L'Obs

Libre comme Rushdie

- PAR GRÉGOIRE LEMÉNAGER DIRECTEUR ADJOINT DE LA RÉDACTION

Longtemps, Salman Rushdie a vécu la mort aux trousses, une épée de Damoclès au-dessus du crâne. Il s’est caché comme un agent secret traqué, il ne pouvait aller nulle part sans protection policière, des compagnies aériennes refusaient de l’admettre comme passager. « J’étais devenu le personnage d’un mauvais roman d’espionnage, alors que je n’aime pas les romans d’espionnage », résumait-il en brandissan­t sa meilleure arme, l’humour, dans « le Nouvel Observateu­r » en 2012. Le grand romancier d’origine indienne semblait alors, enfin, parler au passé de cette infâme fatwa qui avait percuté son existence un jour de Saint-Valentin, le 14 février 1989. Une malédictio­n scandaleus­e, qui paraissait avoir surgi du fond des âges pour transforme­r un brillant conteur de 41 ans en cible humaine à perpétuité. Un ignoble appel au meurtre perpétré par l’Iran, assorti par l’ayatollah Khomeini d’une mise à prix de 3 millions de dollars, qui a fait depuis de nombreuses victimes parmi lesquelles le traducteur japonais de Rushdie, poignardé à mort en 1991, mais aussi les 37 malheureux qui ont brûlé dans un incendie visant son traducteur turc en 1993. Une condamnati­on d’une férocité absurde, prononcée et applaudie par des gens qui n’avaient même pas lu ses « Versets sataniques » – un roman – tandis que diverses personnali­tés, du prince Charles d’Angleterre à notre Jacques Chirac national en passant par des confrères comme John le Carré ou Roald Dahl, le soupçonnai­ent d’avoir fait de la provocatio­n pour vendre son livre.

Et puis le 12 août 2022, alors que la menace était devenue plus lointaine avec le temps, la mort a foncé sur Rushdie. L’auteur des « Enfants de minuit » et du « Dernier Soupir du Maure » causait dans l’Etat de New York. L’épée de Damoclès a pris la forme d’un couteau pour s’abattre sur lui, quinze blessures en vingt-sept secondes, jusqu’à ce qu’on neutralise son « aspirant assassin » qu’il appelle aussi « l’Imbécile ». Affreux épisode d’une « histoire de la violence radicale religieuse » qui, nous le savons à présent, avait commencé longtemps avant le 11-Septembre, les attentats contre « Charlie Hebdo », le Bataclan, les assassinat­s de Samuel Paty et Dominique Bernard, mais qui est bien la même histoire que celle de ces atrocités-là. Une histoire qui nous concerne tous, depuis la fatwa de 1989. Une histoire dans laquelle nous sommes tous, désormais, un peu Salman Rushdie.

Cet affreux épisode, Rushdie a trouvé la force de l’écrire lui-même dans « le Couteau », livre magistral qui sort cette semaine dans le monde entier et dont nous publions de larges extraits en exclusivit­é dans notre dossier de couverture. Après le « mauvais roman d’espionnage » où l’homme a été contraint de vivre, c’est un récit que le romancier aurait « préféré ne pas devoir écrire ». Pour mille raisons, mais aussi pour celle-ci : « Le plus terrible dans cette attaque, c’est qu’elle a fait de moi la personne que j’ai essayé de toutes mes forces de ne pas être. Pendant plus de trente ans, j’ai refusé de me laisser définir par la fatwa et j’ai insisté pour que l’on me considère comme l’auteur de mes livres, cinq avant la fatwa et seize après. Je venais tout juste d’y arriver. »

A la lecture, il est pourtant évident que « le Couteau » est un récit à la fois très personnel et absolument universel. Et que, s’il a perdu en août 2022 son oeil droit et l’usage de sa main gauche, Rushdie a gardé intactes sa science de conteur, son intelligen­ce foudroyant­e, sa volonté obstinée de « répondre à la violence par l’art », et même assez d’humour pour assumer d’être « une sorte de poupée Barbie vertueuse amoureuse de la liberté ». A nous d’en être dignes, dans une époque où la liberté d’expression, qu’elle soit contestée ou instrument­alisée par toutes sortes de régression­s identitair­es, est devenue « un terrain miné ». Car comme l’écrit parfaiteme­nt dans nos pages son amie Leïla Slimani, « Salman Rushdie a payé très cher son refus d’être enfermé dans un ghetto, de faire de ses livres l’expression de son origine, et son geste continue de nous obliger ».

Dans cette terrible histoire, nous sommes tous, désormais, un peu Salman Rushdie.

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