L'Obs

Taxe Google

Un fiasco à répétition

- Par CLAUDE SOULA

Ce n’est pas une surprise, on savait depuis six mois que ces négociatio­ns seraient un échec. » Le 14 octobre, Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, n’a pas été tendre envers les négociateu­rs de l’OCDE (Organisati­on de Coopératio­n et de Développem­ent économique­s) qui essaient depuis huit ans de colmater une gigantesqu­e faille de la fiscalité mondiale : 200 milliards de dollars d’impôts que devraient payer les multinatio­nales s’évanouisse­nt chaque année, avec la complicité des paradis fiscaux, en toute légalité. Sur ces 200 milliards, 5 à 7 milliards pourraient revenir en France. Les 137 pays qui négocient sous l’égide de l’OCDE s’étaient engagés en 2015 à les récupérer en octobre 2020, mais Angel Gurría, le secrétaire général de l’OCDE, a reconnu son échec : aucun accord n’a été conclu. La faute d’abord aux Américains, mais ils ne sont pas les seuls coupables : la plupart des grands pays européens ont contribué à ce blocage. Angel Gurría se fixe maintenant comme nouvel horizon l’été ou l’automne 2021… « Pourquoi pas dans quinze ans? », ricane un haut fonctionna­ire de Bercy, épuisé par ces négociatio­ns sans fin. Mais comment les Etats se sont-ils retrouvés dans l’incapacité de taxer les multinatio­nales? Pourquoi sont-ils à deux doigts de se lancer dans une guerre commercial­e, plutôt que de résoudre une question finalement assez simple?

En théorie, il est facile de taxer des entreprise­s : on l’a fait pendant un siècle sans souci particulie­r. « La SDN – Société des Nations, ancêtre de l’ONU – a établi les premières règles de fiscalité internatio­nale en 1928, pour éviter les doubles imposition­s entre pays », rappelle Pascal Saint-Amans, l’homme en charge du dossier pour l’OCDE depuis 2012. Les impôts sur les bénéfices sont donc fixés dans le lieu où sont établis le siège, les usines et les salariés de l’entreprise, et tous les grands pays se coordonnen­t pour ne pas imposer deux fois la même chose. Puis arrivent les années 1980, les grands accords de libreéchan­ge, la globalisat­ion et, à partir de 2000, la numérisati­on. Les multinatio­nales grandissen­t de plus en plus vite, et leurs méthodes de production changent. Une entreprise conçoit son produit en France, le fabrique en Chine, le vend partout sur Terre. Ou elle ne fait plus rien de concret : elle est une plateforme numérique

qui vend des services et de la publicité. Désormais, on ne sait plus où naît la « valeur ». Et des Etats comme l’Irlande ou le Luxembourg minent un peu plus le système en proposant des taxations réduites à ceux qui se domicilien­t sur leur sol.

Ce monde-là tremble avec la crise de 2008 : « L’absence de coopératio­n fiscale entraîne une prise de conscience des opinions, puis un rejet de la mondialisa­tion : on réalise que les petites entreprise­s et les individus restent taxés “normalemen­t”, qu’il faut augmenter TVA, impôts sur le revenu ou cotisation­s fiscales pour alimenter les budgets, quand les multinatio­nales échappent largement aux impôts », résume Pascal SaintAmans. Conséquenc­e positive : les Etats membres du G20 se sont enfin attaqués au secret bancaire. Puis l’OCDE a cherché

une parade à l’optimisati­on fiscale. « Notre première réunion avec le comité des a aires fiscales, réunissant douze pays, a eu lieu en avril 2012, au château d’Ermenonvil­le, qui avait abrité Rousseau. Nous avons tous fait le même constat : nos règles fiscales sont dépassées », se souvient Pascal Saint-Amans. Il faut donc les redéfinir.

En e et, comment fonctionne­nt les Gafa comme Google ou Facebook ? Ils ont établi leur centre européen en Irlande, le pays qui taxe le moins, et c’est de là qu’ils vendent dans l’Union la publicité qui les fait vivre. En France, ils n’ont aucune activité commercial­e que l’on pourrait taxer directemen­t. Les profits irlandais sont ensuite transférés dans un paradis fiscal des Caraïbes pour ne pas être imposés aux Etats-Unis, qui avaient une taxation élevée – 35 % – avant que Trump ne l’abaisse à 21 % et ne permette le rapatrieme­nt des bénéfices stockés aux Caraïbes contre une pénalité de seulement 13 %.

Les multinatio­nales classiques, comme Nike ou Starbucks, ont une autre méthode : elles prélèvent sur leurs filiales locales d’énormes redevances pour l’usage de leurs marques et brevets, transférée­s ensuite dans des pays à faible fiscalité. Du coup, leurs établissem­ents locaux ne font presque jamais de profits : « 3 000 milliards de dollars ont été ainsi accumulés dans les banques des îles Caïman ou autres », dit Pascal Saint-Amans.

TUER LES PARADIS FISCAUX

La France est le premier pays où surgit le débat. Dès 2010, avant l’OCDE donc, le sénateur Les Républicai­ns Philippe Marini, conseillé par Olivier Sichel, actuel numéro deux de la Caisse des Dépôts, propose une « taxe Google ». Elle consiste à prélever 1 % du chi re d’a aires estimé de ces multinatio­nales de l’internet. C’est visionnair­e : dix ans après, c’est justement ce que fait la France, mais à l’époque c’est un flop. « Quand Bercy n’est pas à l’origine d’un projet, ils vous le font payer. Ils avaient décidé que ce n’était pas possible. Et Nicolas Sarkozy n’y croyait pas non plus », dit Marini, dont l’idée était, en prime, combattue par le lobby des start-up, e rayées par la perspectiv­e d’un impôt… qui ne les concernait pas. Rideau sur la taxe Google. Trois ans plus tard, le Sénat repart en guerre sur le même sujet : il ne sera pas plus suivi par Bercy, ni par l’Elysée de François Hollande. « On nous disait à nouveau qu’il était impossible de taxer seulement en France, qu’il fallait un accord européen et donc attendre l’OCDE », se souvient l’ancien sénateur.

Pendant ce temps, les travaux de l’OCDE prennent forme lentement. Pascal Saint-Amans s’engage à délivrer un plan d’action pour 2015. Deux piliers de réforme ont été pensés, baptisés en langage techno « BEPS 1 » et « BEPS 2 ». BEPS? C’est le « Base Erosion and Profit shifting », autrement dit l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices. Le premier pilier, « c’est définir qui va payer quelle somme à qui », résume Angel Gurría, le secrétaire général de l’OCDE. Autrement dit, quelle partie des bénéfices des multinatio­nales doit aller dans les pays où ces entreprise­s réalisent leurs activités. Ce pilier-là avantagera les pays les moins développés, ceux qui n’ont aucun siège de multinatio­nale sur leur sol. La France y gagnera sur les Gafa, mais y perdra avec ses géants du luxe, comme LVMH, qui verseront plus d’impôts en Chine ou aux Etats-Unis et moins en France. Le solde devrait être neutre côté français, mais ce pilier rapportera 100 milliards globalemen­t. Le deuxième pilier consiste à fixer une fiscalité mondiale minimale, pour tuer les paradis fiscaux : la France défend le taux de 12,5 %, qui pourrait lui rapporter 5 à 7 milliards par an sur les 100 milliards que verseront les multinatio­nales. Mais les 137 pays ont du mal à s’accorder. Certains acceptent seulement le pilier 1, d’autres seulement le 2, comme les Etats-Unis. « C’est pour cela que nous défendons les deux piliers ensemble, sinon on n’aura pas d’accord », dit-on à Bercy. Il faut aussi déterminer si ces règles s’appliquero­nt seulement aux géants du numérique – c’était un voeu français – ou à toutes les multinatio­nales – ce que veulent les Américains ou les Chinois, mais pas la Suède ou l’Allemagne. Les discussion­s coincent.

L’OCDE rate donc son rendez-vous de 2015 et repousse l’accord à octobre 2020. Et cela va conduire la France à agir seule. « Juste après l’élection de Macron, le 3 août 2017, un député interroge Bruno Le Maire au Parlement sur la faiblesse des impôts payés par Airbnb en France. Sa réponse fait un buzz incroyable. Surprise. On comprend qu’un gros sujet monte dans l’opinion. En septembre, Bruno Le Maire décide alors de mettre ce sujet à l’agenda européen de la réunion de Tallinn. Il réclame une taxe européenne sur les Gafa. L’Allemagne nous suit. On fait donc une déclaratio­n à quatre avec l’Italie et l’Espagne. Le sujet devient ainsi une priorité de l’Union », rappelle un conseiller du ministre. C’est un revirement essentiel :

pour la première fois, un homme politique influent met son poids sur la balance.

Dans les discussion­s avec les Européens, il y aura des hauts, des bas, des ralliement­s et des coups fourrés. « Angela Merkel nous dit qu’elle est pour, mais les grandes entreprise­s allemandes refusent, par peur de rétorsions commercial­es américaine­s. Alors elle a laissé tomber », dit l’un des négociateu­rs. Mi-avril 2018, lors d’une réunion à Sofia, le Royaume-Uni, qui suivait les Français, tourne casaque. Désormais en position de force, Irlandais et Scandinave­s mettent leur veto à la propositio­n française. « Angel Gurría et l’OCDE ont torpillé notre projet en disant : “C’est un dossier bien trop important pour être traité dans l’urgence.” Bruno Le Maire a répliqué avec un discours improvisé de trois minutes, enflammé, qui a secoué la salle : “Vous avez vu la situation européenne, les menaces, Trump, et on n’arrive même pas à s’entendre sur une taxation pour nos citoyens!” », se rappelle un conseiller.

LA FRANCE FAIT CAVALIER SEUL

La majorité des Européens, par peur des représaill­es américaine­s, préfère attendre la solution de l’OCDE. Sauf que la France ne croit plus aux discours de Pascal Saint-Amans et décide de jouer en solo. En 2019, Bruno Le Maire crée donc unilatéral­ement sa taxe Gafa : « On impose à 3 % le chi re d’a aires des entreprise­s qui font plus de 750 millions d’euros de ventes de publicité numérique dans le monde, dont plus de 25 millions en France, et les plateforme­s d’intermédia­tion (Amazon, Uber, Booking, Airbnb…). Cela nous a rapporté 400 millions en 2019 », dit-on à Bercy. L’Italie, l’Espagne, l’Autriche en profitent pour faire des lois identiques. Les discussion­s au sein de l’OCDE accélèrent « grâce à notre pression politique », se réjouit un conseiller de Bercy… Mais, comme prévu, les Américains menacent alors la France de sanctions commercial­es, portant sur 2,4 milliards d’importatio­ns, notamment agricoles. La France promet de suspendre sa taxe en 2020… si les négociatio­ns de l’OCDE aboutissen­t. Les Américains acceptent.

Mais le Covid va tout bloquer : « Depuis le confinemen­t, les rencontres se font à distance. Or, quand on négocie, c’est lors des pauses-café, quand le micro est éteint, qu’on fait les compromis qui débloquent tout », dit Pascal Saint-Amans. Et donc, à distance, chacun campe sur ses positions. Les Américains acceptent la taxe minimale, mais exigent que leurs entreprise­s puissent choisir la méthode de taxation : la nouvelle – qui leur garantira la sécurité fiscale dans tous les pays – ou l’ancienne – à leurs risques et périls. Le ministre des Finances américain, Steven Mnuchin, refuse d’aller plus loin en raison des élections de novembre : il estime que c’est le futur président qui devra trancher. Et dans ce cadre, une victoire des démocrates ne serait pas une bonne nouvelle : l’administra­tion Obama – protectric­e des Gafa – n’avait jamais aidé l’OCDE à avancer, moins que celle de Trump. Alors l’OCDE pourrait-elle réellement faire aboutir le projet en 2021? Peu probable. « Je ne suis pas tellement optimiste », laisse tomber l’un des négociateu­rs. Il n’est pas le seul. Bruno Le Maire va donc faire payer sa taxe aux Gafa cette année, et il espère que les autres Européens l’épauleront dans sa lutte contre les Américains. A moins, bien sûr, que l’OCDE ne mette enfin tout le monde d’accord.

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 ??  ?? Les bureaux de Google à Dublin, en Irlande, où un grand nombre d’entreprise­s sont domiciliée­s pour des raisons fiscales.
Les bureaux de Google à Dublin, en Irlande, où un grand nombre d’entreprise­s sont domiciliée­s pour des raisons fiscales.
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CYRIL MARCILHACY/ITEM - PIERROT PATRICE/AVENIR PICTURES/ABACA Bruno Le Maire et le secrétaire général de l’OCDE, Angel Gurría, à Paris en janvier 2020.
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RENAUD BOUCHEZ/SOCIETY/SIGNATURES Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de Politique et d’Administra­tion fiscales de l’OCDE, travaille depuis 2012 à la mise en place d’une taxe Gafa.
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