Un “new New Deal” au programme
Centriste, le couple Biden-Harris? Peut-être, mais ses projets relèvent d’une vraie politique sociale-écologique
’est un couple improbable. Un vieux monsieur aux cheveux blancs et aux phrases trébuchantes, une quinqua métisse fille d’immigrés de deux continents. La vieille Amérique et la nouvelle, comme l’huile et l’eau dans un même verre. Et un « ticket » bizarre, quand on y réfléchit : à ce moment crucial de son histoire, l’Amérique démocrate mise le tapis sur un candidat qui a raté ses deux premières campagnes présidentielles (en 1988 et 2008) et une colistière qui a coulé à pic pendant les primaires. C’est un pari et, connaissant Donald Trump, il serait stupide de vendre la peau de l’ours un peu moins de trois semaines avant de l’avoir tué. Mais c’est un pari bien engagé.
Et si c’est eux, ce sera nous. Si Joe Biden et Kamala Harris l’emportent le 3 novembre, ce sera peut-être la dernière chance de sauver nos démocraties – la grande, l’américaine, qui nous met en rage autant qu’elle nous inspire, et les autres, qui risquent d’être envoyées par le fond en cas de victoire de Trump. Nous le savons. Les Américains le savent. Si les démocrates ont choisi Joe Biden, c’est pour une raison et une seule : ils pensent qu’il est le plus à même de battre Donald Trump. Rien d’autre ne compte vraiment.
Pourquoi eux ? Il y a toujours une sacrée part de hasard, en politique. Quand Hillary Clinton s’était lancée dans la bagarre, en 2015, une aura d’inéluctabilité l’entourait. Elle avait pour elle la machine du parti, le soutien d’Obama, celui de millions de femmes – et elle s’est pris un platane. En 2019, sur la ligne de départ, rien de tout cela. Jamais primaire n’a été si ouverte, bondée comme la ligne 6 du subway new-yorkais à 8 heures du matin. Premier paradoxe de Joe Biden : figure ultime de l’establishment politique, après trente-six années au Sénat et huit à la Maison-Blanche, il va tirer son épingle du jeu comme un fondateur de start-up chanceux.
Sa niche naturelle est le centre, il s’y installe confortablement. Il aurait pu en être délogé mille fois, mais ses concurrents se sont tiré une balle dans le pied avec un début de campagne catastrophique (Beto O’Rourke), ou étaient un peu trop jeunes et inexpérimentés pour être vraiment pris au sérieux (Pete Buttigieg), ou ne sont pas parvenus à trouver un créneau bien identifié (Kamala Harris!). Il y avait la gauche, bien sûr, les légions ferventes de Bernie Sanders et d’Elizabeth Warren. Elles représentent plus que l’adhésion à des candidats – elles sont une grande partie de la gauche démocrate, en 2020. Elles se sont lancées à l’assaut de la vieille garde, vague après vague… et se sont fracassées sur le rocher Biden, même si ce fut de justesse concernant Bernie. « Les démocrates sont plus motivés par la perspective de battre Trump que par leur passion pour un candidat donné », rappelle Joshua Darr, professeur de science politique à l’université d’Etat de Louisiane. Injuste pour Sanders, qui aurait peutêtre fait jeu égal contre Trump? C’est possible. Mais ce qu’on appelle ici « electability », ou « capacité à être élu », est un concept mouvant. « Les gens, poursuit Darr, collent cette étiquette aux candidats qui leur plaisent, et jugent que ceux qu’ils n’aiment pas ne l’ont pas. Les choses peuvent changer, et elles changent très vite ».
Fin mars, un mois après sa victoire décisive en Caroline du Sud, un sondage « Washington Post »/ABC News jauge l’enthousiasme des électeurs de Biden. Résultat ? A peine un sur quatre (24%) se dit « très enthousiaste », contre 53% chez les électeurs de Trump. A l’époque, c’est encore le TST (« tout sauf Trump ») qui domine à gauche. Aujourd’hui? Fin septembre, 42% des supporters de Biden disent être « très enthousiastes ». Dix-huit points de gagnés. Ce n’est pas de l’Obamania, mais on n’entend plus guère la petite musique aigre du « Comment ont-ils pu choisir un papy pareil ? ».
Les circonstances l’ont aidé. Le ratage sidérant de Trump face au coronavirus est une tragédie humaine, mais aussi un cadeau électoral en or massif. Tout comme l’économie en détresse. Les seniors, premières victimes du virus et électeurs actifs, n’apprécient pas l’incompétence de leur président. Ce sont eux qui l’avaient fait gagner en 2016, eux qui risquent de le faire perdre quatre ans plus tard. Mais quand on y regarde de plus près, l’écart entre Biden et Trump était déjà significatif avant la pandémie, alors que rien ne semblait pouvoir troubler la prospérité du pays. A la mi-mars, début o ciel de la pandémie aux Etats
Unis, l’avance de Biden était la même (un peu plus de six points) qu’à la fin septembre.
D’autres facteurs ont joué, qui expliquent la popularité de Biden et donnent une idée de la façon dont il s’apprête à gouverner. L’un est son côté humain, son sens de l’empathie et son appel à la notion de service public. Personne ne hait vraiment Joe Biden. Et pas grand monde ne ricane quand il jure que ce sont la manifestation néonazie de Charlottesville et l’absence de condamnation de celle-ci par Trump, en août 2017, qui l’ont décidé à se présenter. « L’idée d’un appel à servir ponctue toute sa longue carrière, note Joshua Darr. Et puis les gens attendent du gouvernement une certaine sécurité, une certaine stabilité, ils demandent qu’on leur parle clairement et apprécient le “Here is the deal” [“Voilà ce que je propose”, NDLR] de Biden. Cela passe d’autant mieux qu’il leur apparaît comme quelqu’un d’authentique, du fait de toutes les tragédies personnelles qu’il a vécues », en particulier la mort de sa première femme et de sa fille dans un accident de voiture, alors qu’il venait de remporter sa première élection au Sénat. Biden les fait-il chavirer ? Sans doute pas. Mais il n’offre pas de prise à un Trump qui persiste à le décrire comme un dangereux socialiste alors que, de toute évidence, personne n’a peur de Joe Biden.
Car son autre grande qualité, aux yeux des électeurs, est la modération. C’est elle qui l’a conduit à sélectionner Kamala Harris comme colistière : une politicienne charismatique, pugnace, talentueuse (voir p. 32), avec laquelle il se sentait personnellement simpático, en phase, mais qui a surtout l’avantage d’être sur la même ligne stratégique que lui. Après quatre années passées dans l’essoreuse Trump, l’Amérique rêve de réformes profondes, pas d’une révolution. Biden et Harris l’ont compris. C’était criant lors des deux récents débats, le premier avec Trump, le deuxième entre les colistiers : dans les deux cas, Biden et Harris n’ont cessé d’arrondir les angles idéologiques, de rassurer les inquiets, d’écarter les sujets trop risqués comme l’interdiction du fracking (extraction du gaz de schiste).
Et, du coup, un malentendu est apparu. On les accuse à gauche d’être des centristes capitulards, de vouloir pactiser avec l’ennemi. On s’attend à ce que la machine Biden, incapable de mettre à jour son système d’exploitation, veuille revenir au « monde d’avant » comme si rien n’avait changé. Un « retour de la valeur sûre », en somme, qu’il s’agisse de politique économique, de politique étrangère ou de politique tout court. La semaine dernière, Black Lives Matter et d’autres groupes progressistes ont dégainé une « charte du peuple » destinée, précisément, à faire pression sur Biden immédiatement après l’élection.
C’est de bonne guerre. Mais, pour le coup, cette vision mériterait d’être mise à jour. Biden et Harris sont pragmatiques dans la forme, ils savent que rien ne se fait sans majorité et ont passé toute leur carrière, l’un comme l’autre, à sentir le vent de l’opinion et ajuster leurs positions. Ils ont une vision historique de l’Amérique, sans doute plus en phase avec l’histoire longue du pays que celles d’un Trump ou d’un Sanders. « Biden essaie d’être au-dessus du tribalisme, de l’alarmisme, de la colère de tel ou tel groupe, analyse Samuel Abrams, politologue au Sarah Lawrence College. Il tente d’articuler un ensemble de valeurs et une nouvelle façon de rassembler les gens. C’est comme cela que l’Amérique s’est faite historiquement. » Et il a réussi à le faire dans un contexte où un populiste croyait pouvoir définir les termes du débat, ce qui n’est pas une mince performance.
centristes mous contre “petits morveux”?
Mais ce serait une caricature de réduire Biden et Harris à un tandem de centristes mous. Au sénat, Joe Biden s’est vu régulièrement coller un F (la pire note) par la National Rifle Association, et un A par les groupes défendant les droits en matière de reproduction. Il a poussé Obama à soutenir le mariage entre personnes de même sexe en 2012 et a fait campagne lors des primaires avec une panoplie de propositions de gauche, comme le salaire minimum à 15 dollars de l’heure. Et dans la cacophonie de la campagne, on a loupé certains de ses propos tranchants, par exemple à l’adresse des sept géants de la Silicon Valley, qu’il traite de « little creeps » (« petits morveux ») et qui se vantent d’être « le moteur économique de l’Amérique » alors qu’« ils emploient moins de gens, les sept ensemble, que le nombre de jobs perdus par General Motors au dernier trimestre ».
S’il n’a pas soutenu l’assurance-maladie universelle comme Sanders, ce n’est pas par idéologie mais par pragmatisme politique. Ce qu’il propose n’est pas très différent. Kamala Harris, quant à elle, avait été désignée en 2019 comme la plus à gauche de tout le Sénat par le site Govtrack, plus progressiste, même, que Bernie Sanders ! Exagéré. Mais Harris a coécrit une proposition de loi
sur l’environnement avec Alexandria Ocasio-Cortez, la star de l’aile gauche du parti, et proposé pendant les primaires un ensemble de dépenses publiques s’élevant à plus de 40 000 milliards de dollars sur dix ans. Pour la centriste timorée, on repassera.
Justement, le programme. Il est incroyablement ambitieux (voir p. 31), tru é de compromis passés avec Sanders et Warren, et à la hauteur du New Deal de Roosevelt. Ce qui est logique : comme en 1933, l’Amérique traverse une crise violente, profonde, qui demande des soins urgents et massifs. Le plan Biden prévoit, sur dix ans, 4 100 milliards de dollars de hausses d’impôt (payées par les plus riches et les entreprises) et 7 300 milliards de dépenses, dont une grande partie sur les quatre premières années. Ce sont des ordres de grandeur que l’on n’a pas connus depuis Roosevelt. Encore ne s’agit-il là que des mesures économiques et fiscales. Les réformes de société sont tout aussi ambitieuses.
INNOMBRABLES INCONNUES
Est-ce un catalogue de bonnes intentions, ou un programme crédible? Les inconnues sont innombrables, en particulier la question de savoir si les démocrates contrôleront ou non les deux chambres du Congrès. Mais Wall Street prend très au sérieux l’hypothèse d’un programme à la hauteur du New Deal. Un tel ensemble de mesures, lit-on dans une note de Goldman Sachs, « accroît grandement la probabilité d’un programme de relance budgétaire à hauteur d’au moins 2000 milliards de dollars peu après la prise de fonction présidentielle, le 20 janvier, suivie de dépenses accrues à plus long terme sur les infrastructures, le climat, la santé et l’éducation, qui égaleraient voire dépasseraient les hausses d’impôt à long terme sur les entreprises et les hauts revenus ». Traduit du jargon financier : les bénéfices pour l’économie seront supérieurs aux e orts demandés aux entreprises et aux riches Américains. Cela vaut le coup d’être à bord.
Toute la question, bien sûr, est de savoir si un nouveau New Deal est encore possible dans une démocratie fracturée, instable et minée par des crises multiples. Pour le coup, rien ne sera possible si Biden imagine pouvoir s’entendre avec les républicains, comme il le faisait au Sénat, autour d’un verre de bourbon. Le charme personnel, dans le monde actuel, est une relique futile du passé. Comme le notait récemment Matthew Yglesias, un excellent analyste du site Vox, « les temps ont changé, les médias ont changé, et les incitations ont changé. Le bon vieux temps ne reviendra pas ».
Une chose reste vraie : les crises majeures créent des occasions uniques, de courtes parenthèses dans les machines grippées des démocraties, pendant lesquelles les réformes les plus improbables deviennent possibles. Et il n’est pas absurde d’imaginer, dans quatre ou huit ans, une Amérique profondément transformée, avec un ADN socio-économique plus proche du nôtre. Ce ne serait pas la première fois : Roosevelt, dans les années 1930, et Lyndon Johnson, dans les années 1960, ont entamé cette mutation (en partie remise en question, ensuite, par Reagan). Rien ne dit que l’Amérique doive éternellement rester le pays inégalitaire, pollueur, isolationniste et indi érent aux droits de l’homme qu’elle est devenue sous Trump.
Un autre scénario est possible, évidemment : celui d’un tandem Biden-Harris hésitant, inconsistant, bloqué par une opposition systématique et cynique, et incapable de faire sortir le pays de l’ornière. Ce ne serait pas seulement eux, alors, les grands perdants. Ce serait nous tous.
Toutes ces mesures ne passeront pas, il y aura des obstacles, des compromis à négocier. Mais, sur le papier, le programme de Joe Biden est extrêmement ambitieux. La comparaison avec le New Deal de Roosevelt n’est pas exagérée.
UN PLAN CONTRE LA PANDÉMIE
Plan d’urgence, avec un mot d’ordre : écouter l’avis des experts. Il s’agit d’abord de coordonner la réponse au niveau fédéral et de bâtir un pont de fortune pour faire la soudure. Dans le détail, la nouvelle administration dégagerait immédiatement des crédits pour une politique nationale cohérente en matière de tests et de traçage, et l’on s’attend à des mesures d’urgence pour la couverture maladie des personnes infectées.
Sur le plan économique, si cela n’a pas été fait après l’élection, Joe Biden allouera une aide aux Etats dont les finances ont été dévastées par le virus, et aux ménages, avec un nouveau chèque aux contribuables (d’un montant non spécifié) et une indemnisation chômage améliorée.
UN PLAN VERT DE RELANCE ÉCONOMIQUE
Deux mille quatre cents milliards de dollars sur quatre ans, ce n’est pas rien, surtout si l’on ajoute les 3 000 milliards d’investissement privé que déclencherait cet e ort public massif. Avec un objectif : une production d’électricité entièrement décarbonée à l’horizon 2035, une économie «zéro émission » en 2050 au plus tard.
Les dépenses sur l’énergie propre frôlent 500 milliards de dollars, le reste portant sur les infrastructures de transport, le made in America et d’autres programmes. Dans le scénario optimiste où Biden serait soutenu par un Congrès démocrate, l’agence Moody’s Analytics estime que l’économie créerait 18,6 millions d’emplois en quatre ans, avec un taux de chômage revenu à 4% au deuxième semestre 2022.
DES PLANS POUR L’ÉDUCATION, LA SANTÉ ET LES PLUS DÉMUNIS
Ils coûteraient 1600 milliards de dollars sur quatre ans, allant d’une rallonge budgétaire pour l’école publique et l’université à une aide accrue aux enfants et aux personnes âgées, en passant par une amélioration des retraites et un élargissement du nombre de bénéficiaires de l’assurance-maladie. Les républicains crieront au coup d’Etat socialiste… comme ils l’avaient fait avec Roosevelt.
UN PLAN POUR RÉDUIRE LA FRACTURE RACIALE
Réforme de la police et de la justice, rétablissement de droits civiques érodés, e ort accru et spécifique en direction des communautés économiquement désavantagées, mesures pour combattre la ségrégation géographique… L’effort ne se chi re pas seulement en dollars, mais aussi en réformes dont la mise en oeuvre fera l’objet de luttes épiques.
UNE RÉFORME FISCALE MAJEURE
Entre 1978 et 2018, la part du revenu national avant impôt détenue par le « top 1% » est passée de 7% à 19%, et le taux d’imposition moyen des 400 contribuables les plus riches est aujourd’hui plus faible que le taux moyen pour toute la population (28%). Le candidat démocrate veut mettre fin à cette aberration.
Le plan table sur 4000 milliards de recettes fiscales supplémentaires sur dixans, payées par les entreprises et les Américains les plus riches. S’il est intégralement mis en oeuvre, le revenu disponible des 1% de contribuables les plus fortunés diminuera de 14%.
Eté 2021. Alors que l’économie repart enfin et que le coronavirus s’éloigne dans le rétroviseur, une bombe explose à Washington : dans une décision sans appel, par six voix contre trois, la Cour suprême éviscère le droit à l’avortement. Du fameux cas « Roe vs Wade », il ne reste plus qu’un squelette, l’apparence d’un droit qui n’existe plus.
Dans les heures qui suivent, la Maison-Blanche annonce que Joe Biden s’adressera le soir même à la nation. D’un ton grave, il indique qu’il demande au Congrès de voter une loi légalisant l’avortement. Puis il passe la parole à sa viceprésidente. C’est elle qui pilotera toute l’affaire. Elle qui défendra le combat de sa vie.
Si elle est élue le 3 novembre avec Joe Biden, Kamala Harris brisera l’avantdernier plafond de verre limitant l’ascension des femmes politiques américaines. Et depuis sa nomination, les médias n’ont pas manqué de rappeler qu’elle serait la première femme et la première personne noire à occuper la vice-présidence des Etats-Unis. Pour elle, c’est presque une habitude : elle a été la première femme noire élue procureure du district de San Francisco (de 2004 à 2011), la première femme procureure générale de Californie (de 2011 à 2017) et la première IndoAméricaine élue au Sénat (en 2016).
Mais à trop s’intéresser à tous ces « first », on passe à côté de l’essentiel : le rôle que jouerait Harris aux côtés de Joe Biden. Depuis Al Gore, colistier de Bill Clinton, le job de vice-président a pris une importance considérable, parfois cruciale si l’on se souvient de l’influence de Dick Cheney dans la guerre d’Irak. Kamala Harris s’apprête à passer la surmultipliée, devenant une sorte d’alter ego, féminin et relativement jeune (56 ans), de Joe Biden. Elle l’a d’ailleurs carrément annoncé, le 14 septembre, évoquant une « administration
Harris, ensemble avec Joe Biden comme président des Etats-Unis – une administration Biden-Harris ». Cela n’avait en rien l’air d’un lapsus, et elle a d’ailleurs reparlé d’une « administration Harris-Biden » quelques jours plus tard.
Quelle sera sa marque ? Di cile à prévoir, si l’on s’en tient à son passé. Kamala est une politicienne prudente, une centriste comme Joe Biden. Mais c’est aussi une femme de conviction, qui pourrait bien surprendre. Ce ne serait pas la première fois. Son premier grand choix professionnel − celui de faire carrière « de l’autre côté », celui des procureurs −, n’a pas été facile à faire accepter dans la communauté noire, dont elle est issue par son père (elle est aussi d’origine indienne par sa mère) et à laquelle elle s’est très tôt identifiée. « Quand j’ai compris que je voulais travailler dans le bureau du procureur du district, que j’avais trouvé ma vocation, j’ai été impatiente de faire part de cette décision à mes amis et à ma famille. Et leur incrédulité ne m’a pas surprise. J’ai dû défendre mon choix comme si je défendais une thèse de doctorat », écrit-elle dans ses Mémoires.
DIFFICILE À ÉPINGLER
Du Harris tout craché : ambitieuse, prête à faire des choix non conformistes, mais se protégeant ensuite par une prudence calculatrice, que beaucoup jugent excessive. « Elle donne l’impression de ne pas croire à autre chose que ce qui peut lui être utile politiquement », analyse Michael Latner, professeur de science politique à la California Polytechnic State University. La gauche lui reproche d’avoir « capitulé », quand elle était procureure puis procureure générale (ministre de la Justice) de Californie, afin d’obtenir le soutien de partisans de « la loi et l’ordre ». La réalité est plus nuancée : « Par bien des aspects, elle était plus éclairée que beaucoup de procureurs de l’époque et même d’aujourd’hui,
se souvient Laurie Levenson, ancienne procureure fédérale et professeure à la Loyola Law School de Los Angeles. Elle s’est opposée à la peine de mort, même quand la victime d’un assassinat est un o cier de police, et n’a pas changé de position. A l’époque, c’était plutôt inhabituel. »
Kamala Harris est, tout simplement, une femme di cile à épingler. Caméléon ? Kaléidoscope, plutôt. Ses parents se sont rencontrés à l’université de Berkeley dans les années 1960 : lui, venu de Jamaïque et futur professeur d’économie ; elle, issue d’une famille brahmane du Tamil Nadu et bientôt chercheuse en cancérologie. Ellemême a épousé en 2014 un juif américain, puis est devenue protestante baptiste après avoir fréquenté un temple hindou dans son enfance.
Elle est prudente, oui, comme beaucoup de femmes ambitieuses qui savent ce qu’il en coûte de porter ses rêves de pouvoir en sautoir. Elle se garde sur ses flancs. Cela lui a été fatal pendant les primaires : personne n’arrivait vraiment à la situer. « Avec Harris, je n’étais jamais sûr de ce qu’était sa vision, écrit David Leonhardt, éditorialiste au
“New York Times”. Ses Mémoires au titre vague [“les Vérités qui sont les nôtres”, NDLR] et des slogans de campagne bizarrement plats, comme “La justice est sur le bulletin de vote”, illustraient le problème. »
UNE CHAMPIONNE FÉMINISTE
Des convictions, pourtant, elle en a. Alors qu’elle se retrouve aux portes du pouvoir suprême, ses combats passés resurgissent. Celui, par exemple, qu’elle a mené contre les géants de la santé et leurs pratiques anticoncurrentielles quand elle était procureure générale de Californie. Elle connaissait bien le secteur, du fait des activités de sa mère. Elle a arraché à l’industrie des dizaines de millions de dollars et réformé les pratiques les plus choquantes.
Sur l’avortement et les droits des femmes en la matière, elle n’a jamais dévié. Beaucoup se souviennent encore de sa question, en 2018, au juge Brett Kavanaugh, auditionné par le Sénat pour être confirmé à la Cour suprême : « Pouvez-vous me citer une loi donnant au gouvernement le pouvoir de prendre des décisions concernant le corps mâle ? »
Stupeur et bafouillement du juge. Après quelques hésitations, il lâche, penaud : « Je n’en ai aucune en tête à l’instant, madame la sénatrice. » Une question « extraordinairement méchante », commentera Donald Trump.
Kamala Harris a reçu la note maximale du groupe pro avortement Naral, elle est la « championne des droits en matière de reproduction » pour Planned Parenthood, organisation haïe des républicains. C’est Harris, en bonne partie, qui a poussé le catholique Biden à abandonner l’« amendement Hyde », un texte qui interdit toute utilisation de fonds fédéraux pour financer l’avortement, et qui, selon ses opposants, a empêché plus d’un million de femmes d’avorter.
Si le ticket Biden-Harris l’emporte, les droits des femmes seront certainement sur le dessus de la pile de dossiers que Biden lui confiera. Dans l’esprit de tous, elle sera là, certes, pour épauler le président le plus âgé de l’histoire du pays. Mais aussi pour préparer la suite, dans quatre ou (qui sait ?) huit ans. Harris présidente ? C’est possible. A condition de ne pas trop jouer perso.
La mauvaise nouvelle, c’est qu’à une heure près on a raté Rudy Giuliani. La bonne, c’est qu’à une heure près on a raté Rudy Giuliani. L’ex-maire de New York et consigliere de Donald Trump était venu ce samedi 10 octobre faire campagne sur le marché fermier de Stroudsburg, un petit bled au nord-est de la Pennsylvanie. Seulement voilà, il ne portait pas de masque, ni ceux qui l’accompagnaient. Or il a côtoyé Trump avant que celui-ci ne tombe malade. On n’est donc pas totalement désolé de l’avoir raté.
Mais impossible d’échapper aux autres. A quoi reconnaît-on un supporter de Trump dans les rues de Stroudsburg ? Il se promène sans masque. Même pas peur ! William Palmer, par exemple. Cet ex-homme d’a aires ne fait pas partie de l’équipe de campagne, c’est juste un super-fan qui vous tend une double page où un « expert Trump » (lui-même) a listé les « succès » de son héros. « Rien ne m’a surpris, concernant ces quatre années de Trump, il a réellement tenu ses promesses. Et j’adore son style. Quand il tweete, il communique avec moi. » On hésite… « Heu… Vous ne portez pas de masque ? » « C’est un choix personnel, chacun prend ses responsabilités. Mais pas de souci, j’ai été testé négatif il y a un mois. » Planqué derrière notre masque FFP2, on respire. Le plus doucement possible.
Ainsi va cette campagne folle, folle, folle, elle le sera jusqu’au bout et peut-être même au-delà. Rien, pas même l’état de santé du président, atteint du Covid, n’aura pu ramener un peu de raison dans les esprits. Et surtout pas dans cette Pennsylvanie que les deux camps se disputent avec acharnement. Trump avait raflé ce bastion démocrate par surprise en 2016, il est aujourd’hui au coeur de toutes les attentions. Du coup, les nerfs sont à vif. « J’avais installé des pancartes Biden sur ma pelouse, elles ont été volées, raconte Linda Schwartz, à la permanence de la députée démocrate locale.
J’ai attaché des hameçons, ils les ont enlevés. Alors j’ai mis une grande pancarte en hauteur, solidement attachée à mon fronton. »
Linda et sa voisine pro-Trump se disent toujours bonjour-bonsoir. Ailleurs, c’est plus sportif. Dans le comté voisin de Lackawanna, une copine nous montre une série d’échanges sur Facebook entre supporters de Biden. « Comment protéger les pancartes des voleurs ? – Ne verse surtout pas d’essence dessus, c’est une invitation à les faire cramer ! » ; « Laque pour cheveux et paillettes. Et nous avons attaché nos pancartes à la clôture, cela leur prendra plus de temps pour les enlever » ; « Je suggère une souscouche d’huile de lin recouverte de peinture-émail, que la souscouche d’huile empêchera de durcir. Le voleur s’en mettra plein sur lui, garanti. Perso, je choisirais une peinture orange fluo, on pourrait appeler la combinaison huile-peinture “l’autre cauchemar orange” » – allusion à « l’agent orange », l’un des surnoms de Trump en raison de son teint perpétuellement bronzé ; « Pourquoi pas de l’huile poivrée, le genre qu’on utilise pour empêcher les bébés de sucer leur pouce et de se bou er les crottes de nez ? »
On rigole, on rigole… jusqu’à ce que l’on rencontre Agnes Pietrunti, 60 ans, employée dans une maison de retraite. Elle avait opté pour Trump en 2016, cette année elle n’ira pas voter. « Trump, j’ai décroché au bout de deux ans. Je ne supporte plus ses mensonges, sa façon de dire “pas besoin de paniquer” à propos du virus. Comment peut-il dire cela alors qu’il a reçu tous ces médicaments de pointe ? Et qui ne lui ont rien coûté ! Moi, je dois payer 75 ou 100 dollars de ma poche quand j’en achète. Ma soeur ne les avait pas, ces médicaments, elle est morte il y a trois mois. » Elle pleure.
On en parle beaucoup dans les chaumières, de ce satané virus. Les pro-Trump cherchent à rationaliser : « Est-ce qu’on a agi à la perfection ? Non », reconnaît Chuck, vendeur sur le marché. Il a voté pour Trump et jure être encore indécis, à trois semaines de l’élection. Mais on sent que son coeur penche à droite. « En mars, on risquait de perdre 2,2 millions de vies, donc on peut dire que 215 000 morts, ce n’est pas si mal. Et puis citez-moi un chef d’Etat qui mettrait l’économie à l’arrêt en pleine année électorale. » Mais les critiques sont plus fréquentes que les excuses. « Les gens voient bien le contraste énorme entre les soins que Trump a reçus et ceux dont eux-mêmes bénéficient. Je crois qu’il perdra l’élection à cause du virus », confie Maureen Madden, membre démocrate de la Chambre des Représentants de Pennsylvanie.
S’il est battu, ce sera peut-être à cause d’électeurs comme Lenora Wilson, dont la maison borde la route 502. Cette chaleureuse retraitée reflète bien cette Amérique qui ne suit la politique que d’un oeil distrait. Elle n’a pas voté en 2016 mais cette année, dit-elle, « je voterai, c’est certain ». Elle se prétend indécise mais il ne faut pas la brancher sur Trump. « Je n’aime pas la façon dont il tweete à tout bout de champ. Il n’est pas comme Kennedy, Reagan ou Bush, eux étaient plus présidentiels. Je trouve Biden plus professionnel, plus intelligent politiquement parlant, il ne l’ouvre pas à tort et à travers. » Et, plus grave : « Il n’a pas traité le virus avec su samment de sérieux. »
A quelques mètres de là, son voisin, Jay, un camionneur tout aussi cordial, dit exactement le contraire. Lui roule pour Trump, il porte même un tee-shirt à sa gloire. « Je prendrais une balle pour lui. » Mais Jay est inquiet. « Je crois que les démocrates vont voler l’élection. J’ai racheté des munitions, au cas où il y aurait des émeutes. » Pour y participer ? Non, évidemment. « Mais cela pourrait tourner violent. Il suffit de quelques pommes pourries pour empoisonner les choses. »
Dans ce monde de brutes, tout n’est pas perdu. A Old Forge, dans la banlieue de Scranton, la ville natale de Joe Biden, on tombe sur une maison avec des pancartes pro-Trump et pro-Biden. Kenneth West Jr. est mécanicien dans l’armée et s’apprête à revoter Trump. Sa mère, Patricia, soutient Biden, suivant une tradition familiale démocrate remontant à plusieurs générations. Et le père, Kenneth ? « Dans la vie, on se trompe souvent, voter Trump a été ma plus grave erreur. J’avais gobé son histoire de businessman à succès. » Il ne supporte plus « ses mensonges constants, ses “je n’ai jamais dit ça” alors qu’il l’a dit devant les caméras, ou ses sorties sur le virus “qui aura disparu mercredi prochain”. Quel con ! » Kenneth n’aime pas particulièrement Biden, « ils sont tous pourris à Washington. Mais je voterai pour n’importe qui du moment que ce n’est pas Trump. Il est une honte pour le drapeau américain ! » Ils vous disent cela tranquillement, côte à côte, le père qui a retourné sa veste, la mère restée fidèle aux démocrates et le fils rallié à Trump. Ils sourient, ils s’aiment. L’Amérique n’est peut-être pas foutue.