Cioran en toutes lettres
CORRESPONDANCE Manie épistolaire, lettres choisies 1930-1991, par Cioran, traduction et présentation de Nicolas Cavaillès, Gallimard, 320 p., 21 euros.
Même « choisies », parmi les milliers qu’il a écrites, ces 160 lettres disent tout de Cioran (1911-1995). Il avait d’ailleurs pris soin de prévenir ses lecteurs : « Cherchez la vérité sur un auteur plutôt dans sa correspondance que dans son oeuvre. L’oeuvre est le plus souvent un masque. » De la première lettre, écrite à Bucarest en 1930, à la dernière, envoyée de Paris en 1990, l’auteur de « Syllogismes de l’amertume » s’y montre en effet démasqué. Il ne cache pas, lorsqu’il séjourne à Berlin de 1933 à 1935, sa fascination pour la Garde de Fer roumaine et le national-socialisme hitlérien. Et, dès son arrivée en France à l’âge de 26 ans, il n’aura de cesse de dénoncer la « déliquescence occidentale », incarnée selon lui par Jean-Paul Sartre, et les vices français : le « tembelism » (en roumain, l’apathie), la « suralimentation » et le bien-être, « qui crée plus de maux que la misère ». Il faut lire cette passionnante correspondance comme l’autoportrait tourmenté d’un moraliste pétri de contradictions. Il n’aspire à rien, mais veut tout (« La seule chose qui me fasse tenir, écrit-il à 20 ans, c’est une ambition comme j’en ai rencontré chez peu de gens »). Il ne croit pas en Dieu, sauf lorsqu’il « pousse l’orgueil jusqu’à (s)’identifier à lui ». Il ne se déteste pas, mais promet de mettre fin à ses jours : « Mon raisonnement est simple : quand ça n’ira plus, je me tire une balle. Ce calcul n’a pas été bête, car il m’a permis de persévérer dans l’être sans la terreur de l’avenir. » Il est à la fois paresseux et industrieux. Il jure avoir rompu avec le milieu littéraire – « rien que de voir un écrivain j’ai envie de vomir » –, mais reçoit et sort beaucoup. Il se dit inapte au bonheur – « un sentiment asthénique de la vie m’empêche de me réjouir de quoi que ce soit, et me torture et me détruit » –, mais voyage heureux en Espagne, en Provence, à Venise, et tombe follement amoureux sur le tard d’une jeune Allemande. Et il regrette souvent d’avoir abandonné son « expressive » langue natale, mais écrit dans un français admirable. Même son nihilisme est lumineux.