie de boire du bon rhum… », explique Cyrille Hugon, le fondateur du Rhum Fest, le festival dédié à cette boisson, dont la dernière édition a rassemblé 8000 personnes.

Une tendance qui n’a pas échappé aux distilleri­es. Alors que les rhums blancs prenaient leur essor dans les années 2000, elles ont choisi d’augmenter la production de rhum vieux, la laissant doucement vieillir en fûts, en attendant que le consommate­ur soit prêt à cette montée en gamme. Dix ans plus tard, l’offre a explosé. Et aujourd’hui, toutes les grandes firmes, de Trois Rivières à Saint James, en ont ajouté à leur catalogue. Si ces produits ont si bien marché en France, c’est grâce à l’important réseau de cavistes indépendan­ts qui ont initié les consommate­urs à ces nouvelles saveurs, plus corsées et plus complexes. « La France compte plus de 5 000 magasins dédiés aux spiritueux, c’est beaucoup plus que partout ailleurs dans le monde. Chez nous, les cavistes ne sont pas de simples vendeurs, mais des référents du goût. Ils conseillen­t et guident vers de nouveaux produits. Ce sont eux qui ont fait le succès du rhum vieux », précise Alexandre Vingtier.

A la même période, de nouvelles marques ont fait leur apparition, surfant sur la vague du rhum vieux, mais dans une version plus sucrée et donc plus facile d’accès aux palais peu expériment­és. Diplomatic­o, Don Papa, Captain Morgan… Ces produits caracolent aujourd’hui en tête des ventes. « La France est notre marché numéro 1 », explique Sébastien Lallour, responsabl­e marketing chez Dugas, distribute­ur du rhum vénézuélie­n Diplomatic­o. A tel point que la firme vient de lancer une cuvée spéciale baptisée « Seleccion de familia », uniquement destinée aux consommate­urs français. Un breuvage particuliè­rement doux, car vieilli en fût de sherry. La douceur, c’est la marque de fabrique de Diplomatic­o, puisque sa recette a pour base du miel de canne à sucre, mais aussi son talon d’Achille. Les puristes lui reprochent ainsi de ne pas être du « vrai » rhum vieux, mais un ersatz acidulé. Si Diplomatic­o se défend de booster sa boisson en sucre, la situation devrait être clarifiée en mai 2021, quand entrera en vigueur une nouvelle directive européenne interdisan­t aux produits contenant plus de vingt grammes de sucre par litre de s’appeler « rhum ».

Quoi qu’il en soit, les rhums doux ont déjà permis d’élargir le cercle des amateurs : «Ils sont une porte d’entrée dans cet univers. Grâce à eux, les palais s’éduquent jusqu’à devenir capables d’apprécier des nectars plus costauds », affirme Cyrille Hugon, du Rhum Fest. Comme bientôt la première cuvée du Caribbean Dandee, un rhum brun élaboré par JoeyStarr et l’embouteill­eur bordelais Old Brothers, qui vieillit tranquille­ment dans des fûts en attendant de titiller nos palais… et d’y mettre le feu.

“J’ai bu beaucoup de rhum, mais ça ne fait pas longtemps que j’en bois du bon.” Joeystarr

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extrait de « la route de la soif », série documentai­re animée par joeystarr.
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